The Square
Ruben Östlund
Ruben Östlund, 2017. Critique du père Denis Dupont-Fauville.
Mise en abyme
La Palme d’Or du dernier festival de Cannes a suscité beaucoup de commentaires, sans doute moins par ce qu’elle montre que par le contexte dans lequel elle l’expose. Cette charge au vitriol contre le prêt-à-penser de notre société actuelle, sans être exempte de certains des défauts qu’elle dénonce, a en effet le mérite de poser quelques questions dérangeantes.
Christian, brillant quadragénaire, est le conservateur du plus grand musée d’art contemporain de Stockholm. Il s’apprête à “lancer” une nouvelle exposition : une installation intitulée « The Square », qui se résume à un carré blanc inscrit dans le dallage et à l’intérieur de laquelle chacun est invité à s’exprimer, les spectateurs alentour étant alors sommés de faire montre d’une écoute bienveillante.
Ce premier oxymore d’une injonction à la bienveillance, effectivement et terriblement contemporain, n’est que le premier d’une longue série, à mesure que le héros candidement manipulateur va peu à peu être rejoint par le monde environnant. Le vol de son portefeuille va faire surgir en lui une volonté irrationnelle de vengeance, sa campagne publicitaire de provocation à l’altruisme va heurter les réseaux sociaux qui se retourneront contre elle, tandis que sa plus fervente admiratrice du moment va lui faire côtoyer les bornes de la perversion zoophile… Sous le vernis intellectuel d’un discours prétendument codé, l’ignorance de l’humain et la violence règnent, sans contestation ni repères.
Si l’énumération que nous venons d’esquisser laisse pressentir ce que le propos du film peut comporter de trop systématique, voire d’outrancier, il n’en reste pas moins qu’il fait d’autant plus mal que la description du monde de l’art contemporain qu’il déploie s’appuie sur des faits avérés [1]. Loin d’être une caricature, il s’agit d’une description minutieuse d’un univers bien réel, au point que l’aspect excessif de la démonstration apparaît finalement comme résultant d’un manque de recul du réalisateur lui-même à l’égard des procédés qu’il souhaite dénoncer.
Là réside sans doute le défaut principal du film. Trop long d’une heure, il s’enferme dans une dialectique qu’il n’arrive pas toujours à dominer. Surtout, il ne témoigne d’aucun attachement pour ses personnages [2] : à force de pointer un système mortifère, il ne laisse jamais deviner chez eux des traces d’humanité qui échapperaient à ce dernier. Ce faisant, il adopte une posture de jugement perpétuel qui ne permet pas au spectateur d’accéder à sa propre humanité à travers l’expérience d’une possible fraternité.
Que pourra retenir le cinéphile ? Une mise en scène virtuose, jouant sur le champ et le hors-champ et parsemant l’œuvre de scènes d’anthologie. La scène de la sortie du métro au cours de laquelle Christian se fait dérober son portefeuille nous fait ainsi éprouver la violence d’une communauté d’usagers transformés en zombies, chacun rivé à son téléphone portable et indifférent aux mendiants qui prolifèrent. De même, la façon dont le carré plane de l’installation répond aux carrés “verticaux” des cages d’escalier fait brillamment écho au contexte de diversité sociale, de dégringolade des valeurs (non marchandes) ou d’opposition entre exhibitionnisme exigé et introspection nécessaire.
Tout ceci, malgré les défauts déjà signalés, permet d’éprouver profondément la thèse que le premier dialogue développé énonce d’emblée : dans un monde où n’a de prix que ce qui pourra constituer un bon placement financier, le goût est remplacé par la loi du marché, la vérité par les transactions [3], le dialogue par les rapports de force. La beauté, ne disant plus rien à personne, laisse la place à un politiquement correct hagard.
Malgré l’absence d’ouverture positive, le dernier plan, celui de deux fillettes à l’arrière d’une voiture posant un regard interrogateur sur leur père qui les conduit alors même qu’il récuse toute contrainte, fait enfin percevoir charnellement l’enjeu du drame qu’un dispositif provocateur aurait pu masquer. À force de ressasser le même sous les apparences de l’autre, que transmettre de fécond ? L’attribution de la Palme d’Or à une telle œuvre atteste au moins qu’un certain conformisme a fait son temps, nous laissant face à des menaces qui requièrent une autre espérance [4].
Denis DUPONT-FAUVILLE
24 novembre 2017
[1] The Square est une installation réelle ; l’épisode de l’installation de cônes de poussière balayés par erreur est authentique, de même que la performance d’où l’affiche du film est tirée ; quiconque a assisté même en passant à un colloque sur l’art contemporain ne peut que constater son évidente correspondance avec celui du film ; quant à la zoophilie, qui pourrait sembler le comble de l’outrance, le récent épisode du Domestikator, installé devant le centre Pompidou avec l’aval des autorités, est éloquent par lui-même.
[2] Même ceux de la banlieue : l’univers inhumain des quartiers fait simplement pendant à celui des musées.
[3] Il est frappant à cet égard que la seule personne autorisée à dénoncer une imposture dans l’espace public soit un protagoniste atteint du syndrome de la Tourette : seul peut dire le vrai celui qui est reconnu comme malade.
[4] La bande-son ne cesse d’ailleurs de scander un Ave Maria aussi entêtant qu’évanescent.