Silence

Martin Scorsese

Martin Scorsese, 2017. Critique du père Denis Dupont-Fauville.

Rien ne sert de mourir, il faut partir au loin

Dès la première image, l’axiome de départ est posé. Dans des montagnes japonaises envahies par le brouillard, des soldats du XVIIe siècle veillent auprès de têtes de suppliciés. Beauté formelle, grandeur des traditions, horreur des événements qu’un tel spectacle présuppose. Lentement, des chrétiens sont acheminés, entre des jets de soufre, vers une mort ignominieuse, qu’ils semblent accepter dans une résignation épuisée, sous les yeux incrédules de leurs bourreaux pour qui tout ceci (ils ne cesseront de le détailler par la suite) n’est qu’un immense gâchis. Dignité et souffrance des croyants, devoir pénible des pouvoirs publics confrontés à l’irruption d’une religion étrangère, absurde d’une mort réduite à une attitude esthétique. Où est l’espérance ?

Le spectateur se frotte les yeux, espérant avoir mal vu. Hélas, toute la suite du film ne fera que développer, méthodiquement et sans la moindre surprise, les conséquences de ces prémisses initiales. Nous y suivons étape par étape la mission de deux jeunes jésuites, les Pères Rodrigues et Garupe, arrivant au Japon lors des grandes persécutions anti-chrétiennes consécutives à la première évangélisation de l’île pour y retrouver la trace de leur mentor, le P. Ferreira, dont l’Europe a appris l’apostasie. Au fil de l’histoire, qui reprend fidèlement la trame d’un grand best-seller japonais [1], nos missionnaires découvriront d’abord des paysans vivant clandestinement leur foi avec héroïsme, avant d’être eux-mêmes faits prisonniers et confrontés à la rhétorique du pouvoir politique. Après la mort du P. Garupe, le P. Rodrigues finira par apostasier pour sauver nombre de ses coreligionnaires et par rejoindre le P. Ferreira au service du peuple japonais, se mariant, vivant et étant enterré dans la tradition bouddhique.

Très long (2h40) et prolixe (beaucoup plus de discours que d’action), le film est impeccable pour ce qui concerne la reconstitution historique, le raffinement des cadrages et la description de l’évolution douloureuse de son héros principal, le P. Rodrigues (Andrew Garfield). Pourtant, malgré la subtilité des joutes oratoires et le sadisme des dialectiques imposées, son propos est sans nuances. Résumons-le de façon brutale (mais le film, qui prône officiellement la tolérance, n’est-il pas lui-même violent dans le chemin qu’il nous fait parcourir ?) : la religion est une belle chose, mais son interférence avec le domaine public amène fatalement le désordre dans des régions étrangères à sa culture d’éclosion. La prétention du christianisme au salut universel, outre qu’elle fait rapidement l’impasse sur la grandeur des civilisations encore à découvrir, expose donc à la mort ceux qui s’y convertissent. Paradoxe d’un idéal admirable qui conduit en réalité au reniement des siens, soit dans le cas de la générosité naïve et presque enfantine des malheureux martyrs, soit même dans celui des apostats indigènes qui tentent de servir de ponts et ne récoltent que le mépris.

Heureusement, tout le monde n’a pas l’obstination grandiose mais stérile des simples paysans. Les jésuites savent réfléchir, s’ouvrir à l’autre, accueillir la diversité [2]. Au terme d’un cheminement humiliant et exigeant, le jeune missionnaire, sans méconnaître la part de manipulation dont il est victime, accepte donc d’apostasier publiquement (et de renouveler régulièrement cet acte tout au long de sa vie) : il sauve ainsi du martyre nombre de ses frères chrétiens et, en foulant aux pieds l’image du Christ, piétine en réalité son propre orgueil de prosélyte pour se découvrir intimement proche de Jésus. Au terme la caméra, en virevoltant avec complaisance jusqu’à l’intérieur du tonneau où son cadavre est donné à brûler selon la tradition japonaise, nous découvrira qu’au plus secret de lui-même, dans ses mains jointes pour l’éternité, repose la figure du Crucifié.

Bien sûr, les questions posées sont fondamentales et peuvent donner lieu à des débats passionnants, voire servir de prétexte à des catéchèses. Il reste que ce qui est montré, malgré les apparences, n’est pas l’attitude chrétienne. Le contraste entre la sagesse des lettrés sceptiques et la naïveté des paysans héroïques sonne faux, sans laisser d’intervalle possible. À cet égard, la scène où le jeune jésuite, à peine capturé, s’affole devant la sérénité de ses compagnons d’infortune et se révulse devant l’éventualité du supplice est symptomatique : comment prêter à un missionnaire passé par le creuset des Exercices spirituels [3] une telle surprise devant la réalité des épreuves à venir ? Tout semble vécu « de l’extérieur » : la mort de paysans crucifiés dans l’océan fournit ainsi prétexte à d’admirables images, mais sans trace d’une dimension d’oblation ou de rencontre inhérente au martyre.

De même, les références picturales ne manquent pas, qu’il s’agisse des représentations du Christ [4] ou d’allusions à Kurosawa [5] notamment, mais sont dépourvues de chaleur. À cela s’ajoute la faible crédibilité des acteurs, les jésuites paraissant davantage formés à Brooklyn que dans un noviciat classique [6], ce qui finit par engendrer un certain désintérêt. Surtout, le film s’efforce sans cesse de présenter une morale du relativisme pour temps de persécutions, que celles-ci soient politiques ou religieuses. Scorsese a beau avoir médité son sujet trente ans durant, les allusions au contexte contemporain sont, bien que détournées, trop flagrantes pour ne pas mettre mal à l’aise, et chaque affirmation trop soigneusement équilibrée par son contraire [7] pour permettre au spectateur d’adopter un point de vue.

Prétendant indiquer un chemin de sagesse entre d’insondables abîmes, le propos avance, bardé de certitudes, pour récuser toute Vérité [8]. Dernière tentation du jésuite ? Même pas, puisque les questions ne portent que sur la vie présente et que l’Au-delà brille par son silence [9]. Symbole plutôt d’une génération croyant à l’harmonie de l’immanence, œuvre déjà nostalgique de toutes les valeurs possibles, du moment qu’elles permettent de relativiser la croix. Mais comment, aujourd’hui, projeter par exemple un tel film devant des chrétiens d’Orient ?

Denis DUPONT-FAUVILLE
25 janvier 2017

[1Chinmoku (Silence), du romancier catholique Shūsaku Endō. Considéré comme le chef d’œuvre de son auteur, le roman s’inspire de l’apostasie, historique, du jésuite Cristóvão Ferreira.

[2Du point de vue strictement théologique, c’est l’une des nombreuses approximations du film que de présenter comme une inculturation (fécondation mutuelle de l’évangile et d’une culture) ce qui n’est tout au plus qu’une acculturation (adoption des mots d’une culture nouvelle pour transmettre l’évangile)… et encore, à rebours (puisque c’est sous prétexte d’évangile que nous sommes conduits au bouddhisme).

[3Lesquels ne cessent de se référer au Crucifié et visent à la conformation avec Lui.

[4Le Christ foulé aux pieds renvoie au Ressuscité de della Francesca, le reflet dans l’eau du visage jésuite à une sainte Face du Greco…

[5Plus d’un plan semble sorti de Ran ou de Kagemusha.

[6Difficile par ailleurs de voir Liam Neeson dans le rôle du P. Ferreira sans songer à un Jedi plus qu’à un Japonais…

[7Chaque partie peut à la fois imputer le drame à l’autre et regretter ses propres agissements !

[8Un jésuite missionnaire, étonnamment, aurait sans doute un discours strictement inverse.

[9Une voix se fait certes entendre à l’intime du P. Rodrigues quand il apostasie. Mais, même en admettant qu’elle provienne d’ailleurs que de lui-même, ce dont l’ensemble du film permet de douter, il est caractéristique qu’une telle manifestation serait alors strictement individuelle. En ce sens, le titre du film reflète bien sa perspective : où donc est la Parole apportant un salut à la communauté ?

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