Perfect Days
Wim Wenders
Wim Wenders, 2023. Critique du père Denis Dupont-Fauville.
Carpe diem
Pendant le premier quart d’heure, nous assistons, presque sans un mot, à la tournée d’un employé municipal chargé de l’entretien des toilettes publiques d’un quartier de Tokyo. Puis, la journée suivante, presque identique. Puis les autres. La première surprise passée, nous voici attentifs à la variation la plus infime, rendus de plus en plus sensibles tant à l’intensité avec laquelle le héros semble vivre le moindre moment qu’à la portée de micro événements qui pourraient si facilement passer inaperçus. De répétitions en altérations (narratives, mais aussi de cadrage ou de montage), nous devenons familiers du quartier, patients devant l’épreuve du temps, réceptifs aux gens comme aux choses.
Wim Wenders a expliqué que, visitant Tokyo pour des repérages au lendemain de la séquence du Covid, il avait été fasciné non seulement par le contraste entre la propreté japonaise et la rapidité avec laquelle l’Europe redevenait sale, mais aussi par la capacité locale, encore accrue par la crise, de se saisir de chaque instant pour en faire un événement unique. Non pas en le chargeant d’un sens extérieur, mais en tâchant de l’accueillir pour ce qu’il est, avec la conscience que son insignifiance apparente contribue aussi à nous transformer dans toutes nos dimensions. En d’autres termes, l’humilité orientale nous enseigne à transformer la routine en rituels. C’est au fond de cela que Perfect Days nous parle.
À travers l’accumulation des habitudes, des difficultés, des contrariétés et des surprises les plus minimes, parfois lourdes d’enjeux existentiels [1], nous découvrons peu à peu que cette vie si cachée résulte probablement d’un choix volontaire et que la capacité d’émerveillement du héros découle aussi d’une rigoureuse ascèse. Par son extrême chasteté, alors même qu’il évolue dans un univers littéralement scatologique, Hirayama le quinquagénaire nous ouvre à l’essentiel, à l’accueil du monde en ses diverses dimensions, qu’il s’agisse de la nature, entretenue avec respect, de l’art, indispensable pour donner un relief aux choses mais dont la force exige de le fréquenter avec tempérance, ou des gens si imprévisibles, indifférents et vulnérables, insolites et méconnus.
Des liens presque imperceptibles se tissent, ne serait-ce, par l’entremise d’un papier dissimulé près d’un lavabo, qu’une partie de morpion poursuivie jour après jour avec un inconnu. Un système s’esquisse, par exemple quant aux diverses relations féminines du protagoniste central (la sœur éloignée, la nièce en crise, la fiancée rêvée, la consolatrice maternelle, la collègue ignorée…). La vie passe, qu’il importe de partager, tels ces cyclistes réunis pour une promenade. Mais la scène la plus forte reste peut-être l’instant nocturne où deux personnages, dont l’un se sait condamné à court terme, se mettent à jouer ensemble avec leurs ombres, protégés par un pont tandis que coule un fleuve.
La sobriété n’exclut pas l’infinie subtilité des modulations, ni le dépouillement l’extraordinaire précision des cadrages, en un hommage assumé et personnel au cinéma de Ozu. Il ne s’agit pourtant pas simplement d’un système, car la performance de l’acteur principal (Kōji Yakusho), justement récompensé à Cannes, est stupéfiante. En ce sens, le dernier plan-séquence, où le visage du héros passe par toutes les nuances possibles au volant de sa camionnette, constitue un pur moment de cinéma, inoubliable autant que singulier.
Vivre est un privilège qui se mérite à chaque instant. Pour s’en convaincre, nul besoin de grandes démonstrations ; juste un peu de curiosité, comme celle d’un réalisateur allemand parti à l’autre bout du monde, filmer d’insignifiantes destinées et qui s’en découvre le prochain.
Denis DUPONT-FAUVILLE
25 janvier 2024
[1] Ainsi de l’accueil temporaire d’une nièce en rupture de ban familial, ou de la générosité envers une jeune femme exigeante et sans repères…