Ne touchez pas la Hache
Jacques Rivette
C’est un bonheur de découvrir une nouvelle œuvre. Ne touchez pas la hache en est une. Son réalisateur, Jacques Rivette, en a écrit le scénario avec Pascal Bonitzer et Christine Laurent d’après la nouvelle de Balzac : La duchesse de Langeais. Critique de Louis Corpechot.
Ils ont choisis, dès le commencement de leur travail, de rester fidèle et à la lettre, et à l’esprit du texte original. Ils ont donc conservé le contexte historique de la Restauration, admirablement reconstitué, ainsi que la complexité des personnages, dont l’interprétation a été confiée à Jeanne Balibar et Guillaume Depardieu.
Nous n’avons pas lu la nouvelle de Balzac, mais en attendant d’avoir le temps de la lire en entier, nous l’avons parcouru, pour retrouver, en confrontant les deux œuvres, le processus de création des deux auteurs. L’un des choix les plus évidents du réalisateur, pour restituer le temps de la narration balzacienne, est l’emploi de cartons. Ceux-ci comportent des indications temporelles telles que « une heure plus tard » ou bien des connecteurs logiques qui lient les scènes entre elles. L’émerveillement causé par ce procédé vient de ce que le film montre qu’il est capable de se nourrir du texte lui-même, de le transformer en une véritable image.
Cette capacité est montrée pleinement par un carton qui contient la citation suivante : « Elle pleura quand elle atteignit le boulevard d’Enfer. Là, pour la dernière fois, elle regarda Paris fumeux, bruyant, couvert de la rouge atmosphère produite par ses lumières. »
Rivette arrive ainsi à filmer Balzac comme on filme un arbre : il le donne à contempler.
Un autre aspect extraordinaire de ce film est la peinture des sentiments. C’est toujours un agréable surprise de voir à l’écran des personnages qui contiennent en eux ce qui existe réellement en l’homme d’élevé et de bas. Le film, comme certainement le livre, est un précis de morale, qu’il faut cependant prendre la peine d’étudier « en profondeur ». Et cette peinture de la relation entre l’homme et la femme est si détaillée qu’il faudra certainement la voir plusieurs fois pour comprendre toutes les subtilités qui lient l’égoïsme et le désir de domination, ou le don de soi et l’amour de l’absolu.
Au lieu d’élaguation, Rivette dit avoir procédé à un travail de « compression » du texte. Mais ce genre d’opération aurait engendré une impression de surcharge, que le film ne donne pas.
La plus grande part de la connaissance de l’humanité que contient le film vient du livre. La question est alors de savoir ce qui est absolument nouveau dans l’œuvre de Rivette. Il nous semble que l’adaptation a en fait procédé à une « intériorisation ». Là où Balzac décrivait objectivement les sentiments et les motivations de ses personnages, Rivette nous les laisse deviner, nous les suggère par la mise en scène : il révèle le vertige de la peur en dévoilant la profondeur de champ par un mouvement de caméra chorégraphique, il dit la force par le martèlement de la jambe raide du marquis infirme.
De ce point de vue, le plus grand mérite revient aux comédiens, qui par une attitude, un geste, un mouvement infime du visage, nous font parvenir jusqu’au secret de leur cœur, tel ce guide mystérieux qui guida le marquis jusqu’au centre de l’Afrique.
Louis Corpechot