Cardinal Lustiger : une conscience qui manque à la France
Tribune d’Olivier Jay qui a été pendant 6 ans (1981-1987) conseiller du cardinal Lustiger pour la communication et a dirigé Radio Notre Dame, parue sur lefigaro.fr le 4 août 2017.
FIGAROVOX/TRIBUNE - Olivier Jay rend hommage au cardinal Lustiger, ancien archevêque de Paris et académicien, mort il y a tout juste dix ans. Il loue un grand esprit et un grand homme, fin connaisseur de la politique et de l’histoire françaises, qui rayonna bien au-delà de son rôle pastoral.
Olivier Jay a été pendant 6 ans (1981-1987) conseiller du cardinal Lustiger pour la communication et a dirigé Radio Notre Dame. Ancien journaliste, il est associé chez Brunswick, où il conseille des entreprises.
Il y a dix ans, le 5 août 2007, le Cardinal Lustiger nous quittait à 81 ans, à la Maison Jeanne Garnier, le plus grand hôpital de soins palliatifs d’Europe dont il avait voulu la renaissance. Il a été un des archevêques de Paris le plus long à son poste - près d’un quart de siècle entre 1981 et 2005. Ses obsèques interrompaient les vacances américaines du nouveau président de la République, Nicolas Sarkozy. Elles ont rendu un témoignage sans bling-bling à une conscience nationale, fruit d’un destin singulier et d’une intelligence fulgurante éclairée par une vie de prière. Réformateur déterminé, « le Cardinal » a laissé des traces dans tous les domaines de la vie de L’église, du Collège des Bernardins à Radio Notre Dame, d’un séminaire diocésain à la création d’une vingtaine de nouvelles paroisses, sans compter KTO ou la restauration de Notre-Dame de Paris, comme centre vivant de l’Église de Paris. Bâtisseur inlassable, à rebours des discours ambiants sur les contraintes des périodes de vaches maigres.
Lustiger, c’est d’abord un destin. Forgé par l’histoire et les blessures du XXe siècle. Comme le signe, lors des obsèques, ce kadish inédit : la prière juive des morts, récitée par les représentants de la communauté juive, au seuil de la cathédrale. Fils d’émigrés polonais, il a porté l’étoile jaune, privé de sa mère raflée pour Auschwitz-Birkenau. Il a connu la traque - je l’ai vu, toute sa vie, se méfier du téléphone, des ordinateurs et des policiers. Il a demandé le baptême à 14 ans en 1940 et revendiquera constamment son deuxième prénom Aaron. Pour lui, le baptême reçu de l’Église n’était pas une rupture avec sa judéité mais un accomplissement. Comme s’il incarnait dans sa chair la Nouvelle Alliance entre Dieu et les hommes, ce qu’il nommera Le choix de Dieu. Cette affirmation, théologiquement étayée depuis Vatican II, choquera les plus intégristes des catholiques et des rabbins. Il en souffrira. Le temps et les fruits des dialogues parfois douloureux (comme l’affaire du Carmel d’Auschwitz) lui permettront d’être mieux compris.
Le drame de la shoah met son empreinte sur une intelligence exceptionnelle. Lustiger vit la hantise permanente des totalitarismes du XXe siècle, nourri des pensées d’Hannah Arendt, Raymond Aron, Heidegger et des théologiens de Lubac et Balthasar. Sa pensée n’est pas cartésienne, certains la qualifieront d’elliptique. Elle est nourrie de l’Écriture et d’une fréquentation personnelle de l’Histoire. Lustiger sera un critique constant du rôle crucial de postérité des Lumières dans les totalitarismes du XXe siècle.
C’est ce destin qui frappera Jean-Paul II. Il le nommera en écartant les listes « officielles » pour le siège épiscopal de Paris, une des charges les plus importantes de la chrétienté. « Vous êtes le fruit de la prière du pape », lui confiera Stanislas Dziwicz, le secrétaire de Jean-Paul II. « Je savais qui je nommais », dira le pape polonais marqué par l’antisémitisme de son pays et le communisme. Jean-Paul II - Lustiger : ils ont la même vision de l’avenir de l’Église et du monde. À l’aube des années 80, un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaitre, l’Europe semblait définitivement coupée en deux. Les deux hommes partagent la même conscience du tragique mais la même certitude : l’Europe sera réunifiée à vue humaine. On le sait peu, c’est le Cardinal Lustiger qui a inspiré le discours prophétique de Jean-Paul II sur l’avenir de l’Europe à Compostelle, quelques mois avant la Chute du Mur de Berlin. Le pape avait envoyé un scribe recueillir les idées d’un homme qui avait du mal à écrire et devait dicter ce qui l’habitait.
Le Cardinal révèlera son sens politique pour mener le combat pour l’école catholique face à la gauche sectaire de la première vague rose de 1981. Il nouera une relation proche avec François Mitterrand, personnalité ambigüe mais chef d’État doté d’une conscience intime des enjeux spirituels de la politique. En même temps, Lustiger maintiendra une exigence forte à l’égard de ses ouailles : « École catholique, deviens ce que tu es », proclame-t-il en mars 1984 devant 800 000 manifestants réunis sur l’esplanade de Versailles, un discours ciselé jusqu’à 4 heures du matin avec des conseillers comme le philosophe Jean-Luc Marion, son successeur à l’Académie Française. Autrement dit : je vous soutiendrai si vous êtes fidèle au caractère catholique dont je dois être le garant. Cette introspection provocante, je l’entendrai la porter, parfois avec rudesse, à d’autres institutions « catholiques » - des hôpitaux aux groupes de presse.
Au fil des années, très vite même, le cardinal Lustiger est devenu une « conscience nationale » comme nous n’en avons peut-être plus. Avec son caractère entier, ses fulgurances parfois contestées par les spécialistes, il témoignait du sens de la responsabilité d’un homme de pouvoir qui n’était jamais dans la manipulation, du réalisme d’un bâtisseur qui se méfiait de l’argent mais savait le trouver pour faire avancer ses projets. Comme il réussira avec éclat les Journées mondiales de la Jeunesse (JMJ) de Paris en 1997, point d’orgue de son amitié avec Jean-Paul II. Action-pensée : je me souviens d’un après-midi chez Pierre Nora : un échange intense avec Jean Daniel, François Furet, Jacques Julliard, Regis Debray, Jean-Luc Marion, assis par terre autour de lui dans un appartement du 6e arrondissement. Il savait trouver les formules pour une opinion troublée - sur le terrorisme (déjà,…), la montée du Front National, les débats bioéthiques, la guerre scolaire, l’Europe… Une voix qu’on écoutait, quel que soit le sujet et le public. Que nul n’était obligé de suivre. Mais une voix qui indiquait une voie. Oui, cette conscience nous manque.
par Olivier Jay