Taxi Téhéran
Jafar Panahi
Jafar Panahi, 2015. Critique du père Denis Dupont-Fauville.
Voici un film qui, officiellement, n’est pas un film. Son auteur, Jafar Panahi, est en effet interdit de tournage en Iran. Il n’a donc pas tourné de film. Simplement loué un taxi et mis à l’intérieur quelques téléphones portables, ce qui lui permet d’enregistrer visuellement, avec plusieurs angles d’approche, ses rencontres successives. Passants, clients, acteurs, amis ? Nul ne peut vraiment le dire. Il n’y a en fait aucun générique, aucun nom… pas même celui d’un réalisateur !
Mais le “hasard” fait bien les choses. La série de rencontres et de saynètes à laquelle nous assistons, aussi impromptues que vivantes, déroulent en fait une dialectique très rigoureuse dont les deux thèmes principaux sont le vol (ou la propriété) et le mensonge (ou la vérité). À une exception près, tous les personnages se révèlent témoins, victimes, complices ou auteurs de vols ; et tous ont une parole qui va bien au-delà de ce qu’elle affirme et qui rejoint les images pour exposer sous nos yeux une vérité fort singulière.
La première rencontre, d’une certaine façon, donne la clef de l’ensemble. La discussion s’engage entre deux clients du même taxi, chacun ayant une destination distincte. L’un d’eux, au grand scandale de sa co-passagère, affirme qu’il faudrait pendre les voleurs de roues pour donner l’exemple. L’autre lui rétorque que cet exemple ne sert à rien. Le premier se met alors à l’insulter avant de quitter le véhicule en révélant qu’il est lui-même… voleur à la tire. Mais voler pour vivre est-il encore du vol ? Voler des pneus qui n’en valent pas la peine a-t-il la moindre justification ? Toujours est-il qu’il s’enfuit, s’assurant ainsi que celle qui vient de lui dire que la loi était absurde ne le dénoncera pas aux représentants de cette même loi ! Chacun se trouve pris à revers sur sa propre logique, chacun présente à l’autre des arguments contradictoires et irréfutables. Où est la vérité ? Où sont, surtout, les conditions d’une vie commune ? Et quel est dès lors le rôle de la loi ?
Cette problématique va s’affiner et s’enrichir tout au long d’une série de scènes jubilatoires, où seront illustrés aussi bien l’enfance et le mariage que la vieillesse et la mort, sans oublier le nécessaire sens des affaires, le tragique des procédures judiciaires et les problèmes parfois violents de voisinage. À vrai dire, ces scènes sont aussi irracontables que méthodiquement assemblées [1] ; c’est la magie du cinéma de nous montrer ce que le langage ne peut qu’approcher, de suggérer ce que nos conventions ne peuvent que réduire, de jouer avec nous comme un technicien peut jouer avec l’objectif de sa caméra.
En réalité, la vérité est aussi complexe que la vie et le mensonge peut en faire partie. L’important est de ne pas se payer de mots en affirmant que le mensonge est la vérité, ou que la norme soit la vie. Parmi bien d’autres scènes, retenons d’abord la longue et rafraîchissante séquence où la jeune nièce du cinéaste, encore une enfant, vient le filmer avec un appareil numérique tout en lui répétant les lois qui régissent la production de films « diffusables » dans le pays. Panahi filme donc sa nièce qui le filme pour obéir à l’école d’un pays qui lui interdit de filmer… tandis qu’il apparaît que, face à l’absurdité des règlements, le pouvoir de raconter avec des images est une affaire de vie et de mort. Il ne s’agit pas de « faire des films », il s’agit de vivre et de montrer la vie. Cinéma diffusivum sui, en quelque sorte.
À l’autre extrémité du spectre (et presque au centre du film), les deux femmes âgées qui veulent transporter des poissons rouges jusqu’à la source où elles les ont capturés l’année précédente pour s’assurer une nouvelle année de vie constituent comme la parabole qui montre ce qu’il advient à celui qui essaie de vivre conformément à sa nature (ou à sa vocation). Enfermé par la loi, l’important ne sera pas tant pour lui d’avoir un beau bocal de verre que de pouvoir, même enfermé dans un sachet plein d’eau que la solidarité des uns et des autres parvient à lui fournir, remonter vers la source qui (littéralement) nous demeure invisible mais d’où nous tirons notre raison de vivre et notre espérance. Les deux grand-mères, obstinées et superstitieuses, sont sans doute les personnages les moins « doubles » du film ; il n’y a d’ailleurs que dans leur cas que se profilera un essai de restitution (et non de captation) de richesse… lequel essai fera finalement sortir tout le monde du taxi de Panahi, désormais livré aux agresseurs potentiels.
Au-dehors, la loi règne et la violence est omniprésente. Dans la bulle du taxi, nous volons quelques instants d’intimité mais aussi d’humanité. Le taxi circule, insaisissable, selon sa logique propre. L’humanité pourra-t-elle déborder de ce cadre et apporter à l’extérieur l’échange, le pardon ? Ou la violence, y compris légale, fera-t-elle irruption dans le taxi ? Et que restera-t-il alors à voir [2] ?
Qu’est-ce qui rend le cinéma porteur d’espérance ? Pas la seule force des images. Il y a des images qui sont simplement automatiques : celles des caméras de sécurité, celles qui montrent la violence [3], celles qui sont tournées sans réflexion. Les seules images qui vaillent sont celles qui « réfléchissent » doublement : qui sont le produit d’une réflexion (ce qu’apprend notamment la nièce de Panahi) et qui réfléchissent l’image de notre humanité. Avec elles, la vie et la mort, l’amitié et la souffrance ne sont pas réduites à des normes (ou à des clichés), mais données à contempler.
Au fond, Taxi Téhéran est un peu l’inverse du tableau de Magritte intitulé Ceci n’est pas une pipe. Dans le cas du tableau, le titre dit la vérité : il ne s’agit pas d’une pipe mais de la représentation d’une pipe. Dans le cas du film, le titre est un mensonge [4] : il ne s’agit pas d’un taxi, mais bel et bien d’un film, même si la loi exige de le qualifier autrement. Et ce film (ici le cinéma va plus loin que la peinture) ne fait pas que mettre en scène la vie : en la montrant, il la suscite.
Une œuvre aussi “officiellement clandestine” doit-elle être récompensée comme telle [5] ? En lui attribuant son Lion d’or, le festival de Berlin a surtout voulu récompenser, semble-t-il, une leçon de cinéma. Oui, filmer peut-être une question de vie ou de mort ; non, ce ne sont pas les gros moyens qui font les bons films ; oui, il y a des points de vue particuliers qui peuvent ouvrir à l’universel. Taxi Téhéran en constitue une formidable école.
Denis DUPONT-FAUVILLE
25 mai 2015
[1] Les indices formels abondent… ne serait-ce que les multiples titres des films de Panahi égrenés par les personnages !
[2] Ici s’affine la problématique sur le mensonge : mentir à une loi menteuse et prédatrice, est-ce encore un mensonge ?
[3] Il y a celles que nous tournons sous la pression des circonstances (cf. l’épisode du passager mourant) mais qui ne doivent pas être mises en circulation ; et celles qui surgissent de l’extérieur mais que nous ne verrons évidemment pas, ne contemplant que ceux qui les regardent, soucieux, sur leurs tablettes numériques !
[4] De même que le “non-générique”, qui proclame : « ceci n’est pas un film » (cf. la pirouette finale).
[5] Il y aurait plus d’une correspondance entre le cinéaste et le personnage du revendeur de DVD, nain menteur et fraudeur qui permet pourtant à la culture de se répandre partout, manipulateur qui présente ses excuses pour ses propres erreurs, seul protagoniste auquel Panahi finisse par serrer la main…