Père Jean Battifol, prêtre de Paris, martyr en haine de la foi
Fils de l’historien Louis Battifol, neveu de Mgr Pierre Battifol, historien lui aussi, Jean naît le 10 avril 1907 à Paris. Étudiants, lui et son frère Henri se donnent aux Équipes sociales à Reuilly [4], aux Conférences de Saint-Vincent-de-Paul à Saint-Gervais [5], paroisse proche de la bibliothèque de l’Arsenal dont leur père est administrateur. Licencié en droit et en histoire, Jean enseigne au lycée français de Coblence durant son service militaire en Allemagne. « Grand clerc » chez les bénédictines de la rue Monsieur, jeune agrégé, il entre, en octobre 1933, au Séminaire des Carmes où il est ordonné prêtre le samedi saint 16 avril 1938. Nommé à Saint-Étienne-du-Mont, il prépare sa thèse sur saint Hilaire, tout en animant un petit groupe de normaliens.
En septembre 1939, il rejoint le 26e régiment d’artillerie. Officier, il est fait prisonnier dans les Vosges le 22 juin 1940 et, à la mi-octobre, envoyé à l’Oflag [6] XVIII à Lienz (Autriche) où il poursuit une activité intellectuelle, tout en se préoccupant des besoins spirituels de ses compagnons.
Et de fait, Jean parle du :
« “chapelet tous les soirs, ce mois-ci”, de “notre Toussaint, très fervente”, du “deuxième Noël de prisonniers, avec beaucoup de ferveur, beaucoup de communions”, mais il a tout de même une inquiétude : “Oui, c’est beau, notre Semaine sainte, mais hélas, songez-vous aux milliers de kommandos [7] où les hommes sont sans prêtre depuis près de deux ans ! C’est navrant…” [8] »
Et c’est alors qu’à l’occasion d’une hospitalisation à Graz (Autriche), il change d’orientation :
« J’ai quitté l’oflag en juillet [19]43, pour devenir aumônier des hôpitaux de Graz en Autriche. Ce n’est pas que je fusse inoccupé à l’oflag, mais nous étions encore 15 prêtres sur 900 officiers, alors que les 20 000 hommes du stalag [9] étaient terriblement dépourvus de secours. C’est cette considération qui m’a décidé à accepter l’occasion unique et qui ne s’offrait qu’à moi, de partir. Je ne fais pas du tout de travail intellectuel proprement dit, mais vraiment je puis bien offrir un an de chômage – de ce point de vue – à nos pauvres camarades si délaissés […] Je n’oublie pas pour cela saint Hilaire. Mais lui, peut bien attendre. »
De Graz, il rayonne dans les kommandos environnants, célèbre la messe dans une auberge pour des gens qui n’ont pas vu un prêtre depuis deux ans, et bientôt lui incombe l’aumônerie générale de tout le stalag XVIII A dont les kommandos constituent « une paroisse de 10 prêtres et 20 000 âmes » sur bien des km².
« C’est la vraie vie de missionnaire avec ses fatigues, ses surprises, ses joies aussi, et elles ne manquent pas. Je n’avais pas connu, depuis des années, un pareil épanouissement de ma vie sacerdotale. Je ne cesse de relever les âmes, de guérir, d’exhorter, d’appeler. Beaucoup d’insensibles, mais beaucoup d’affamés aussi, qui retrouvent la grâce. Priez pour nous !… » [10]
Et il mentionne baptêmes, premières communions, confirmations. Avec le médecin-chef du stalag, constatant leur désarroi, il étend son action aux « travailleurs civils » de Carinthie (Autriche) ce que les nazis ne tolèrent pas et qui fait l’objet de persécutions comme le demande l’Ordonnance de Kaltenbrunner.
Les dernières lettres de Jean laissent entendre que son ministère étant de plus en plus bridé et épié, il risque beaucoup. Le docteur Petchot-Bacqué [11], interné, et médecin-chef du camp de Wolfsberg [12], atteste que le représentant des « travailleurs civils » français, « venu lui confier ses angoisses », dénonça Jean à la Gestapo. Bien que blessé le 18 décembre 1944 dans un bombardement américain du camp de Wolfsberg qui fit 46 morts, dont 18 Français, il fut arrêté, interrogé par la Gestapo à la prison de Graz et dirigé sur le camp de concentration de Mauthausen (Autriche) où, malade, il est envoyé au Krankenlager [13] et devient, par conséquent, aumônier clandestin du Revier.
« Là, dit le docteur Petchot-Bacqué, (…) il continue son œuvre de prêtre, et au Block I, il regroupe autour de lui les jeunes Français dans la désespérance ; il se sacrifie, offre sa part de soupe, passe des jours sans manger et ramène à la foi des incrédules par son attitude, sa parole persuasive. Guéri, il est nommé infirmier. Là, il va se hausser encore. Malgré la défense qui lui est faite, il continue son sacerdoce. De jour comme de nuit, il se porte près des grands malades, les écoute, les encourage, les confesse, les assiste à leurs derniers moments. » [14]
Au dire du docteur Chanel [15], médecin interné à Mauthausen, il semble qu’il ait pu assister Jean Tinturier dans ses derniers moments ; durant les mois de mars et avril, il ne cessa d’aider les mourants (à la fin, dira le docteur Peissel [16], interné lui aussi, il en mourait plus de 300 par jour, de toutes nationalités). En tout cas, se faufilant, – au péril de sa propre vie puisqu’il était interdit de quitter son block et encore plus de faire quelque ministère que ce soit, jusqu’au block des contagieux, il accompagna au moment de sa mort l’abbé Armand Vallée [17], de Saint-Brieuc, puis l’abbé Jean de Maupeou [18] qui murmura en mourant : « Dieu a besoin d’une âme ». Jean échappa au gazage des malades et quitta la zone hospitalière le 30 avril. Deux automitrailleuses américaines arrivèrent le 5 mai ; un prêtre américain catholique qui donna une absolution générale le 7 mai « s’est entretenu quelques minutes avec lui ». Le lendemain, Jean mourait, après être tombé de son lit :
« Il nous quitte, dit le médecin-commandant, docteur Petchot-Bacqué, avec, dans son regard, cette flamme qui ne l’a jamais abandonné. Et c’est en pensant à Dieu et à la France qu’il est allé vers le Ciel, d’où il nous dicte nos devoirs, à nous, ceux du XVIII A. » [19]
L’infirmier Livinec [20], après l’arrivée des Américains, put lui faire plusieurs injections de sérum glucosé et de cardiasol, mais l’épuisement était trop profond :
« Je puis certifier que l’abbé n’a pas été incinéré, mais il a été enterré dans l’ancien terrain de football des nazis S.S. qui avait été transformé en cimetière par les autorités américaines. Ce terrain se trouve juste devant le camp hôpital à quelques mètres des barbelés qui clôturaient le camp… Je me suis recueilli devant son cercueil sur lequel le prêtre avait mis son étole… » [21]« C’était pour moi un ami très cher, dit le docteur Richard, qui constata sa mort, devant lequel je me sentais plein d’affection, de respect en même temps pour cette magnifique intelligence, admirablement française, admirablement équilibrée. » [22]
Le gouvernement belge le fit Chevalier de l’Ordre de Léopold et la Croix-Rouge lui décerna la médaille de la « Reconnaissance pour aide fraternelle aux prisonniers », car il aida tous ses compagnons de souffrance, quelle que fût leur nationalité. « Tous les camarades de Mauthausen qui l’ont connu ont parlé de son apostolat avec admiration », a dit le Père Riquet.
Source principale : D’après la biographie de Armand Duval, Missionnaires et martyrs – portraits spirituels – 51 témoins du Christ face au nazisme, François-Xavier de Guibert, pages 259-262.
Autres sources : Pierre Fernessole, Jean Batiffol, Éditions Alsatia Paris.
[1] Les « travailleurs civils » sont les personnes réquisitionnées et envoyées en Service du travail obligatoire (STO) en Allemagne.
[2] Le père Michel Riquet (1898-1993), prêtre de la Compagnie de Jésus, est arrêté à Paris par la Gestapo en janvier 1944. Il est interné à Compiègne, déporté à Mauthausen, puis, d’avril 1944 à mai 1945, à Dachau.
[3] Un revier (abréviation de l’allemand Krankenrevier, le quartier des malades), dans le langage des camps de concentration nazis, est un baraquement destiné aux prisonniers malades.
[4] Il s’agit du quartier de Reuilly à Paris.
[5] Il s’agit de l’ancienne paroisse ayant pour église paroissiale Saint-Gervais-Saint-Protais (4e).
[6] Camp allemand de prisonniers officiers, pendant la Seconde Guerre mondiale.
[7] Un kommando est en Allemagne, dès la Première Guerre mondiale, puis plus spécifiquement sous le régime nazi, une unité de travail forcé et, lorsque l’unité est physiquement autonome, le camp qui l’abrite. Il dépend alors d’un camp de concentration principal.
[8] Pierre Fernessole, Jean Batiffol, Éditions Alsatia Paris, p. 144.
[9] En Allemagne, pendant la Seconde Guerre mondiale, un stalag, abréviation de Kriegsgefangenen-Mannschafts-Stammlager « camp de base ou camp ordinaire de prisonniers de guerre », désigne un site destiné à détenir de simples soldats et leurs sous-officiers ayant été faits prisonniers, tandis que les officiers étaient détenus dans les oflags.
[10] Pierre Fernessole, Jean Batiffol, Éditions Alsatia Paris, p. 144.
[11] Armand Pétchot-Bacqué (1907-1998) est un médecin militaire français, arrêté et interné au Stalag XVIII A puis, en raison d’une dénonciation, au camp de concentration de Mauthausen en février 1945.
[12] Ville de de Carinthie en Autriche où se trouvait le Stalag XVIII A.
[13] Les détenus des camps de Mauthausen, Gusen I et II avaient accès à un sous-camp séparé pour les malades appelé Krankenlager. Malgré la présence d’environ 100 médecins eux-mêmes prisonniers, ces derniers n’avaient accès à aucun médicament et ne pouvaient effectuer que les actes de premiers secours. Par conséquent, le « camp hospitalier » était en fait un mouroir dont peu de prisonniers ressortaient vivants.
[14] Pierre Fernessole, Jean Batiffol, Éditions Alsatia Paris, p. 173.
[15] Raymond Chanel (1908-1999) est un médecin O.R.L. et résistant français, arrêté en 1942 et interné jusqu’en 1945.
[16] Jean Peissel (1911-1950) est un médecin et résistant français, arrêté en 1943 et interné au camp de concentration de Mauthausen jusqu’en 1945.
[17] L’abbé Armand Vallée (1909-1945) est un prêtre du diocèse de Saint-Brieuc, arrêté en 1942 pour résistance et mort d’épuisement en 1945 à Mauthausen.
[18] L’abbé Jean de Maupeou (1908-1945) est un prêtre, arrêté en 1943 pour résistance et mort d’épuisement en 1945 à Mauthausen.
[19] Pierre Fernessole, Jean Batiffol, Éditions Alsatia Paris, p. 180.
[20] Peut-être Jean Livinec, mort en 1974.
[21] Pierre Fernessole, Jean Batiffol, Éditions Alsatia Paris, p. 180.
[22] Pierre Fernessole, Jean Batiffol, Éditions Alsatia Paris, p. 179-180.