Sorry We Missed You
Ken Loach
Ken Loach, 2019.Critique du père Denis Dupont-Fauville.
Manques et (in)dépendance
« Sorry We Missed You » se traduit littéralement par « Désolés, nous vous avons manqué ». Mais comme souvent, la traduction littérale ne peut ni donner un équivalent fiable ni faire sentir le jeu de mots originel. Car l’équivalent français serait plutôt : « Nous ne vous avons malheureusement pas trouvé » et correspond au message que laissent les livreurs d’un colis quand le destinataire n’est pas à son domicile ; tandis que la phrase anglaise peut aussi s’entendre comme « Tu m’as tellement manqué ». L’écart entre ces deux significations contient toute la tension autour de laquelle Ken Loach a construit son dernier film, ou plutôt sa dernière tragédie.
Ricky est un employé modeste de Newcastle. Marié avec Abby, infirmière à domicile, et père de deux enfants, il a eu quelques revers de fortune et décide de se mettre « à son compte », c’est-à-dire de devenir chauffeur-livreur après avoir acheté à crédit une camionnette pour livrer les clients d’une entreprise de commandes par internet. Consciencieux, discipliné, tout commence bien. Mais entre les exigences de rentabilité et l’alourdissement de son plan de travail, les clients parfois absents et les amendes de stationnement, les frasques de son garçon adolescent et les agressions dont il est victime, son parcours de livraison devient une course absurde vers un mur. Une sorte d’enfer inévitable, où sa famille bascule progressivement avec lui.
Un tel sujet comporte au moins deux risques. D’abord faire croire que le film ne constitue qu’une dénonciation sociale de plus, stéréotypée et prévisible ; or, même si chaque personnage est effectivement porteur d’un type, nous allons de surprise en surprise, découvrant les rouages d’une société qui est la nôtre et que nous avons tant de mal à voir. À la fin du générique, les remerciements envers les livreurs qui ont fourni tant d’éléments réels tout en refusant que leurs noms soient divulgués en disent à cet effet plus qu’un long discours. Autre danger, basculer dans le règlement de comptes en se laissant emporter par la violence que l’on prétend dénoncer. Écueil qu’évite le film, ce qui fait sa grandeur : loin d’être l’illustration d’une thèse, il nous met en effet en contact avec des personnages profondément humains. Chacun des membres de la famille a ses qualités et ses défauts, ses luttes et ses problèmes, mais tous composent une unité dont nous constatons qu’elle est précisément ce que la société devrait soutenir et promouvoir. Il ne s’agit pas de la réfutation d’un système (Loach ne donne ni réponses ni solutions [1]), mais du constat d’une humanité en voie de mécanisation.
Par quelque bout qu’on les prenne, en effet, les normes de gestion imposent partout leur implacable rigidité. Le livreur au cœur du système devient, sous couvert de responsabilisation et de promotion, un rouage rapidement usé, auquel est refusé tout secours ou recours. À l’opposé sa femme, qui se consacre au soin envers les autres et à ceux qui sont dépendants, est elle-même assujettie progressivement à la loi du rendement et dépouillée de sa dignité de mère et d’épouse. L’adolescent qui cherche à grandir met toute sa famille en danger, sa sœur de 11 ans reste seule à veiller sur tous. Leurs choix sont aussi les nôtres, leur courage nous fait envie, mais leur force de vie nous semble bientôt lointaine, pour nous laisser terrés dans nos fauteuils de spectateurs.
À la réflexion, tout manque est un appel à s’ouvrir aux autres : c’est la loi de l’amour et des générations, comme l’origine du travail. Mais voici que la société nous divertit de nos manques existentiels en créant le manque purement matériel d’une consommation sans frein, privant bientôt l’ensemble de ceux qui s’y soumettent de temps, de parole, de rêves et de vie. Comment vivre sans gratuité ? Nous sommes comme en manque de vrais manques, ou plutôt nos dépendances artificielles nous empêchent de ressentir nos manques réels.
Loach nous le montre sans faire de discours. Par des scènes quotidiennes, des trajets quelconques, des dialogues sobres et une mise en scène d’une habileté confondante [2]. Là où l’on attendrait une grosse mécanique, il procède par touches légères [3]. Sorry We Missed You ne lui a pas valu de Palme d’Or ; pourtant, il est sans doute supérieur aux deux déjà reçues [4].
Denis DUPONT-FAUVILLE
janvier 2020
[1] La fin ouverte fonctionne comme une question adressée à chacun d’entre nous : que ferions-nous ? Et même, que souhaitons-nous au personnage principal ?
[2] Qu’il suffise d’évoquer les mille et une variations dans sa manière de montrer une conduite de voiture, la montée d’un escalier ou le franchissement d’une porte.
[3] Par exemple dans la scène si délicate où deux adolescents se séparent avant d’avoir pu commencer à s’aimer, ou dans celle où le père et sa fille mangent ensemble un sandwich en regardant l’horizon.
[4] Respectivement Le vent se lève (2006) et Moi, Daniel Blake (2016).