American Sniper

Clint Eastwood

Paris Notre-Dame du 5 mars 2015

Clint Eastwood, 2014. Critique du père Denis Dupont-Fauville.

L’hommage à un héros moderne

Sortie sur grand écran en France le 18 février, la dernière réalisation de Clint Eastwood, produite en 2014, une fois primée et dix fois nommée aux oscars, raconte l’histoire de Chris Kyle, tireur d’élite des Navy Seals. En rendant hommage à un héros moderne, le réalisateur américain sonde les abîmes de la conscience.

© 2014 Village Roadshows Films (BVI) Limited Warner Bros Entertainment Inc and Ratpac Dune Entertainment

Clint Eastwood est décidément un grand moraliste. Non au sens d’un cinéaste qui nous ferait la morale mais, au contraire, comme quelqu’un qui scrute la complexité du réel avec la complexité de sa propre conscience. Loin de fournir des réponses, il pose des questions. Face à celles-ci, chacun de nous est invité à réagir : avec sa sensibilité, son intelligence, sa droiture et ses critères. Et bien souvent, nous découvrons que nous ne prenons pas la mesure des enjeux qui nous sont décrits et qui, pourtant, engagent notre humanité.

Tireur d’élite des troupes américaines, Chris Kyle, engagé volontaire à la suite du 11 septembre, fera quatre campagnes en Irak. Il y va avec la philosophie que son propre père lui a inculquée : refusant à la fois d’être passif comme un mouton et de se rallier à la violence des loups, il se voit comme un chien de berger, usant de la force pour protéger les autres. Sa détermination et son adresse feront de lui une légende, qui abattra des centaines d’ennemis et sauvera ainsi beaucoup plus encore de ses frères d’armes.

Mais être chien de berger ne va pas de soi. Suffit-il de protéger ses compagnons ? Devant des assassins d’enfants ou des bouchers sadiques, la ligne de conduite est simple ; mais que faire quand ce sont ces enfants qui vous tirent dessus, ou quand ceux qui rallient le « camp du bien » sont promis à une mort certaine ? Peut-on demeurer humain lorsque l’on tue dans le dos et à distance ses ennemis tout en devisant gaiement avec sa femme grâce à un téléphone satellitaire ?

Moments de guerre et vie familiale

Eastwood, nous l’avons dit, se garde bien de donner des réponses. Il montre, en de grandes séquences fluides et parfaitement maîtrisées, les combats ; mais il décrit tout autant la vie quotidienne des Américains ordinaires. Cet équilibre entre les moments de guerre, où la fraternité naît du voisinage de la mort, et les scènes familiales, où rien ne semble valoir que l’on renonce au combat, fait naître chez le spectateur un malaise insidieux, comparable à celui du héros lui-même, et qui finit par le dépasser.

Car c’est un homme apparemment apaisé que nous accompagnons jusqu’au bout du voyage. Revenu de l’enfer, il se voue à sa famille et aux vétérans… avant d’être abattu par l’un d’eux. Le film a l’intelligence de ne pas nous montrer cet ultime épisode, se contentant des photos des funérailles dans le générique de fin. Mais nous nous retrouvons alors confrontés à des dilemmes qui ne peuvent nous laisser en repos. Quel est le sens d’un tel dévouement ? Qui en profite ? Où sont les ennemis les plus mortels ? Qui fournit les repères pour apprécier la valeur de notre action ? Au fond, la sérénité finale du sniper apparaît plus inexplicable encore que sa mort. N’est-elle qu’un discours ? Quelle force lui permet de tenir ? [1]

Les questions qui taraudent l’Amérique

Lorsque Kyle revient à la douceur familiale, il s’en prend violemment à un chien, jouant avec les enfants. Après qu’il a abattu de très loin le plus dangereux de ses ennemis (autre sniper…), une tempête de sable se lève, rendant même les plus proches invisibles. Eastwood décrit et, en décrivant, suggère. Ce faisant, il rejoint des questions qui non seulement taraudent l’Amérique, mais que tout homme doit affronter. Si le traitement cinématographique est moins complexe que dans l’Échange ou Gran Torino, la clarté des enjeux et l’honnêteté du regard [2] font de ce film une œuvre puissante et importante, au succès mérité. • Décryptage par le P. Denis Dupont-Fauville

Clint Eastwood, l’artiste qui nous apprend à regarder...

Contempler l’œuvre d’un cinéaste, c’est accepter de se laver les yeux entre chaque regard, disait le grand réalisateur japonais Mizoguchi.

Clint Eastwood n’a de cesse de nous inviter à regarder, à lire l’image qu’il nous donne à voir à l’écran, car, comme cinéaste, ce grand artiste écrit avec l’image. L’histoire racontée dans le film est un support au véritable sujet, qui, lui, est traité dans l’image. Ignorer l’image pour ne s’attacher qu’à l’histoire racontée, c’est prendre le risque de passer à côté du sens profond de l’oeuvre. Avec son film Au-delà (Hereafter), sorti en 2010, Clint Eastwood nous avait précisément invités à voir au-delà de l’image. C’était le titre même du film ! Titre inscrit en gros sur une image de carte postale, une image cliché ! L’avions-nous compris ? Non sans doute, la critique s’est perdue dans l’au-delà de la mort... On n’a pas plus retenu J. Edgar (2011), pour n’avoir pas plus scruté l’image, cette image qui déjà nous parlait de la destruction de la famille... Aujourd’hui, on accueille American Sniper comme un retour du grand réalisateur parce qu’il semble célébrer un héros, et notre société aime les héros, mais a-t-on fait l’effort de regarder l’image que Clint Eastwood fait apparaître pour nous à l’écran ?

Première image du film... un énorme véhicule blindé, qui nous fait face et occupe tout l’écran, avec son canon dirigé vers nous, spectateurs. Nous sommes donc directement concernés. Ce canon pointe vers nous. Dernière image du film... un cercueil rouge-sang d’un héros que son pays célèbre, qui occupe tout l’écran et porte les nombreux insignes de sa gloire, recouvrant presque entièrement le cercueil. Et que sont les insignes de sa gloire ? Le nombre de personnes tuées !! Sur ces deux images, aucune vie, aucun être humain... De quoi nous faire frémir et déjà réfléchir... Allons plus loin.

Une scène clé du film... La scène de la tempête de sable... on ne voit rien, on ne distingue rien, pendant plusieurs secondes qui paraissent une éternité. Posons-nous cette question : comment un cinéaste, qui écrit précisément avec l’image, peut-il nous montrer des images où nous ne voyons absolument rien... si ce n’est précisément pour nous dire quelque chose ! Souvenons-nous : "il y a difficulté, mais la lumière vient précisément du point où se trouve la difficulté" [3] . Contourner la difficulté en concluant qu’Eastwood n’est peut-être pas aussi bon que nous le pensions... ou qu’il ne pouvait faire autrement... nous laisse aveugle. Si Clint Eastwood insiste tant, c’est pour nous dire que nous aussi sommes aveuglés, que nous ne distinguons plus rien, que nous avons perdu nos repères, notre boussole. Nous ne distinguons plus l’ami de l’ennemi.

Revenons maintenant aux premières images. Lorsque nous découvrons Chris Kyle, le héros, il est, en position de sniper, en train de viser... une femme et son enfant. Il les voit derrière un écran, l’écran de son arme. Il voit que la femme donne une grenade à l’enfant... alors il déclenche son arme et tue l’enfant. Il voit que la femme ramasse la grenade... alors il déclenche son arme et tue la femme. C’est d’une logique implacable et on le célébrera pour avoir tué un enfant et une femme, car ils font bien sûr partie des insignes de sa gloire, les 164 tués !

A ce moment, et très brutalement, Clint Eastwood nous fait regarder en arrière : que s’est-il passé pour en arriver là ? Une scène de chasse, où Chris, adolescent, tue un cerf sans défense, sous les félicitations de son père, qui le reprend cependant... pour lui ordonner de ne jamais laisser à terre son fusil (remarquons déjà cette rime... avec l’enfant qui sera sauvé du tir mortel de Chris parce qu’il posera finalement le lance-grenade qu’il avait voulu reprendre à un combattant tué sous ses yeux). Un dîner familial où le père, retirant sa ceinture et prêt à s’en servir comme d’un fouet, hurle à ses enfants que l’humanité est divisée en trois types d’hommes : les bons, les méchants et les chiens de berger. Un sermon au temple où Chris, qui n’écoute pas la parole, s’emploie à voler une bible (bible qu’il aura toujours avec lui, mais pourquoi ? Un de ses camarades de combat lui dira un jour "Est-elle blindée ta bible ? Tu ne l’ouvres jamais."). Sa décision de s’engager chez les Navy SEAL et ainsi de devenir "chien de berger", c’est à dire sauver les bons et tuer les méchants : une boutique, un dépliant, on lui fait miroiter qu’il s’agit d’œuvrer sur la terre, le ciel et l’eau, autrement dit de sauver l’univers !

Après cette suite de flash-back synthétisant ce qui a fait "grandir" Chris, Clint Eastwood nous remontre une deuxième fois, et sous le même angle, la scène où Chris vise et tue l’enfant, puis sa mère. Mais pourquoi prend-il soin de nous la faire voir deux fois ? Si ce n’est pour que nous percevions bien la logique dans le geste assassin de Chris : l’histoire de son éducation, de cette société dans laquelle il a grandi, ce "on" qui lui a dit ce qu’il fallait faire pour "sauver le monde" parce qu’il détenait la "vérité", celle d’une parole d’homme : il y a trois types d’êtres humains, les bons, les méchants et les chiens de berger.

Il nous faut regarder ici l’image d’une autre femme, la femme de Chris, presque à la fin du film. Cette image intervient un peu comme une rime. Il s’agit du moment où Chris part avec ce vétéran, donc ami, et qui sera son meurtrier. Ce n’est déjà plus Chris que nous voyons à l’écran. Le cinéaste nous montre sa femme, le regardant avec une insistance et un étonnement inquiets, avant de refermer avec lenteur la porte coulissante de la maison familiale jusqu’à ce qu’elle recouvre complètement l’écran et le rende entièrement noir, pour devenir le support à l’annonce de la mort de Chris... Mais elle a refermé la porte sur elle, comme si une autre femme disparaissait...

Relevons maintenant quelques images fortes pour tenter de découvrir le fil conducteur du film : le ventre énorme de la femme de Chris, exposé au plein milieu de l’écran, alors qu’elle rend visite au médecin pour passer une échographie, mais la femme n’est pas malade, son ventre énorme contient la vie, le malade est l’homme assis à côté d’elle, Chris ! Un peu plus tard, dans la "maternité exemplaire", plus de mères ni de pères, mais des berceaux serrés et bien rangés, où des nurses indifférentes, et pourrait-on dire "sans vie", n’entendent même pas les bébés pleurer. Pourtant, un père est là, Chris, tentant de voir sa fille derrière une vitre grillagée ! Il a beau s’efforcer d’attirer l’attention, frapper la vitre, crier, se révolter, personne ne l’entend plus... Et encore, l’alliance volée par le jeune marine, compagnon de combat de Chris, d’une matière précieuse, et qu’il dit être fier de rapporter à sa fiancée, mais qui comprendra, en rentrant défiguré, quel prix a la véritable alliance, d’une valeur matérielle bien pauvre, mais qui unit un homme et une femme pour fonder une famille. Et enfin cette image vertigineuse, ce plan, vu du dessus, nous présentant Chris et sa femme, allongés l’un à côté de l’autre, sur le lit recouvert d’un drap blanc, immobiles, regardant vers nous, tels des gisants sur leur linceul.

Quelle est donc la guerre dont veut nous parler Clint Eastwood ? Car ce n’est pas la guerre d’Irak. La guerre qu’il évoque, c’est celle qui tue d’abord l’enfant, puis la femme et qui enfin tue l’homme, et donc l’humanité. Bientôt, il n’y aura plus personne pour honorer ce héros, ce "sauveur du monde" dans l’illusion la plus totale, puisqu’il est glorifié non pas pour ceux qu’il a sauvés, mais bien précisément pour ceux qu’il a tués ! Le héros, La légende, a eu l’illusion de sa toute-puissance, s’imaginant sauver le monde entier, mais c’est en fait l’humanité qu’il a tuée...

Pourtant Clint Eastwood nous ouvre à quelque chose, au moment le plus "noir" (ou marron plus exactement), celui de la tempête de sable. Quelque chose surgit de ce profond brouillard... une parole, la parole qui sauve ! Et c’est à cette parole, que notre héros doit la vie...
Mais nous, l’aurons-nous entendue, nous qui ne voyons plus ?

Françoise Le Graverend, le 9 mars 2015

[1Kyle ne se sépare pas d’une Bible… qu’il n’ouvrira jamais. Le pasteur de son enfance assure qu’au dernier jour nous aurons la lumière. Mais face aux ennemis déchaînés comme aux concitoyens dévastés, le livre reste scellé.

[2Qui malgré la dureté de certaines scènes, évite tout voyeurisme, ce qui est aussi une condition de lucidité !

[3Paul Beauchamp

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