L’amour en action

Paris Notre-Dame du 13 octobre 2011

Entretien avec le P. Emmanuel Schwab, curé de St-Ferdinand des Ternes (17e) et aumônier de l’association « Aux captifs la libération », et Laurent Ruyssen, diacre permanent et coordinateur du comité caritatif de N.-D. de la Croix de Ménilmontant (20e), vice-président de l’épicerie sociale « Magaliménil » et fondateur de « Marthe, Marie, Lazare et les autres », association d’aide aux personnes en voie de régularisation.

Laurent Ruyssen, diacre permanent, et le P. Emmanuel Schwab.
© Pierre-Louis Lensel

Paris Notre-Dame : Qu’appelle-ton charité ?

P. Emmanuel Schwab – C’est aimer comme Dieu aime. Le mot charité, caritas dans l’Évangile dans sa version latine, traduit assez systématiquement le mot grec agapè, c’est-à-dire l’amour dans sa dimension divine. Saint Paul écrit : « La charité de Dieu a été répandue dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné. » (Rom 5, 5) L’amour qui déborde dans la Création nous est transmis en partage, gratuitement, pour que nous l’exercions et que nous accomplissions ainsi notre humanité.

Qu’ajoute l’adjectif « chrétienne » au mot « charité » ?

E. S. – Je dirais que le chrétien sait que la charité en sa perfection s’incarne dans la personne de Jésus et que, par le don de l’Esprit Saint, elle est répandue dans nos cœurs. Cependant, l’Esprit travaille au-delà des contours visibles de l’Église et il y a des gens qui ne sont pas chrétiens et qui aiment comme Dieu aime.

Laurent Ruyssen – Des engagements merveilleux de solidarité sont portés par beaucoup de gens. Cependant le chrétien vit la charité en lien avec l’eucharistie, ce que le non-chrétien n’a pas l’opportunité de faire. Ainsi nourris, nos actions de charité sont menées envers notre propre corps, en Église. Car c’est bien l’eucharistie qui nous réunit et qui nous permet de nous aimer tous dans un seul et même corps.

Cela signifie-t-il qu’il y a un lien évident entre l’eucharistie et la charité ?

L. R. – En tout cas, l’eucharistie, appelée par Benoît XVI « sacrement de charité », fonde la charité et est comme une lumière sur nos actions, les rattachant au plan d’amour de Dieu pour tous les hommes. Comme je l’ai dit, par l’eucharistie, nous devenons un seul corps en Christ. De plus, la Passion et la Résurrection de Jésus apparaissent comme modèles de la charité. C’est un don inconditionnel, universel. Dans ce qu’a vécu le Christ, il y a ce mouvement d’abaissement total pour ensuite se relever. Cela me semble une inspiration essentielle, qui consiste non pas à donner de haut en bas mais bien à se reconnaître soi-même comme pauvre pour ensuite essayer de remonter avec celui qu’on rencontre vers ce pour quoi nous avons été créés, à l’image de Dieu.

E. S. – Pour rebondir sur l’intitulé de la question, je ne dirais pas qu’il y a un lien « évident » entre eucharistie et charité, mais un lien intrinsèque qui n’est pas évident. Pour beaucoup de catholiques pratiquants, il n’est même pas conscient. Ce lien n’est pas magique : il y a besoin de comprendre ce qui se joue dans le sacrement – et c’est ce que notre archevêque fait en nous demandant de nous interroger sur ce que l’eucharistie change dans nos vies. Ce que nous vivons dans l’eucharistie peut nous transformer. Mais nous ne sommes pas des citrouilles et le Seigneur n’a pas de baguette magique ! Nous sommes appelés à coopérer à la grâce. L’eucharistie est une nourriture mais il ne suffit pas d’avoir de la nourriture dans le frigo pour être nourri : il faut ouvrir la porte, mastiquer et ingérer ce qui s’y trouve, puis utiliser l’énergie que cela nous donne.

De même, l’apport de la Parole de Dieu est essentiel. Me demander comment elle me nourrit, c’est déjà m’interroger sur la façon dont j’y réponds. Est-ce que je vis la Parole de Dieu ? Cela suppose aussi un engagement de ma liberté. La prière de Marie lors de l’Annonciation n’est pas de dire : « Tout cela est très intéressant, maintenant je vais reprendre mon tricot… » mais « Qu’il me soit fait selon ta parole » (Luc 1, 38).

Engager sa liberté dans un acte de charité, c’est s’exposer au risque de se tromper. Quels sont les recours face à cela ?

E. S. – Des repères, qui nous viennent justement de la révélation du Christ, existent pour nous guider dans cet amour du prochain. Le respect absolu de la vie de sa conception jusqu’à la mort naturelle en est un. De même, puisque Jésus est sorti vivant du séjour des morts, nous sommes comme convoqués à une espérance indéfectible : on ne peut jamais se dire « C’est fichu » ou « Celui-là, il ne s’en sortira jamais ». Autre repère : le bien de l’autre que l’on cherche à servir est éclairé par la révélation, par l’Évangile. Cet amour que l’on veut exercer envers son prochain est porteur de l’amour de Dieu. On ne va pas juste satisfaire les désirs d’autrui ou les siens : il s’agit de répondre ensemble à Dieu.

Y a-t-il un aspect missionnaire de cet amour, de cette charité ?

E. S. – Je parlerais plutôt d’aspect révélateur. Si je cherche à aimer comme Dieu aime, peut-être qu’à travers moi va se révéler quelque chose de Son amour. Ce que mon prochain va en faire, c’est son histoire. La charité ne peut pas être le moyen d’autre chose : je n’aime pas quelqu’un pour le convertir au Christ, je l’aime parce que Dieu l’aime. Si à travers cela, il découvre le Christ, je ne peux que m’en réjouir.

On dit parfois que la charité, c’est aller de Dieu vers Dieu, c’est-à-dire de l’amour divin vers le pauvre, figure du Christ. Qu’en pensez-vous ?

E. S. – Je comprends cette idée, mais je me méfie un peu de l’affaire de trouver le visage de Dieu dans celui du pauvre. Il faut d’abord y trouver le visage du pauvre lui-même.

La charité se traduit donc par une rencontre véritable ?

E. S. – Oui. À titre d’exemple, au sein de l’association « Aux captifs la libération », nous organisons des « tournées rues » qui reposent sur la fidélité avec un itinéraire, un horaire, un binôme. Et on y va les mains nues : « Je ne viens pas t’apporter quelque chose, je viens dans le cadre d’une association clairement repérée mais je viens moi, dans toute ma personne, te rencontrer toi, dans toute ta personne. » Je viens explicitement à l’intérieur de mon cœur au nom de Jésus : en me mettant au service du pauvre, c’est le Christ que je sers, mais c’est la personne qui est dans la rue que je viens rencontrer. Et dans cette rencontre se met en place un échange. Ce qui signifie aussi être disponible pour recevoir.

Qu’est-ce qui peut être reçu ?

E. S. – Quand on fait une tournée rue, qu’on voit quelqu’un en galère, simplement par la relation qui se crée, on reçoit. Recevoir, c’est un critère de la vérité de la rencontre.

L. R. – Comme cela a été abordé lors du premier module de formation de Paroisses en mission, le 17 septembre, par le P. Antoine Vidalin, il y a là aussi un parallèle à faire entre la présence réelle du corps du Christ dans le pain consacré et notre présence réelle dans la rencontre de l’autre. Donnons-nous de la valeur à cette rencontre ? Sommes-nous pleinement présents ou agissons-nous machinalement ? Je pense que dès lors qu’il y a une sincérité et une implication, on reçoit forcément. Ne serait-ce qu’une salutation avec le sourire, cela apporte aux deux personnes. Alors des échanges plus profonds, plus intimes, peuvent faire énormément.

Et est-ce que cela transforme ?

L. R. – Oui, petit à petit. Toute marque d’amour transforme le cœur de l’homme.

E. S. – La rencontre des plus pauvres nous interroge sur nous-mêmes. Par exemple, sur notre opulence : Qu’est-ce que je fais de tout ce que j’ai ? Est-ce que ce que j’ai sert à quelque chose ? Fondamentalement, il s’agit aussi de réaliser que nous sommes tous des pauvres, nés tout nus, dans une immense dépendance, un immense dénuement, qui en général est comblé dans le cadre familial.

L. R. – Effectivement, la reconnaissance de sa propre pauvreté participe de la vraie rencontre avec autrui. Par exemple, reconnaître sa soif de relation et aller vers l’autre pour l’étancher, c’est aussi se mettre au même niveau que lui. On a tous besoin de rencontre, d’amour et d’attention.

E. S. – C’est vrai, ce qui nous fait vivre, c’est le regard d’un autre qui nous aime et c’est cette absence-là qui détruit. Je suis frappé de voir, parmi ceux qui sont à la rue, combien sont là à la suite d’une blessure d’amour. Le minimum vital n’est pas de donner dix euros à celui que je croise, mais de le considérer, lui dire : « Tu existes. » Une des choses qui tenait beaucoup à cœur au P. Patrick Giros, c’était de dire que les gens de la rue nous révèlent quelque chose de notre société et qu’on ne veut pas l’entendre.

Comment cela ?

E. S. – Sans doute nous disent-ils quelque chose de notre système qui éjecte ceux qui ne tiennent pas la route, de notre fermeture de cœur. On se moque volontiers du prêtre et du lévite dans la parabole du bon Samaritain, mais on est tous capables de faire la même chose et on l’a tous déjà fait. On a tendance à se mettre à l’écart : maintenant, on en est à trois codes pour aller chez les gens, un à l’entrée de l’immeuble, un dans le hall et un dans l’ascenseur. Il y a une absurdité dans les relations entre les personnes, tout le monde a peur de tout le monde.

N’y a-t-il pas, malgré cela, dans la charité, une espérance à porter…

E. S. – Là encore, l’épître aux Romains nous dit beaucoup : « Oui, quand nous étions encore sans force, le Christ, au temps fixé, est mort pour des impies. C’est à peine si quelqu’un voudrait mourir pour un juste ; peut-être pour un homme de bien accepterait-on de mourir. Mais en ceci Dieu prouve Son amour envers nous : Christ est mort pour nous alors que nous étions pécheurs. » (Rom 5, 6-8)

L’une des choses qui me frappent chez les grandes figures chrétiennes de la charité, c’est qu’elles ne font pas des plans sur la comète : elles portent leur espérance et donnent des réponses concrètes à une situation. Vincent de Paul voit un bébé abandonné, il le prend et dit : « Maintenant, j’en fais quoi ? » ; Teresa de Calcutta voit quelqu’un en train de mourir comme un chien dans la rue, elle l’accueille et dit : « Maintenant, j’en fais quoi ? » C’est l’humanité de l’autre qui prime. De cette façon, elles témoignent concrètement de l’amour de Dieu. Pour le baptisé, il y a à vivre les choses explicitement au nom du Christ. Cela passe par une démarche de conversion personnelle et continue.

Et que faire face au découragement ?

E. S. – La miséricorde de Dieu encourage à ne pas baisser les bras dans sa propre vie. Une confession régulière peut réellement aider. Mais je ne pense pas que le découragement soit la plus grosse difficulté, je crois que le plus terrible, c’est la paresse à se mettre au travail. Nous pouvons être tentés de nous dire : « Aider les pauvres, d’autres font ça très bien. Moi, cela n’est pas mon charisme. »

L. R. – Oui. Un danger est aussi de s’accommoder, de penser que la pauvreté est normale, que c’est comme ça. Face à cela, une autre ressource essentielle est la prière. Si on se présente devant Dieu régulièrement et qu’on Lui remet ce qu’on vit, cela permet de cheminer avec Lui et avec les autres, en se reconnaissant pauvre. Nous sommes missionnés pour laisser le Christ agir en nous et au-delà de nous.

Chaque baptisé porte donc une mission de charité…

E. S. – Bien sûr. Faisons attention à ce que la charité chrétienne ne soit pas d’abord ce que l’Église organise dans ses mouvements et ses associations. C’est vrai, pour être plus efficaces, nous avons besoin de nous rassembler et d’organiser l’aide à apporter aux plus pauvres. Les conférences Saint-Vincent de Paul, les équipes Saint-Vincent, les Captifs, l’APA, etc. sont très nécessaires. Mais le premier enjeu, c’est d’abord que chacun, là où il est, soit une étincelle de la charité.

Mais si la motivation de la charité n’est pas l’argent, l’autosatisfaction ou le prestige social, quel en est le moteur ?

E. S. – Le moteur n’est pas une motivation, c’est un appel : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. »

Pourquoi y répondre ? Ne serait-ce pas plus simple de l’ignorer ?

E. S. – Il ne faut pas se lancer dans l’amour si on veut se simplifier la vie ! Il y a quelque chose qui ne s’explique pas dans l’amour de Dieu et dans la réponse que l’homme Lui fait. Saint Bernard dit : « J’aime parce que j’aime. »

L. R. – L’amour du Christ, quand il est vécu, nous touche. Quiconque intervient dans une action d’entraide, pour utiliser un terme neutre, peut assister à quelque chose de mystérieux, qui transforme et nourrit. Le P. Étienne Grieu compare à un pèlerinage ces actions à la rencontre des pauvres. Cela fait progresser dans la foi. Quelqu’un qui parvient à remonter devant nos yeux, c’est quelqu’un qui devient ce pour quoi il a été fait, c’est une forme de rédemption. Expérimenter cela, c’est vivre à une petite échelle le fait que nous sommes tous sauvés.

E. S. – De manière un peu terre à terre, s’occuper de son frère, c’est aussi se dire qu’à sa place on aimerait que quelqu’un s’arrête devant soi. Cela rejoint : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » La place de l’autre, je pourrais y être. C’est à ce titre-là qu’il me semble vraiment important d’avoir le souci spirituel des pauvres, quels qu’ils soient. Si j’étais en situation de détresse, je ne serais pas malheureux que quelqu’un m’aide à prier, à me confesser, qu’on me propose le sacrement des malades, peut-être, pour m’aider à me sortir de l’alcool.

Cela conduit à une autre dimension de la charité : c’est la place des pauvres dans nos communautés paroissiales. Est-ce qu’elle est seulement à la porte pour faire la manche ? N’est-elle pas aussi au cœur de l’assemblée ? Nous devons êtres des liens.

L’une des manières dont je parle de ce que nous faisons aux Captifs, est de dire : « Il ne s’agit pas de faire sortir les gens de la rue mais d’y faire entrer le Christ. C’est Lui qui les fera sortir. » L’intuition du P. Patrick Giros était de dire que : « Seul le Christ remet debout ».

La démarche de charité doit-elle être aussi portée par la personne aidée ? Par exemple, les Captifs organisent des prières rues ou des pèlerinages avec les gens de la rue…

E. S. – L’idée est que tout le monde vive la démarche et y participe. L’organisation repose quand même sur l’association. Parler de rencontre de personne à personne, dire qu’il y a à recevoir des deux côtés, et donc faire reposer les choses sur une égalité fondamentale, n’empêche pas de respecter la différence de situation. « Tu es dans la rue, je n’y suis pas » ; « J’ai une compétence à mettre à ton service, tu ne l’as pas. »

L. R. – Oui, cette distinction est importante. Ce qui va être différent dans le positionnement, c’est qu’au-delà de l’activité d’aide, il y ait la rencontre. D’où la proposition de temps d’accueil qui ne soient pas centrés sur l’utilité. Le service rendu n’est finalement qu’une partie de la charité vécue. • Propos recueillis par Pierre-Louis Lensel

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