Madres Paralelas
Pedro Almodóvar
Pedro Almodóvar, 2021. Critique du père Denis Dupont-Fauville.
Tout sur nos pères ?
Ce nouvel opus d’Almodóvar multiplie les fondus au noir. L’obscurité ne fait pas que relier les scènes, mais constitue le milieu duquel elles émergent. Noir funèbre, parfois apaisant, toujours tragique. Noir dont joue avec une habileté consommée le génial coloriste mais aussi le moraliste profond, inquiet, qu’Almodóvar se révèle être toujours davantage. Pour camper ici la tragédie de la maternité ou, pour mieux dire, la quête de plus en plus difficile, l’exigence sans cesse plus littéralement vitale et l’impossibilité croissante de mettre des enfants au monde [1].
Au commencement surgit la vie, toujours imprévue, que l’enfant soit désiré ou non. La vie qu’on tente d’enfermer dans les procédures de l’accouchement moderne ; qui fait souffrir celle qui la donne et la comble pourtant au-delà de l’imaginable. Les premières scènes racontent cela avec une économie de moyens stupéfiante, où deux mères livrées à elles-mêmes, l’une mûre et l’autre adolescente, se rencontrent au seuil de la naissance.
Une fois de plus, chez Almodóvar, les pères ont disparu. Haïssables ou sympathiques, ils ont fui. Restent les femmes, sans autre à qui faire confiance ou parfois incapables de s’intéresser à un autre, fût-il leur enfant. Entre le surgissement de la vie et l’omniprésence de la mort, le réalisateur trace ses arabesques coutumières, contemplant ses personnages sans les juger, entrelaçant la grande et la petite histoire, s’amusant à résoudre en quelques minutes des enjeux qu’on croirait considérables, pour nous fournir une sorte de version féminine de Dolor y Gloria [2].
Il n’y a pourtant pas répétition, mais approfondissement. Quitte à schématiser, nous pourrions dire qu’après les films montrant un monde désorienté [3] puis ceux s’interrogeant sur nos évolutions possibles [4], Madres Paralelas pose la question des origines [5]. Parentalités interchangeables, duplicité ou indifférence des proches, proximités plus ou moins virtuelles ne renvoient pas seulement à une absence de critères moraux favorisée par les bouleversements technologiques, mais se révèlent issues de l’œuvre de mort des générations antérieures, d’autant plus prégnante qu’elle est tue.
Du stupéfiant dernier plan, quasi perpendiculaire aux mouvements et aux thématiques du film, deux leçons au moins se dégagent. Tous issus d’une histoire tragique, nous devons combattre à la fois l’oubli et le ressentiment. Surtout, quiconque veut voir découvre que la vie, la nôtre et celle des autres, ne pourra continuer qu’au prix d’une résurrection.
Denis DUPONT-FAUVILLE
21 novembre 2021
[1] Pas seulement parce que le sein maternel peut abriter un enfant ou un cancer, mais parce que toute mère suppose un partenaire.
[2] Y compris dans la dimension homosexuelle, traitée avec complexité, d’un film évidemment destiné à des adultes.
[3] Pratiquement toute son œuvre jusqu’à Tout sur ma mère (1999), même si diverses thématiques s’entremêlent.
[4] De Tout sur ma mère, qui opère une sorte de transition, à Julieta (2016).
[5] Bien sûr, La mala educación (2004) puis Volver (2006) interrogeaient déjà douloureusement le passé, dans un cas pour le dénoncer et dans l’autre pour le magnifier. Ici, nous sommes sur le versant de l’interrogation tragique : le passé conte une histoire de mort, qui nous a pourtant transmis la vie. Paradoxalement, le réalisateur n’accepte de le traiter qu’à mesure que son œuvre approche de son terme. En ce sens, Dolor y Gloria (2019) apparaissait déjà comme un premier film « testamentaire ». La thématique de l’identité, chez notre auteur, ne renvoie pas à l’exclusion de l’autre mais à l’intégration de l’indicible, ou encore à l’assomption de la perte.