Cardinal Jean-Marie Lustiger, la vie donnée
Homélie de la célébration diocésaine d’envoi au Congrès Eucharistique de Lourdes, Notre-Dame de Paris, 18 juin 1981
Deutéronome 8, 2-16
1 Corinthiens 10, 16-17
Jean 6, 51-58
Les choses familières perdent leur saveur et leur goût. N’en va t-il pas ainsi pour nous, chrétiens catholiques, au sujet de la messe ? Ce rite paraît à tous tellement typique et repérable qu’un catholique peut se définir comme celui qui va à la messe (ou qui se justifie de ne plus aller à la messe ...).
La messe tient une telle place dans notre tradition, que lorsque l’Église, avec l’intelligence du mystère du Christ que lui donne l’Esprit, modifie un usage liturgique, non pas en raison d’un attrait arbitraire pour le changement, mais pour que la célébration chrétienne en reçoive une plus grande profondeur, une plus grande vérité, voici qu’aussitôt des gens sont blessés, ne s’y reconnaissent plus. Les moindres signes et les moindres gestes sont revêtus d’une patine sacrée qui, parfois, l’engonce, paralyse la célébration, et en même temps la protège.
Oui, avec la messe, nous atteignons le point tout à fait central de la foi, mais aussi le point le plus méconnu dans la pratique. Nous savons que l’Eucharistie est le centre de notre vie chrétienne, de notre vie de foi, le centre de l’Église. Et pourtant quand nous nous rassemblons, beaucoup ne voient plus là que le rite convenu des catholiques. Et ils pensent que ce rite est ennuyeux. On dit : « Je vais à la messe, et je m’ennuie ; rien de vivant ne s’y passe ; rien ne change ensuite ... Alors, à quoi bon ? »
Et nous, prêtres, chargés de cette Eucharistie comme d’un devoir à l’égard du corps et du peuple entier, nous portons nous aussi ces mêmes questions et ces mêmes interrogations, la même usure et la même lassitude qui éprouvent le peuple chrétien. Nous les portons pour notre propre compte, et nous les portons pour vous. Nous nous interrogeons. Nous disons : « Que faire ? Que faut-il faire ? » Je vous dis tout haut, mes frères, les questions que les prêtres se posent à eux-mêmes. Il me faut vous les dire. Nous nous demandons parlant de vous : « Pourquoi sont-ils venus à la messe ? Qu’est-ce que cela va changer dans leur vie ? Sont-ils là en consommateurs seulement ? Qui sont ces gens qui viennent ici et que nous n’arrivons pas à connaître ? Ils ne se voient même pas les uns les autres. Ils ne rencontrent personne. Ils viennent jusqu’à nous pour obtenir seulement ce qu’ils attendent de nous. Le temps de la messe passé, ils font comme si de rien n’était. Quelle espèce de chrétiens est-ce là ? »
Et nous nous interrogeons sur ce que doit être cette célébration : « Comment faire ? Que faire ? » Vous ne savez pas le nombre d’heures que nous pouvons parfois passer à préparer, dans le détail, ces célébrations qui, à certains, paraissent si maladroites, si peu ajustées et dont l’intention est immédiatement mal comprise ou trahie. Vous ne savez pas non plus ce sentiment de lassitude que parfois des prêtres peuvent avoir. Quand vous, vous venez à la messe, la messe pour vous est neuve. Mais nous, les prêtres, après une journée de dimanche dans une église de Paris, quand nous avons vu entrer et sortir les fidèles et que nous nous sommes efforcés d’être disponibles et neufs à chaque instant, quand, si souvent, nous avons vu tant de fidèles en retard et distants, comme désengagés à l’égard de la célébration, eh bien, parfois, nous avons l’impression d’avoir le tournis, d’être usés à notre tour par une répétition inhumaine, spirituellement insupportable. Pour nous aussi, en effet, cet acte devrait être unique. Nous devrions, pour la messe, pouvoir prendre tout le temps qu’il faut. Nous ne devrions pas courir comme nous le faisons. Et voilà que pour nous aussi, ministres ordonnés de cette Eucharistie, elle devient un fardeau. Nous qui devrions être au cœur de ce sacrement, voici qu’il nous écrase.
Oui, frères, quelque chose ne va pas dans la manière dont nous vivons l’Eucharistie. Un temps de grâce nous est donné d’ici l’été, jusqu’au rassemblement de Lourdes. Il ne suffirait pas qu’il soit pour nous l’occasion d’un examen de conscience, comme s’il était en notre pouvoir de faire le changement de cœur appelé par cette usure. Mais ce temps nous est peut-être accordé pour nous laisser atteindre par le Christ et sa Parole.
Ce que nous venons d’entendre désigne le centre de ce mystère eucharistique. Ce sont des lectures courtes. Vous pourrez les relire. Tout y est, vous le verrez. Eh bien, si nous essayons d’entendre ces lectures comme une parole que le Christ nous adresse, comme une parole que Dieu le Père nous adresse, comme un langage que l’Esprit Saint lui- même veut faire entendre à nos cœurs, à nos intelligences, à nos libertés, voici que brusquement, quelque chose d’autre apparaît auquel nous ne faisions pas attention. Car nous sommes comme des gens mal sortis du sommeil et qui n’ont pas vu le soleil se lever. Car nous sommes comme des gens qui entrent dans une pièce et qui ne voient pas que déjà est présent celui qui nous aime et qui nous appelle. Voilà que nous pouvons nous réveiller et découvrir ce que nous sommes venus faire ici, et pourquoi nous y sommes.
En effet, la messe n’est pas célébration des catholiques dont nous serions les maîtres. On ne « dit » pas une messe comme on dirait une prière. L’Eucharistie nous constitue comme Église et comme Corps : elle est créatrice de l’Église. Pourquoi cela ? Parce que l’Eucharistie, c’est le Christ qui agit au milieu de nous, et qui, en ce temps, par la puissance de Dieu et de l’Esprit Saint, déploie une puissance d’amour inimaginable à nos cœurs ensommeillés, à nos libertés blessées, à notre foi vacillante. C’est Dieu qui agit.
Ne pensez pas que je souligne arbitrairement un point au détriment d’un autre. Mais c’est pour que nous comprenions bien où est la source et le centre de l’Église. Le Christ dit lui-même : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang aura la Vie : moi, je vivrai en lui et lui vivra en moi. » Il s’agit bien du don que Dieu fait, que Dieu nous fait, de partager l’existence de Jésus, au point que nous ne fassions qu’une seule chair avec lui, qu’un seul corps avec lui. Vous le savez, l’expression « corps du Christ » désigne d’abord l’Église, dans la tradition chrétienne. Et l’expression « corps mystique du Christ » désigne d’abord l’Eucharistie. Vous le savez, l’Eucharistie, c’est l’acte que Jésus accomplit en nous rassemblant et en faisant de nous les membres les uns des autres. Et c’est parce qu’il est au milieu de nous, nous créant comme corps, nous pardonnant nos péchés, nous donnant la vie des enfants de Dieu, faisant de nous des sœurs et des frères du Christ, faisant de nous un corps, que nous pouvons nous offrir avec lui et que lui s’offre avec nous. Son existence est vraiment notre nourriture. Sa chair est vraiment notre nourriture et son sang un breuvage quand il nous partage ainsi son existence de Messie crucifié, par la force de sa résurrection à laquelle nous avons part. Et l’Église est créée par cet acte du Christ. Elle commence d’exister. Elle continue d’exister. Elle anticipe son achèvement.
L’Église, c’est ce corps que le Christ, sans cesse, fait vivre. Et cette pulsation de l’action du Christ vient sans cesse, en nous, balayer les résistances de l’égoïsme, du péché, du refus, de l’obscurité, du manque de foi, du manque d’amour.
Et seule cette action du Christ en nous peut nous rendre semblables à lui et nous rendre capables de faire la volonté du Père avec lui. Si nous écoutons sa Parole en dehors de lui, nous ne pouvons qu’être accablés par le poids insupportable de son exigence. L’Évangile est un défi impossible. Et devant les exigences de l’Évangile, nous ne pouvons, si nous sommes sincères, que nous considérer comme des hypocrites ou des menteurs. Elle est trop facile à faire, l’accusation que nous pouvons porter les uns contre les autres ou contre nous-mêmes. Nous prétendons aimer : n’y a-t-il vraiment pas de haine dans nos cœurs, pas de ressentiment ? Nous prétendons être disciples du Christ : accueillons-nous ses commandements avec amour, comme une parole de liberté ? Ou bien au contraire, pensons-nous qu’il nous blesse et qu’il nous heurte, souhaitons-nous qu’il s’en aille et qu’il arrête ?
Nous devrions nous aimer les uns les autres ; ne pas être attachés à l’argent ; donner aux plus pauvres. Nous ne devrions jamais désespérer. Bref, vous savez bien ce que nous devrions faire, et nous ne le faisons jamais, ou jamais complètement, ou si mal. Alors ? Sommes-nous devant une exigence insupportable qui devrait nous plonger dans le désespoir ? Oui, c’est une exigence insupportable et désespérante si elle nous est donnée comme une exigence devant laquelle nous serions seuls. Mais le mystère chrétien est le suivant : le Christ est ressuscité, et c’est lui qui sans cesse nous saisit et nous transforme en lui. Nous n’accédons à cette Eucharistie qu’au prix du pardon. Le pardon fait partie de l’Eucharistie, puisque l’Eucharistie nous change en Christ, Et par l’Esprit qui agit en nous nous rend capables de partager la condition du Christ.
Et ainsi, l’Église est comme un corps qui ne cesse de s’engendrer dans l’acte eucharistique où le Corps eucharistique est livré et donné. Elle est bien cette nourriture de vie qui, déjà en nous, affronte la mort parce qu’elle affronte le péché et nous donne la force d’aller avec le Christ jusqu’au bout, là où nous ne serions pas allés par nous-mêmes.
Mes frères, il y aurait tant de choses que je voudrais vous dire... Je ne vous en confierai que deux ce soir.
Je ne vais pas ce soir vous proposer de prière universelle. Pourquoi ? Pendant la prière eucharistique, il y a, après la consécration, des prières d’intercession : « Souviens-toi Seigneur... » Cela nous semble faire double emploi avec les prières que nous avons faites à la fin de la liturgie de la Parole. Je voudrais aujourd’hui que toute notre prière d’intercession se concentre à ce moment-là. Je voudrais que nous comprenions bien pourquoi nous osons prier Dieu à ce moment-là avec tant d’assurance et tant de force pour la paix du monde, pour le pardon mutuel, pour l’amour, pour les vivants, pour les morts, pour tous. Pourquoi osons-nous faire cela, à ce moment-là, avec tant d’assurance ? Parce que nous le faisons avec le Christ, dans le Christ, au milieu de l’Eucharistie du Christ.
Et puis, je souligne une seconde chose. Nous nous donnerons la paix, tout à l’heure. j’aimerais bien que nous tous, prêtres, après que nous nous soyons donné la paix, nous allions dans l’assemblée tout entière pour aider tous ceux qui sont là à se donner mutuellement ce signe de paix ; que nous allions, chacun, vers nos frères qui sont les plus loin,’ tout au fond de la cathédrale. Car la paix que nous nous donnerons à ce moment-là, ce n’est pas un signe de réconciliation, un signe de bonne entente que l’on pourrait faire à l’entrée de l’église : c’est l’œuvre du Christ que nous nous partageons. La paix qui nous est donnée à ce moment-là, c’est le don que le Christ nous fait de sa propre paix au moment où il nous donne son Corps, nous rendant ainsi semblables à lui et faisant de nous un seul corps.
Vous voyez donc, mes frères, que ce qui se passe maintenant, c’est que nous sommes, en ce moment précis, en train de devenir corps du Christ dans l’acte de Jésus. Cette messe tout ordinaire, elle est un événement extraordinaire, puisqu’elle est un acte du Christ qui inscrit l’amour dans l’histoire par nos vies ; qui livre son Corps par nos corps ; qui est livré au monde par le Père des cieux quand Dieu nous livre avec lui au monde ; quand il se fait pain rompu pour un monde nouveau et qu’il nous donne, nous aussi, pain rompu pour un monde nouveau. Nous devenons ce que nous recevons et ainsi, Dieu nous donne la force de faire ce que le Christ fait. Et sans cesse l’Église est ainsi rassemblée, les chrétiens pardonnés et la vie répandue en surabondance.
Prions, frères, pour que ce mystère eucharistique soit la pulsation intime de l’Église et qu’ainsi, nous reconnaissions le Seigneur qui nous habite, qui fait sa demeure au milieu de nous ; que nous reconnaissions Celui qui fait de nous son Église et qu’ainsi nous puissions attester que la vie est donnée au monde.