Extrait de l’interview « Soyons vigilants » du cardinal André Vingt-Trois par La Vie le 28 juin 2012
Comment voyez-vous le dossier du mariage gay ?
Dans la représentation culturelle commune, on est passé progressivement de la transmission intergénérationnelle, et donc de la responsabilité à l’égard des enfants, à une attitude de « consommation » des enfants comme un bien auquel chacun aurait droit. Ce bouleversement est un retournement complet. Par ailleurs, certains exigent que la société donne un statut légal aux orientations sexuelles. Or beaucoup de philosophes expliquent qu’il y a une différence entre le sexe, qui est constitutif de la relation sociale, et l’orientation sexuelle. Si on confond les deux, on réclame que toute orientation sexuelle puisse être institutionnalisée et universalisée. Mais si on fait la loi pour satisfaire chaque catégorie particulière, quelle peut être sa valeur universelle ?
Si on est dans un basculement de civilisation si radical, l’opposition au mariage gay n’est-elle pas une cause perdue ?
La cause n’est pas si perdue qu’il y paraît. Tout ne serait pas si simple. Quel contenu social l’officier d’état civil donnerait-il à ce qu’il célèbre ? Et quand les Français verront sur leur livret de famille : « parent 1 » et « parent 2 », à la place de « père et mère », ils vont mieux comprendre le problème.
Mais les enjeux ne concernent pas seulement la morale personnelle. Il faut éclairer et combattre l’orientation globale qui sous-tend ce projet : la généralisation du libéralisme individualiste dans tous les domaines de l’existence humaine. Ce qui nous menace dans le domaine économique et financier nous menace aussi dans la vie familiale et sociale. L’homme est un tout. On ne peut pas s’appuyer sur deux dynamismes antagonistes pour gérer une même réalité : on ne peut pas, d’un côté, vouloir une économie solidaire qui surmonte les intérêts particuliers et, de l’autre, promouvoir une morale sociale qui soit simplement l’addition des désirs particuliers.
Il me semble que l’ambition du gouvernement est de construire une société solidaire garante d’un bien commun qui dépasse les intérêts individuels. Il se tromperait en imaginant « jouer » le collectif en économie et l’individualisme dans les mœurs. Vider le mariage de sa fonction sociale est une mesure qui mine le sens de l’appartenance sociale dans tous les domaines. Le mariage pour des personnes du même sexe n’est-il pas l’aboutissement de l’individualisme libéral ?
Les catholiques doivent-ils revendiquer d’être entendus sur des vérités qui ne sont plus partagées, alors qu’elles étaient jadis évidentes pour tous. Ou laisser tomber et se replier sur eux ?
On est dans une phase historique de transition, où les grands objectifs de la révélation biblique et la civilisation sécularisée de l’Occident ne coïncident plus. Ce qui définit deux lignes d’action.
Quand des mutations font courir un risque majeur à la société et à l’homme, nous devons d’abord jouer un rôle d’éveilleur ou de sentinelle, puis prendre nos responsabilités. Cette interpellation, cette contestation démocratique doivent s’exprimer dans les urnes, dans la prise de parole et dans les engagements civiques et sociaux. C’est pourquoi j’appelle au courage politique les responsables qui, à gauche et à droite, sont contre le libéralisme individualiste en matière sociétale. Si ceux-ci n’ont pas le courage de dire ce qu’ils pensent qui le fera ? Tous les chrétiens doivent avoir à cœur de s’exprimer dans leur droit de citoyen. Ensuite, il y a l’exemplarité des catholiques. Affirmer qu’il est préférable pour des enfants d’avoir un père et une mère n’est pas crédible si nos familles apparaissaient comme des lieux invivables. Mais si les familles chrétiennes montrent qu’elles traversent les crises, qu’elles font grandir chacun dans l’harmonie et la communion, alors le voisin de palier peut se dire : « Ils pratiquent ce qu’ils disent et cela m’intéresse. » Le chrétien ne vise pas à former une société dans la société. Il vise l’universel, et ne s’en cache pas.
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