« Jean-Marie Lustiger fit souffler un vent tonique sur l’institution »
Interview de Anne-Marie Pelletier, théologienne, lauréate du prix Ratzinger en 2014 et membre de l’institut Jean-Marie Lustiger réalisée par Sixtine Chartier et parue sur lavie.fr le 4 août 2017.
Le 5 août 2017 marque le dixième anniversaire de la mort d’Aron Jean-Marie Lustiger, cardinal-archevêque de Paris. La théologienne Anne-Marie Pelletier, lauréate du prix Ratzinger en 2014, membre de l’institut Jean-Marie Lustiger, l’a bien connu. Elle revient sur l’empreinte qu’il a laissée sur le diocèse de Paris et l’Église de France.
Dix ans après sa mort, que retient-on aujourd’hui de l’action de Jean-Marie Lustiger ?
Le parcours des rubriques qui structurent le colloque qui va se tenir en octobre pour le 10e anniversaire de sa mort est peut-être la meilleure manière de ressaisir ce qu’il en est aujourd’hui de cette mémoire. Le programme y fait défiler divers aspects de la personnalité et de l’histoire de Jean-Marie Lustiger, comme curé parisien, pasteur, archevêque, comme juif, ami de Jean Paul II, comme académicien. Mais ce colloque inventorie aussi les multiples aspects de son action : dans le gouvernement du diocèse, dans l’Église universelle, mais aussi au sein de la société française, quand il lui fallut prendre part aux querelles politiques de la vie de la nation. Il met aussi en valeur ce qui reste une part majeure de son héritage : sa contribution décisive à une intelligence chrétienne du mystère d’Israël, ou, plus exactement encore, à une intelligence de l’Église par elle-même au vu du mystère d’Israël.
Vu d’aujourd’hui, quels ont été les grands chantiers du cardinal Lustiger à Paris ?
Ces chantiers ont été multiples car, à ses yeux, la mission de l’Église devait être honorée dans toutes ses dimensions et selon toutes les résonances qu’elle trouvait dans la grande ville. L’une de ses priorités fut certainement, en conformité avec sa mission d’évêque, mais avec une gravité particulière, d’éduquer les chrétiens à une foi solide, questionnée et questionnante. Dès le début de son épiscopat, il promut des lieux de formation pour les laïcs et pour les prêtres. Mais la tâche d’évangélisation ne cessa de le tarauder. Rejoindre une jeunesse loin de l’Église fut un de ses soucis, culminant dans les Journées mondiales de la jeunesse en 1997 à Paris. Tout comme rejoindre la foule déchristianisée de la capitale. Pour mobiliser les forces vives du diocèse, il inaugura en 1990 une « Marche de l’Évangile », version personnelle des synodes diocésains. Convaincu des ressources spirituelles de la création artistique, il fut aussi bâtisseur d’églises. Ou encore, sensible aux exigences nouvelles de la communication, il fonda Radio Notre Dame, puis KTO, où il faisait lui-même entendre la voix de l’Église avec une aisance et une force singulières. Il faudrait aussi mentionner son engagement pour l’Europe dans de multiples prises de parole.
Peut-on dire qu’il a fait entrer le diocèse de Paris dans une nouvelle ère ?
Quand il devint archevêque de Paris en 1981, l’ensemble de l’Église vivait des jours intenses. Elle était travaillée par les évolutions et les débats post-conciliaires, mais aussi par l’avènement en 1978 de Jean Paul II. C’est dans ce contexte que Jean-Marie Lustiger fut appelé à démultiplier, à l’échelle d’un diocèse, des convictions théologiques et ecclésiales fortes, mûries au fil de ses expériences précédentes. Tout cela fit nécessairement de la nouveauté. Incontestablement il fit souffler un vent tonique sur l’institution, non sans susciter critiques ou résistances. Tout comme il venait de secouer de sa léthargie une paroisse parisienne, il prit rapidement des décisions qui impliquaient des débats de fond sur la nature de l’Église, sur sa visibilité, sur sa mission. La force de sa personnalité imposait un « retour au centre », pour citer le titre d’un ouvrage du théologien Hans Urs von Balthasar, qui faisait partie de ses admirations.
En impulsant tous ces changements, il a marqué une rupture avec les méthodes et l’héritage de son prédécesseur, le cardinal Marty. Est-ce que ce qu’il a institué a eu un avenir après lui ? ou est-ce que cela ne tenait pas plutôt à sa personnalité hors normes ?
L’Église de Paris, à l’évidence, vit présentement dans le cadre d’institutions voulues, pensées et mises en place par Jean-Marie Lustiger. À travers tout cela, la vision que le cardinal avait de l’Église a continué à s’incarner et à porter ses fruits au cours de la dernière décennie. N’oublions pas qu’il avait fortement le souci d’œuvrer dans la durée, d’incarner ses intuitions et ses projets dans des institutions pérennes. C’est ainsi, par exemple, qu’il a voulu qu’existent les Bernardins comme lieu physiquement appuyé sur la grande mémoire de l’Église et ouvert au monde d’aujourd’hui. Il a été, au sens strict, plus d’une fois un bâtisseur. Et tout cela déborde clairement sa personne, au point que nombre de ceux qui fréquentent aujourd’hui ces institutions peuvent ignorer à peu près tout de lui. C’est d’ailleurs la fonction de l’Institut Jean-Marie Lustiger, depuis plusieurs années, de veiller à ce que l’abondant héritage qu’il a laissé continue à être fréquenté et à être inspirant. Le propre d’une grande personnalité est bien de faire advenir des réalités qui débordent le temps fini de son existence.
Quel a été au juste son impact sur la formation des prêtres du diocèse ? A-t-il réformé la formation ?
La formation des prêtres a été au cœur de ses préoccupations. Dès 1981 il décidait de fonder un séminaire à Paris, sous son autorité d’évêque. Il y introduisait la nouveauté d’une année préparatoire de formation spirituelle, d’un style d’enseignement original, où l’Écriture recevait une place centrale. La nouveauté aussi d’un mode de vie communautaire des séminaristes en « maisons ». De tout cela, il s’est expliqué avec passion dans un livre Les prêtres que Dieu donne paru en 2000. Jusqu’au bout il a exprimé son souci de voir se lever une génération de prêtres bien équipés intellectuellement et spirituellement. Et il a célébré avec ardeur la magnificence de l’appel à « être prêtre du Christ ».
Peut-on parler d’une « génération Lustiger » dans le diocèse de Paris, notamment parmi les prêtres ? Quelles seraient ses caractéristiques ?
Permettez-moi de répondre par un détour ! Lorsqu’il était lui-même « curé de Paris », selon le titre qui figure dans le volume de Sermons publiés en 1978, il a fortement donné à voir ce qu’étaient la mission et la responsabilité d’un pasteur donné par Dieu à une communauté de baptisés. Il a manifesté comment la Parole de Dieu était fondement, nourriture, en même temps qu’instance critique, au principe de la vie ecclésiale. La manière dont il travailla alors à la création d’un corpus de chants liturgiques rigoureusement scripturaires est à ce titre exemplaire. Tous ceux qui furent ses paroissiens apprirent de lui, avec une vigueur inégalée, comment la célébration eucharistique nourrissait en chacun d’eux la capacité missionnaire. Il leur a appris l’identité vraie de l’Église suscitée par Dieu et entraînée par lui dans la suite du Christ. Tout cela est la matrice de la formation des prêtres qu’il a voulu mettre en œuvre à frais nouveaux.
Et donc, faut-il considérer que c’est aussi le profil caractéristique de la génération de prêtres qu’il a suscitée ?
Eh bien, de fait, la question se pose. Jean-Marie Lustiger se reconnaîtrait-il dans l’ensemble de la génération présente du clergé formé dans le diocèse ? Ne faisons pas mystère de ce qu’il existe aujourd’hui un retour incontestable du cléricalisme. Pour qui, comme moi, a été témoin des « années Sainte-Jeanne » (Jean-Marie Lustiger a été curé de la paroisse Sainte-Jeanne-de-Chantal à Paris dans les années 1970, ndlr), il y a là matière à réflexion. Ma conviction est que pour raviver la vérité du ministère presbytéral, nous aurions grand avantage à revisiter précisément ces années antérieures à l’épiscopat. Nous gagnerions gros à méditer le témoignage qu’elles portent d’une ecclésiologie remarquablement inclusive : je veux dire associant prêtres et laïcs dans une même expérience spirituelle à densité quasiment mystique, puisqu’il s’agit d’être ensemble configurés au Christ et d’être sacrement du Christ pour le monde. Rien de plus, mais rien de moins, en somme, que la théologie de Lumen Gentium, avec toute sa générosité fondée sur une théologie intégrale de la grâce baptismale. En fait, encore, tout un programme…
Son successeur, Mgr André Vingt-Trois, était un de ses collaborateurs. Comment a-t-il assumé (ou pas) l’héritage de Mgr Lustiger ?
Mgr Vingt-Trois a été un très proche de Jean-Marie Lustiger, bien avant que celui-ci ne soit cardinal. Son cahier des charges a été incontestablement d’assurer l’avenir de tout ce qui avait été créé et mis en place par son prédécesseur. Si les deux hommes ont des profils psychologiques bien différents, ils ont été en connivence profonde dans la perception de l’identité de l’Église, de sa mission, des priorités à honorer pour que le Christ soit authentiquement manifesté dans un monde difficile, ambigu, en proie à des tentations très dangereuses. En réalité, notre présent n’est plus exactement le monde dans lequel a œuvré Jean-Marie Lustiger. De nouveaux problèmes ont surgi, des menaces se sont accentuées. Mais la grille d’analyse, tout comme la boussole des deux cardinaux aura bien été la même. Pour l’un et l’autre, la révélation biblique est le dévoilement des grandes tentations spirituelles qui ne cessent de travailler l’humanité. Et l’Évangile est le secret d’une invincible espérance qui, au sein même d’une clairvoyance sans concession, doit nous empêcher de nous enfermer dans le pessimisme et le dénigrement.
Mgr Vingt-Trois va bientôt prendre sa retraite, il s’agit d’une nouvelle période charnière pour le diocèse de Paris. Comment peut-il aborder cette période ? Doit-il se recentrer sur l’héritage de Mgr Lustiger ?
Nul doute que cette échéance est une date importante pour la vie du diocèse. Elle doit être, plus que jamais, l’occasion de vivre en avant. Soit le contraire d’une problématique de « recentrage » sur ce qui a été et qui n’est plus. Comme si le salut consistait à répéter ou à s’immobiliser dans la référence à une personnalité, fût-elle d’exception. Il nous faut consentir à ce que les temps se renouvellent, au sein même de l’Église. Il nous faut croire qu’il existe une bonne nouveauté qui, sans annuler ce qui précède, dilate la vision que l’Église a d’elle-même, du monde et de sa mission. Le style du pape François n’est pas celui du pape Jean Paul II… C’est pourtant la même foi, le même Christ, la même Église. Et c’est même toujours plus l’Église, quand celle-ci s’enrichit de nouvelles manières d’entendre et de suivre l’appel de l’Évangile. En l’occurrence, qui entend être fidèle à Jean-Marie Lustiger doit à son école, me semble-t-il, avoir l’audace de faire crédit à l’avenir. Le christianisme commence tout juste, aimait-il dire en substance. Pas de meilleure conviction pour contrecarrer les peurs et les replis frileux…