Un simple accident

Jafar Panahi

Jafar Panahi, 2025. Critique du père Denis Dupont-Fauville.

Comment vivre à l’ombre de la mort ? La question se pose pour chacun. Elle prend une acuité particulière quand un pouvoir ne craint pas d’infliger la mort, quand le spectre de la violence hante la vie quotidienne de tous ceux qui ont eu à la subir.

Dans Un simple accident, Palme d’Or à Cannes cette année, Jafar Panahi nous conte l’histoire d’un mécanicien automobile qui reconnaît un jour, au son de la démarche d’un client, le tortionnaire qui a failli lui ôter la vie. Il le suit, l’assomme et s’apprête à le supprimer quand le doute l’assaille : pourrait-il se méprendre ? N’ayant jamais vu son tourmenteur, lui suffit-il du bruit d’un pas pour exécuter un suspect ? Il se met alors en quête d’anciens compagnons de souffrance pour en avoir le cœur net et statuer sur le sort de son prisonnier.

Panahi, on le sait, est un maître en économie de moyens (il est officiellement interdit de tournage) et en récits aussi apparemment anodins que profondément symboliques. Ici, le hors-champ envahit l’écran : non seulement nous ne verrons jamais les scènes inscrites dans la mémoire des protagonistes, mais celui qui symbolise la mort, reconnu sans être vu, reste ensuite longuement caché à l’arrière d’un fourgon [1]. À la fois omniprésente et invisible, la menace ne cesse donc de s’intensifier, jusqu’à l’inoubliable plan final. Où trouver la force de vivre ?

D’abord dans la conscience d’une responsabilité envers le monde qui vient. Il est en effet magnifique de constater à quel point ceux qui portent le fardeau du passé ont le souci profond et spontané d’un avenir vivable : pour eux-mêmes, mais aussi pour les autres et leurs enfants. Il importe moins de supprimer le mal que de construire le bien – pour tous. À cet égard, le couple de fiancés, où la femme ne peut que constater l’inconscience de celui qui cherche à la rasséréner [2], reflète évidemment la société tout entière [3]. L’échange d’une parole se révèle aussi nécessaire que difficile, au fil des tensions et des arguments.

Mais plus encore que la nécessaire utopie d’un avenir à construire, ce sont les valeurs humaines les plus fondamentales qui, surgissant devant nos yeux éberlués d’Occidentaux, donnent des raisons d’espérer. Des bourreaux en puissance prendront tous les risques pour que l’enfant de leur ennemi mortel vienne au monde ; les femmes portent le voile (fût-ce de mariée) mais déambulent aussi dans les rues, tête nue, pour dire leur fait aux hommes ; tous se réjouiront d’un mariage, prendront soin d’un enfant ou respecteront les vieillards.

La dernière image nous met en demeure de choisir “notre” justice. Celle des humbles ou des violents, de la vengeance ou du pardon ? Notre vie en dépend.

Denis DUPONT-FAUVILLE
13 novembre 2025

[1Par un subtil renversement, quand le prisonnier sera visible de face et prendra enfin la parole, ce sera les yeux bandés… plaçant ses interlocuteurs (et nous-mêmes) dans son propre hors-champ !

[2Avec en contrepoint un couple “séparé”, que le stigmate commun des souffrances endurées empêche de façon inverse d’accéder à l’harmonie.

[3Étonnamment, ce film-charge envers le régime des mollahs se projette déjà vers un avenir réconcilié, comme si les violences ne pouvaient détruire l’âme iranienne.

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