Gran Torino
Clint Eastwood
Paris Notre-Dame du 19 mars 2009
Critique du père Denis Dupont-Fauville.
Chaque semaine, une œuvre cinématographique est présentée par le P. Denis Dupont-Fauville, afin de prolonger la réflexion et adopter une autre perspective sur le thème choisi et abordé par Mgr Bernard Podvin le dimanche qui suit.
Dieu fait du neuf aujourd’hui – Ouvrons les yeux !
« Ouvrons les yeux » nous invitent, cette année, les Conférences de Carême… Proposer un autre regard, voilà la démarche suivie par Paris Notre-Dame tout ce temps de Carême. Chaque semaine, une œuvre cinématographique est présentée par le P. Denis Dupont-Fauville, afin de prolonger la réflexion et adopter une autre perspective sur le thème choisi et abordé par Mgr Bernard Podvin le dimanche qui suit.
L’une des caractéristiques de Clint Eastwood consiste à nous installer dans des situations classiques, que nous croyons avoir comprises au premier regard, pour les faire évoluer vers des directions imprévues. Chez lui, l’homme prime toujours sur le système, les clichés les mieux pensants ne suffisent pas à donner du sens.
Gran Torino (2008) s’ouvre sur un enterrement et se clôt sur un autre. Entre les deux cérémonies, une longue montée de violence, de racisme, d’humiliations et de guerre des gangs. Mais la violence qui compte est celle de l’accession à la paternité, par laquelle un patriarche indifférent et blasé donnera à un jeune déraciné de devenir adulte. Au terme, le vieil égoïste raciste se sacrifiera gratuitement, en une humilité et une douceur aussi radicales qu’insoupçonnées.
La figure d’un jeune prêtre aura accompagné ce retournement. Avec au centre une confession inoubliable où le baroudeur violent révèle son cœur pur, demandant pardon d’une infidélité cachée, aussi ponctuelle que gratuite. Un monde en déclin, que tout semble conduire au néant, s’ouvre progressivement au vrai prix de la vie, plus forte que la mort. Traversée des apparences, non en prétendant se prémunir de la perte mais en l’accueillant comme un vivant. C’est pourquoi le dernier murmure du héros est celui d’un Je vous salue Marie : tourné vers l’humble servante du Seigneur, il transfigure l’assaut du mal pour faire doucement accéder les spectateurs à l’espérance.
P. Denis Dupont-Fauville
Le dernier film de Clint Eastwood, Gran Torino, s’ouvre et se clôt, à l’intérieur de la même église, par un enterrement. Dans le premier cas, une mère de famille généreuse, qu’entourent des individus murés dans leur amertume ; dans le second, un misanthrope solitaire, qui unit ceux qu’à leur corps défendant il aura rachetés.
Le paradoxe et le miracle du film résident en ce que, d’un enterrement à l’autre, le héros effectue un parcours où, affrontant une existence que tout semble conduire à la mort, il s’ouvre progressivement au vrai prix de la vie, plus forte que la mort. Si bien que les spectateurs, sortant de ce spectacle apparemment funèbre, ne peuvent qu’accéder à l’espérance.
Histoire pourtant très simple, d’un solitaire de l’Amérique profonde que les circonstances amènent à fréquenter des voisins vietnamiens mal intégrés. Mise en scène extrêmement épurée, où tout se passe à hauteur d’homme, le long d’une ou deux rues, d’un carrefour à l’autre. Mais ce cadre formel, traité avec un classicisme qui frise la perfection, permet de repérer les moindres inflexions, les variations de mouvement, l’évolution des attitudes. Qu’il suffise d’évoquer l’importance des seuils, franchis ou non, des voitures, symboles des fratries et des communautés, et surtout des terrasses, lieux où se combinent l’intimité du foyer et l’ouverture sur l’extérieur.
La subtilité du propos se dévoile aussi dans les dialogues. Une langue plus que verte, volontiers agressive, découvre rapidement ses propres limites face à l’étranger, en même temps que son aspect fruste permet justement à l’étranger lui-même d’y entrer, non sans humour, et d’engager un dialogue toujours plus riche en humanité.
Comme toujours chez Eastwood, donc, mais à un point sans doute inégalé, les clichés sont à la fois accumulés et désamorcés. Aucun ne signifie ce que l’on attendrait. Le maniement des mots, l’évolution des personnages et le mouvement de la caméra se conjuguent pour donner à ce qu’il y a de plus banal une profondeur inédite et soudain évidente. C’est d’ailleurs ici une joie, pour les cinéphiles, de voir comment le réalisateur multiplie les citations de ses films antérieurs tout en les retournant [1]. Eastwood acteur et réalisateur atteint à son « achèvement » : non seulement la fin d’un parcours, mais aussi la perfection de ce que celui-ci portait en germe.
Une telle histoire ne peut se raconter, précisément parce qu’elle doit se voir. Les thèmes, innombrables, s’entrecroisent. Signalons-en deux, pour mémoire. D’abord la religion : admirable figure du prêtre, avec ses limites, sa probité et sa grâce, qui permettra une stupéfiante confession, partielle aux yeux du spectateur mais parfaitement honnête du point de vue du pénitent ; la suite montrera d’ailleurs à quel point, malgré ses peurs, il est entré grâce à elle dans la paix. Ensuite les femmes [2], tantôt critiquables (la bru, la petite-fille, la grand-mère Hmong), tantôt admirables (la femme de Walt, la jeune Sue et, réunissant les deux, dans la dernière phrase du héros… la Vierge Marie elle-même) : toute cette progression d’un homme vers une véritable paternité [3] peut aussi être lue comme celle d’une ouverture à la grâce des femmes.
Un chef d’œuvre de cinéma et d’humanité tout court.
P. Denis DUPONT-FAUVILLE +
6 mars 2009
[1] Si les commentaires notent bien que l’histoire sonne le glas de l’inspecteur Harry, il faut aller plus loin et dire que, tout en disparaissant, le personnage donne aussi le vrai fondement des valeurs qu’il tend à incarner.
[2] « Ces femmes Hmong sont de vraies emmerdeuses », marque le point exact où la situation du film commence à se retourner : c’est assez signifier que c’est par la grâce des femmes que la nouveauté advient !
[3] La croissance des jeunes, notamment déshérités, les vertus de l’ouverture… toutes les composantes de cet hymne à l’éducation (à tout âge !) et ses résonances chrétiennes permettent de voir dans le titre, au-delà du nom de la fameuse voiture de Starsky et Hutch, un renvoi au « Gran [Santo di] Torino », saint Jean Bosco lui-même. Un spectacle à recommander en cette année de son jubilé !