Mange tes morts – Tu ne diras point
Jean-Charles Hue
Jean-Charles Hue, 2014. Critique du père Denis Dupont-Fauville.
Dès la première séquence, deux adolescents fonçant sur une moto dans les sillons d’un champ de Picardie, le passager (plus frêle que le pilote) brandissant une longue carabine, nous pressentons que ce que nous allons regarder ne ressemble à rien de connu. En tout cas, à rien de connu de nous. Même si…
Jean-Charles Hue, le réalisateur, a tourné ce film dans la communauté yéniche, des nomades aussi blonds que les gitans sont bruns ; ignorés de la plupart, ils occupent pourtant l’espace de ces grands champs de France, y élevant leurs familles et vivant de petits trafics. Leur langue est un mélange de patois du Nord et de mots romanis. Un groupe qui vit sur lui-même, mais dont la vie pourtant témoigne d’influences multiples dont il fait la synthèse à sa manière.
L’action est ramassée dans le temps et l’espace. Fred, un colosse trentenaire, revient dans le clan après 15 ans de prison à la suite d’un braquage qui a mal tourné ; il ne désire pas tant régler ses comptes que reprendre la course effrénée qui était la sienne adolescent, alors même que la région a changé, que le clan s’est étoffé et que son énergie n’est plus la même. Il regroupe autour de lui, malgré les défiances et les non-dits, son frère Mickaël, encore dans la force de la jeunesse, leur demi-frère Jason, adolescent « bâtard » qui aspire au baptême, et son cousin Moïse, qui a déjà choisi le mariage et une attitude de vie religieuse, responsable.
Ensemble, ils partent en virée dans une Alpina improbable, pour « chouraver » une cargaison de cuivre, mais aussi, comme il apparaît progressivement, pour initier les jeunes aux réalités de la vie, qu’il s’agisse des moyens d’échapper à la police (aux « schmidts »), de rencontrer des filles ou de retrouver des amis. Cette équipée sauvage va virer au tragique, avec la mort d’un vigile ami de Jason, la blessure de Mickaël et le désespoir croissant de Fred. Entre road movie et western, documentaire social et polar, le récit n’est pourtant pas pessimiste. Alternant les scènes de nuit et les éclairages surexposés, les courses et les plans fixes, il nous ballotte entre les désirs des personnages et les coups du sort qui leur adviennent, entre leurs antagonismes et leur complicité, entre les affrontements avec les « gadjos » (extérieurs au clan) et des moments de fraternisation bouleversants. Aucun sentimentalisme, mais une envie de vivre, de se battre, de se laisser griser et de trouver un sens.
Cette course folle se révèle très soigneusement composée. Entre la scène initiale de course sans autre motif que le plaisir de la course et la scène finale du baptême du jeune Jason, qui entre dans la vie chrétienne après avoir trahi son meilleur ami, volé ses frères, menti à tous et cherché la vérité, plusieurs séquences marquent autant d’étapes, la plus fondamentale et la plus forte étant sans doute celle où Fred engage le dialogue avec les policiers et offre sa vie pour épargner ses frères. Entre le frère qui dit sa vérité et court vers une forme de suicide et celui qui se retrouve prisonnier du mensonge tout en voulant entrer dans une vie nouvelle, tout un chemin se découvre peu à peu, violemment, où les femmes assurent une stabilité inaccessible aux hommes par leurs propres moyens et où ces hommes s’efforcent de maîtriser des codes qui vont les emporter bien au-delà d’eux-mêmes.
Si cette œuvre est donc dépaysante tant par le cadre où elle nous entraîne que par son style proprement inclassable, elle est pourtant porteuse de problématiques qui nous rejoignent souvent de façon intime. Nous entrons dans le rythme des personnages, percevons leurs questions et leurs pudeurs. Leur langage lui-même, si particulier et souvent si cru, exprime des nuances que bien des films en chambre ne sauraient rendre [1].
« Mange tes morts » est dans ce milieu l’insulte suprême, adressée à celui dont la conduite est si lamentable qu’elle ne lui permet plus de reconnaître ses ancêtres. Où sont les vraies racines de ceux qui sont exposés à l’aventure de la vie, comment trouver un sens quand on veut vivre en marge, l’omniprésence de la mort permet-elle un passage vers la justice, autant de questions essentielles auquel cet opus inclassable, prix Jean Vigo 2014, répond à sa manière. Loin des idées toutes faites ou des facilités grand public, une tranche de vie exigeante mais riche d’humanité.
Denis DUPONT-FAUVILLE
25 septembre 2014
[1] À cet égard, on regrettera l’usage systématique des sous-titres : s’ils sont parfois utiles pour la compréhension, ils freinent la plongée dans le rythme même des personnages.