Coronavirus : Vie cultuelle et engagement social sont indissociables
La Vie – 30 avril 2020
Tribune du père Laurent Stalla-Bourdillon, directeur du Service pour les professionnels de l’Information.
Comme en Italie, les modalités du déconfinement en France ont suscité une certaine émotion dans les milieux catholiques. La Conférence des évêques s’est émue du report au 2 juin de la célébration des messes. Des évêques ont eu une expression plus vigoureuse encore. Il faut le reconnaître : ce report (valable pour tous les cultes et pas seulement pour l’Église catholique) a froissé l’attente de ceux qui, moyennant des garanties sanitaires, pensaient que le 11 mai sonnerait l’heure du retour à la messe. L’étendue de la déception a suscité des jugements sur la vie spirituelle et la vision anthropologique des responsables politiques. Clairement, si la décision de report ne saurait servir de base à une évaluation de la vie spirituelle des dirigeants, elle jette en revanche une lumière crue sur la signification évanescente, selon une tendance lourde, des activités des « cultes » telle que la perçoit le monde politique dans sa majorité. Sur ce point comme sur tant d’autres, la pandémie fait fonction de révélateur.
L’application aux cérémonies liturgiques (messes, mais aussi baptêmes et mariages) de critères strictement sanitaires de « droit commun » a fait prendre conscience aux Français de confession catholique que la messe n’est pas (n’est plus) une activité dont l’utilité collective justifierait un traitement prioritaire de la part des pouvoirs publics. Nouvelle attestation du fait que la France a cessé d’être inspirée « par défaut » par le catholicisme. Il faudrait être aveugle pour ne pas voir cette réalité ou vouloir s’aveugler pour ne pas l’admettre. De l’autre côté, la force du ressentiment exprimé ne peut logiquement s’expliquer que par l’affirmation plus ou moins explicite de la centralité de la messe et de sa suite normale : où les fidèles peuvent-ils se ressourcer s’ils n’ont plus la messe ? Et nous voilà partis, dans le rapport entre le visible et l’invisible, entre la grâce et son signe dans le sacrement ? Qu’a-t-on perdu en perdant (temporairement) l’accès à la messe ?
Le problème est que ces questions, si authentiques soient-elles, n’ont de sens que dans l’Église. La société française et nombre d’élus – qui en sont l’expression dans la société politique – ne partagent plus la vision catholique de l’homme, sur sa vocation et sur son principe de sanctification dans la vie des sacrements. Sur tous ces sujets, la société est passée de l’oubli souvent assumé à l’ignorance peu ou pas consciente… S’il en est ainsi, c’est sans doute parce que la société n’a plus vraiment les moyens de recevoir la vision chrétienne de l’homme, et que l’Église, composante bon gré mal gré de cette société, n’a plus les moyens de la lui faire connaître. Elle ne fait pas le poids face à la diffusion méthodique des anthropologies contemporaines. L’homme animal (animalisme) ou l’homme machine (transhumanisme) correspondent à des problématiques, écologique ou de production, loin de l’humanité du texte biblique. Les résultats tangibles de l’efficacité des sciences priment sur la promesse d’un accomplissement de l’homme.
Église et monde politique face à face
La relation d’exclusion ainsi posée renvoie au premier nœud du problème : le faux partage entre le croyant et le citoyen moderne (à l’un la sphère privée, à l’autre la sphère publique). Cette vision a contaminé la pensée politique pour qui la nature humaine se réduit au corps et qui minimise la dimension relationnelle donc communautaire de la vie spirituelle. Ce faisant, l’unité du corps social est fragilisée par la perte de son composant spirituel.
Seulement, et on retrouve là le second problème, la seconde dissonance : le monde politique ne voit pas la nécessité de prendre en considération la dimension transcendante de l’homme et les religions n’acceptent pas que ce qu’elles tiennent pour vitalement vrai ne soit pas reconnu comme tel par la société politique.
Le monde politique ne se laisse pas dicter par les religions la place qu’elles doivent occuper dans le débat public. Or, il est très difficile à l’Église catholique en France d’accepter de représenter un point de vue parmi d’autres. Elle découvre jour après jour, débat après débat (pour le confinement comme pour la bioéthique) que ses convictions ne peuvent s’imposer à la décision politique, et elle éprouve de l’inconfort à constater que le monde politique méconnaisse sa volonté, et plus encore sa capacité, de parler au nom du bien commun et non de ses seuls intérêts. De son côté, le monde politique lit toute requête religieuse – d’où qu’elle vienne – comme une revendication catégorielle, ou mieux encore communautaire. La charge négative associée à la notion de communautarisme fait de l’usage de cette catégorie un puissant instrument de contrôle, ce qui explique largement pourquoi le personnel politique se l’est à ce point appropriée tout en la critiquant.
La mission de l’Église lui interdit d’en rester au sentiment de frustration. La justesse des positions de l’Église ne pourra emporter l’adhésion du politique que si elle parvient à soutenir son accompagnement de la société. La tâche n’est pas facile, comme le rappelle cette pertinente analyse de Philippe Portier, politologue et sociologue des religions, sur les mutations du religieux dans la France contemporaine : « Sans doute la “civilisation catholique”, assise sur une adhésion massive au système de pratiques et de normes mis en place par l’institution romaine, s’est-elle effondrée au cours du dernier demi-siècle, sous l’effet pour une grande part du processus d’individualisation, lié lui-même à l’accentuation du processus de différenciation sociale. Cet évidement du monde paroissial n’a pas débouché cependant sur une exténuation de la croyance : la “civilisation républicaine”, dont les théoriciens annonçaient, à la fin du XIXe siècle, qu’elle s’appuierait bientôt sur la seule puissance de la raison, s’est ouverte, au cours de ces dernières années, à une expansion renouvelée du religieux, sous l’aspect souvent d’un “spirituel” proliférant, tant dans l’ordre de l’existence privée que dans celui de la délibération publique. »
Ainsi, même éloignée de l’Église dans ses vues et ses pratiques, la société demeure terriblement en recherche de justice et d’égalité. Seule la considération sincère de l’Église pour la société avec laquelle elle fait corps, fût-elle en pleine dérive, exprimera le primat de la fraternité et sa contribution à l’édification du corps social et suscitera, par-là, la confiance. Et l’évolution de la société influencera en retour la perception du monde politique.
Vie sociale et relation à Dieu
Cependant, si on s’interroge sur le regard actuel du monde politique sur la foi catholique, force est de constater (libre à chacun de le déplorer) que la préoccupation de la vie spirituelle des gens est complètement sortie de la considération du personnel politique. Nous ne parlons pas ici de la vie spirituelle personnelle des élus, qui est une réalité pour beaucoup – parfois une réalité édifiante –, mais de sa place dans l’édification du corps social.
La nature humaine est devenue totalement étrangère à la pensée politique contemporaine, et avec elle la juste prise en compte de la personne. Le néant des surfaces n’est que le miroir du vide des profondeurs : profondeur de l’histoire, profondeur de l’horizon de l’existence, profondeur de la conscience face à la finitude du corps et à l’infini de l’amour. Cette profondeur fait probablement peur aujourd’hui. Le numérique agit comme divertissement, détournement de la conversion à la nécessité de fortifier en soi une raison profonde de vivre et de mourir.
De son côté la pensée chrétienne considère que la relation à Dieu est une composante essentielle de la vie humaine et sociale. Elle éclaire autant la signification de notre corporéité individuelle que collective. Le corps social ne s’édifie (et reste uni) qu’à proportion de la considération pour la dignité de toute personne, laquelle se dévoile seulement dans sa relation à Dieu. Il faudra faire œuvre autant de pédagogie que de douceur pour que cette proposition soit reçue dans les sphères du pouvoir.
Aujourd’hui, si la Constitution reconnait la liberté de culte, sa résonance « dans » la personne n’est pas du ressort de l’attention du politique. Que vous trouviez vos émotions dans un stade en étant adhérant à un club de supporters ou que vous trouviez votre paix intérieure en étant membre d’une Église, peu importe : ces activités de la vie sociale, du point de vue politique ne peuvent être distinguées, au nom de la séparation entre sphère privée et sphère publique.
Comment un État laïc pourra-t-il prendre en compte le fait que la foi soit structurante pour beaucoup ? C’est tout le problème de la substitution de prétendues « valeurs de la République » à substrat politique, à une démarche venant de la richesse de la personne. On objectera qu’il n’est pas scientifiquement prouvé que la pratique religieuse améliore les personnes, ou fasse d’elles des acteurs plus dynamiques de la vie du pays. Outre que cette mesure est impossible à réaliser, l’objection s’accompagne d’un brin de mauvaise foi, si l’on considère l’engagement constant des chrétiens au service du bien commun. Sans doute est-ce la conscience de cet engagement qui a rendu la déception plus intense.
L’Église, principe d’animation et d’unité
Concluons en rappelant que la vie des catholiques est toujours orientée vers une meilleure articulation des trois corps qui forment le cadre commun à toute existence : le corps individuel, le corps social et le corps environnemental. En chaque messe, le fidèle reçoit du Christ, la force spirituelle pour travailler le monde comme un don et y édifier une société unie par l’amour dont le Créateur nous aime. La célébration de la messe fait apparaître deux autres corps perceptibles seulement avec les yeux de la foi : le Corps du Christ sur l’autel et le Corps du Christ qu’est l’Église répandue par toute la terre. En communiant au Corps du Christ ressuscité, le fidèle trouve l’énergie de faire de sa vie un don pour les autres. Dieu aime d’un amour qui fait se donner. Ainsi le Corps ecclésial, invisible aux yeux mais à la foi seulement, est là pour le bien de tous. L’Église serait au tissu social ce que l’âme est au corps individuel : un principe d’animation et d’unité. Telle est la doctrine chrétienne. Et même si cette vision théologique des choses n’est jamais parfaitement réalisée, elle indique une mission. L’Église ne se comprend que dans cette Parole qui la fonde et fait d’elle, en acte, une servante de l’amour miséricordieux de Dieu pour tout homme.
Dès lors, vie cultuelle et engagement social sont indissociables. Nous le savons déjà au niveau profane : un peuple se reconnaît toujours à ses fêtes par lesquelles tous ses membres communient à une même joie (comme par exemple la fête du 14 juillet). Lors des célébrations dominicales, la récitation du Credo par toute l’assemblée a cette double fonction unifiante et confessante. La privation de messe entrave donc plus qu’une simple requête personnelle et ne peut être comparée à la privation d’un cinéma ou d’un spectacle. C’est ce que sous-entend l’appel de l’épiscopat à l’adresse des responsables politiques : que l’authentique respect de la liberté religieuse reconnaisse ces deux aspects. L’Église est structurée au-dedans par le Credo, et au dehors au service du peuple par la charité. Pour se partager, l’expérience pascale doit d’abord se recevoir.
Si donc une religion porte une vision de réalisation d’un monde commun, cela explique encore pourquoi, le politique tient les cultes à distance de ce qu’il estime être sa prérogative exclusive : faire paraître un monde nouveau. Ce n’est plus alors le religieux qui verse dans le politique, mais le politique qui nage dans le religieux. Ce processus de substitution ou d’instrumentalisation à des fins politiques est déjà visible dans divers pays du monde.
Le défi restera immense pour les responsables de l’Église catholique de prendre la parole dans le débat public en convainquant qu’ils visent, non pas une suprématie communautaire, mais plutôt une plus grande communion humaine, l’humanité ne formant qu’une seule famille. « Il y a toujours quelque chose d’inconfortable » dans le témoignage chrétien, disait le pape François. Dans ce sens, le 28 avril, il exhortait les fidèles « à prier le Seigneur de donner à son peuple, la grâce de la prudence et de l’obéissance aux dispositions, afin que la pandémie ne revienne pas ». Il faudra des années d’un patient labeur pour gagner la confiance des Français, expliquer et donner des gages en acte que le bonheur de vivre suppose l’accueil de chacun. À n’en pas douter, la terrible crise sociale qui vient sera, pour les chrétiens de France, l’occasion de poursuivre ce que l’Église n’a cessé d’apprendre : recevoir avec gratitude ce monde et toute personne pour ce qu’ils sont, un don de Dieu.