Petit paysan
Hubert Charuel
Hubert Charuel, 2017. Critique du père Denis Dupont-Fauville.
Le titre intrigue : à une époque où les « exploitants agricoles » sont poussés au regroupement et au dégagement de marges de productivité propres à relever les défis d’une agriculture de pointe dans un monde globalisé, il est ici question d’un « paysan ». Comme autrefois. Mieux : ce paysan est « petit ». Plus encore : il est jeune. Comment cela peut-il se faire ?
Pierre, agriculteur célibataire proche de la trentaine, élève des vaches laitières dans une exploitation familiale. Outre ses parents, dont il a repris la ferme, et sa sœur vétérinaire, notre héros peut tout juste fréquenter quelques confrères du voisinage, faute de temps et de disponibilité. Une épidémie venue de Belgique va bouleverser cet horizon restreint : découvrant que l’une de ses bêtes est infectée, Pierre va se lancer dans une fuite en avant pour ne pas perdre ce qui fait sa vie.
Tout se passe au rythme de la campagne, c’est-à-dire des animaux. La caméra prend le temps de les accompagner dans les champs, s’attarde sur leur traite et le nettoyage de l’étable, nous fait voir comment Pierre doit aider une vache à vêler en pleine nuit, assurer les contrôles sanitaires, tenir à jour la traçabilité (réelle et numérique) de son cheptel… Le petit paysan s’acquitte d’un travail très physique, précis, harassant, parmi des bêtes gigantesques qu’il connaît chacune par son nom. Chaque moment a son poids, chaque regard son prix, chaque geste son but. Le troupeau ressemble à une famille [1], jusqu’à ce que ces équilibres soient rompus ou plutôt se mettent à jouer les uns contre les autres.
À l’intersection du documentaire et du thriller rural, Petit paysan décrit surtout l’accumulation des paradoxes qui enserrent progressivement un agriculteur. Compétent, attentif et même attentionné envers ses vaches, Pierre est en tête des classements régionaux pour la qualité de sa viande. Mais sa réussite qualitative suscite l’envie de ses amis les plus proches ; son attachement à la terre le met en marge du monde moderne, le monde de ceux qui édictent et font appliquer les normes, de ceux qui circulent et qui tranchent de tout ; l’attention aux innovations fait naître en lui la paranoïa de l’épidémie ; le poids des investissements nécessaires, conjugué au refus de l’agriculture industrielle, le conduit à continuer d’habiter avec ses parents sans pouvoir s’émanciper humainement ; et les soins constants réclamés par ses bêtes font obstacle à sa vie sentimentale.
Ainsi, nous découvrons peu à peu qu’il ne s’agit pas tant d’entrer dans la modernité (Pierre manie internet, regarde Youtube, connaît les procédures techniques aussi bien que les gestes traditionnels) que d’échapper aux restrictions mentales ou culturelles auxquelles la modernité nous accule. Comment se tenir au courant de tout et maintenir une attention envers chaque bête ? À quoi sert de pouvoir s’informer largement, si cela n’aboutit qu’à entretenir les psychoses et les peurs, sans même laisser le temps d’aller faire un bowling entre amis, ultime avatar de ce qui fut la convivialité campagnarde ? Comment profiter de la globalisation quand les virus circulent plus vite que les traitements ? Où réside la valeur du principe de précaution, s’il entraîne nécessairement l’abandon de la prise de risque ? Quel est l’intérêt d’aller facilement à l’étranger, si cela n’aboutit qu’à constater la même impossibilité, de part et d’autre de la frontière, d’échapper à une agriculture hors sol ?
Comment cela peut-il se faire ? Plus le film avance, plus la question se retourne. Non plus pour s’offusquer d’un point de vue déphasé au regard du discours dominant, mais pour s’inquiéter d’une humanité progressivement dépossédée de son rythme et de ses valeurs par l’effet des normes et des communications modernes. L’héritage d’un savoir-faire ancestral doit passer par les fourches caudines d’un système mécanisé ; le jeune paysan, s’il veut éviter un futur sans avenir, devra s’arracher à ce que lui a légué le passé. Balloté avec lui, le spectateur est à la fois solidaire de sa lutte et témoin de ses impasses. Au point que, bien souvent, le regard des bovins lui semble plus consolant que les exigences des humains.
Hubert Charuel, le réalisateur, connaît intimement le monde qu’il met en scène : ce premier film a été tourné dans l’ancienne ferme de ses parents, qu’il aurait héritée s’il n’avait choisi le cinéma. Plusieurs de ses familiers tiennent des rôles secondaires. La caméra, dans ce champ clos, est toujours placée à l’endroit juste. Quant aux acteurs, ils sont criants de vérité [2]. Pourquoi alors l’œuvre engendre-t-elle une certaine frustration ? Peut-être pour n’avoir pas choisi entre le documentaire (qui impliquerait un discours distancié) et le film de fiction (qui exigerait des rebondissements de scénario moins artificiels et des personnages moins archétypiques).
Mais ce refus de choisir traduit lui-même formellement les impasses auxquelles le petit paysan se trouve confronté. La vie au milieu des animaux ne serait-elle plus qu’un rêve, comme semble l’indiquer la séquence onirique qui ouvre le film ? Faut-il dire adieu à des siècles de pratique, avec un petit paysan dernier témoin d’un sacerdoce en voie de disparition dans notre société de consommation ? Ni le documentaire ni la fiction ne peuvent donner de réponse. À la jonction des deux, ce sera à l’initiative humaine de répondre. Gageons en tout cas que ce nouveau réalisateur pourra à l’avenir faire éclore pleinement son talent.
Denis DUPONT-FAUVILLE
5 octobre 2017
[1] À ceci près que Pierre exploite les vaches avec lesquelles il vit ; mais le film lui-même ne suggère-t-il pas, comme en miroir, qu’il y a bien des formes « d’exploitation familiale » ?
[2] Notamment les deux rôles principaux, tenus par Swann Arlaud et Sara Giraudeau (la sœur vétérinaire).