Homélie de Mgr Laurent Ulrich - Messe d’action de grâce pour canonisation des Carmélites de Compiègne en la cathédrale Notre-Dame de Paris

Samedi 13 septembre 2025 - Notre-Dame de Paris

 Voir l’album-photos de la Messe d’action de grâce pour la canonisation des 16 carmélites de Compiègne.


 2M 7,1-3a, 6-20, 30, 33, 36-41 ; Ps 125 ; Rm 8, 31b-35, 37-39 ; Jn 15, 18-21

Homélie de Mgr Laurent Ulrich, archevêque de Paris

Déjà à Compiègne, le 8 mai dernier – jour de l’élection de Léon XIV, nous avons pu chanter la joie de l’Église pour la canonisation déclarée par le Pape François des 16 carmélites, vierges de la paix. Et ce fut un moment joyeux souligné par la douceur du climat et la grande ferveur de l’assemblée, au plus près du souvenir que laisse dans cette ville la consécration au Seigneur de ces religieuses et au plus près du monastère actuel et des sœurs qui renouvellent jour après jour leur engagement pour la paix et pour la louange rendue à Dieu. Nous nous en remettons justement à Lui dans cette célébration qui associe tout l’Ordre du Carmel répandu dans le monde, les diocèses dont sont originaires les martyres que nous vénérons, et vous tous qui êtes particulièrement attachés à ce témoignage de foi, d’espérance et de charité, témoignage tellement parlant aujourd’hui encore. En honorant ces saintes de l’Église, nous n’oublions pas, naturellement, les cinq autres sœurs de cette communauté qui, pour des raisons contingentes, ont échappé à cette parodie de procès qui a condamné à mort les premières : de leur vivant, elles avaient formé ensemble une communauté consciente des dangers à venir et confiante de ne jamais pouvoir être abandonnée du Seigneur.

C’est la première marque commune que soulignent les lectures que la liturgie nous propose en ce jour : si un jour ces femmes se sont engagées dans la vie religieuse consacrée, c’est parce qu’elles ont perçu qu’elles pouvaient mettre leur confiance dans Celui qui les appelait. L’apôtre Paul peut le dire aux chrétiens de Rome auprès de qui il se rend : « J’en ai la certitude, ni la mort ni la vie, ni le présent ni l’avenir (…) rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu qui est dans le Christ Jésus notre Seigneur. » Dire cela c’est, à l’évidence, porter au paroxysme une expérience déjà faite, même si elle peut avoir été fugitive ; Paul l’avait clairement compris dans son chemin de Damas, mais il l’a encore vérifié au cours de sa vie missionnaire où il a affronté bien des dangers. Il a su que sa vie donnée ne serait pas vouée à l’échec, à l’oubli de Dieu ; il l’a probablement compris en méditant sur l’exemple d’Étienne qu’il a vu mourir en se remettant à Jésus et en intercédant pour le pardon de ceux qui le faisaient mourir. Il l’avait compris aussi à travers toute l’Écriture, dont le message se trouve bien résumé dans le récit, choisi pour la liturgie de ce jour, du martyr des sept frères et de leur mère : « Voyant ses sept fils mourir en un seul jour, elle le supporta vaillamment, parce qu’elle avait mis son espérance dans le Seigneur. »

Évidemment ceci n’est pas compris par tous les persécuteurs de toutes les époques. Jésus dans l’évangile de ce jour nous en prévient. Nous sommes dans le grand discours qui précède la Passion et Jésus prie pour ses disciples, ses contemporains et tous ceux qui suivront grâce au témoignage des évangélistes et à l’exemple des disciples ; nous venons de l’entendre : « Si l’on m’a persécuté, on vous persécutera vous aussi ; si l’on a gardé ma parole, on gardera la vôtre aussi. Les gens vous traiteront ainsi à cause de mon nom, parce qu’ils ne connaissent pas Celui qui m’a envoyé. » Tel est le monde qui n’accepte pas la parole de vérité et de salut : non seulement les persécuteurs, mais aussi tous ceux qui conçoivent leur existence comme une lutte pour s’imposer aux autres, comme une joute dont ils sont seuls à maîtriser les règles, comme une succession de calculs, comme une suite de réussites ou de défis que l’on se fixe pour être le meilleur. Mais c’est sans compter sur ce que nous ne comprenons pas, sur les échecs d’une existence, sur les doutes rencontrés aux détours des chemins. Et si j’ai l’air de repousser sur d’autres que nous ces figures du doute et du péché, c’est seulement pour les distinguer, car elles se côtoient et se combattent en chacun de nous ; elles ont habité chez ces consacrées, combat spirituel qu’elles ont fait le vœu de mener ensemble pour parvenir un jour à la paix qui rend possible ce don définitif de soi à l’amour rédempteur du Christ.

Le récit de sœur Marie de l’incarnation, les lettres de Mère Thérèse de Saint-Augustin à Mademoiselle de Grand-Rut qui fut quelques mois au carmel, comme les Dialogues de Bernanos traduisent cela, chacun à sa façon, factuelle et historique, ou spirituelle et de conseil, ou plus littéraire. Je choisis de citer ce dernier qui met sur les lèvres de la prieure cette recommandation : « … quoi qu’il arrive, ne comptons jamais que sur cette espèce de courage que Dieu dispense au jour le jour, et comme sou par sou. C’est ce courage-là qui nous convient, qui s’accorde le mieux à l’humilité de notre état. Encore est-ce peut-être trop de présomption que de le Lui demander. Mieux vaut Le prier humblement pour que la peur ne nous éprouve pas au-delà de nos forces … » [1]

La confiance dans le Seigneur qui combat à nos côtés et ne nous abandonne jamais, ce témoignage des carmélites, vierges de la paix comme vous aimez le dire, est donc la première leçon que nous entendons de cette histoire. Et nous l’accueillons volontiers parce que, si nous ne vivons pas chez nous des événements aussi terrifiants que ceux de ces années de révolution sanglante dans notre pays, à Compiègne aussi bien qu’à Paris, nous savons aussi que le combat de la foi n’est jamais bien différent de cela. Nous l’éprouvons et nous cherchons dans l’exemple des martyrs, et de ces martyres-là, la force dont nous avons besoin pour affronter les périls de l’existence, et les contrariétés que les modes de vie présents nous opposent.

Mais il est un signe qui ne trompe pas que ce combat se fait en nous avec la force que nous donne le Christ, comme Il l’a donnée à nos sœurs devancières. C’est la joie et l’égalité d’humeur qu’elles ont manifestées d’abord dans la vie de leur communauté. En disant cela, je ne m’illusionne pas sur les mauvais jours, les doutes et les hésitations, sur les inquiétudes et les frottements des tempéraments qui traversent la vie des communautés religieuses, tout aussi bien que celles des familles et de tous les groupes humains… mais je sais aussi que le Seigneur nous rattrape avec sa joie qui transforme la vie : une joie de simplicité, une joie de communauté, une joie d’accueil des événements, même difficiles, une joie qui nous maintient sur la route et nous y remet quand nous nous égarons. Elle est visible dans vos communautés, elle fut visible au monastère de Compiègne dans ces années terribles. Et elle s’épanouit d’une façon impressionnante sur le chemin de l’échafaud. Quand avec grande délicatesse Mère Thérèse de Saint-Augustin procura à ses compagnes une tasse de chocolat après avoir entendu le verdict qui va être exécuté de façon imminente, et avant de partir vers le lieu de l’exécution ; quand sur le chemin on entend les sœurs chanter le Miserere, le Salve Regina et le Te Deum, puis au pied de l’échafaud le Veni Creator. Et cette joie et cette confiance changent l’atmosphère autour d’elles. Leur joie même intercède pour le peuple qui est là : les témoignages sont formels, celles et ceux qui les jours d’avant, excités par le spectacle violent et sanglant, se pressent autour des condamnés et les insultent furieusement, en ce jour-là sont interloqués par la paix qui apparaît comme une lumière dans un monde en déroute. Et il se trouve que ces événements précèdent, et pour une part au moins annoncent, la fin de la Terreur.

Ce n’est pas nouveau, les récits de martyres de l’Antiquité chrétienne nous l’ont rapporté, et ceux des dictatures modernes nous le confirment encore : je pense à la béatification, qui sera célébrée ici même le 13 décembre prochain, de cinquante jeunes martyrs de l’apostolat, morts sous les coups de l’idéologie nazie. Il faut le dire et le redire, la joie du Seigneur est toujours notre rempart.

Si nous fêtons dans la joie ces sœurs qui sont pour nous des modèles et des exemples, nous aimons qu’elles soient encore toutes proches de nous, et même dans notre compagnie, c’est parce qu’elles intercèdent pour nous et pour notre monde. Le monde d’aujourd’hui est en feu, comme c’est le cas si souvent : en Terre Sainte, en Ukraine et dans une cinquantaine d’autres foyers sur la planète ; sans oublier que notre pays traverse de graves divisions et perd confiance dans son avenir.

Nous retenons de nos sœurs qu’elles ont gardé une confiance inébranlable dans le Seigneur et qu’elles ont vécu cet attachement dans la joie. Mais ce n’était pas une naïveté, elles savaient la gravité des événements qui se déroulaient, elles mesuraient qu’il s’agissait du soupçon qui pesait sur la liberté de l’adhésion du croyant ; et par conséquent que leur attitude compterait beaucoup et qu’elle serait un témoignage. Elles ne cherchaient pas à galvaniser dans des postures martiales, mais elles se laissaient porter par cette confiance selon la promesse de Jésus : « Quand on vous livrera, ne vous inquiétez pas de savoir ce que vous direz ni comment vous le direz : ce que vous aurez à dire vous sera donné à cette heure-là. » [2]

Aussi bien dans les troubles que nos sociétés traversent, nous ne pouvons pas nous abstenir de manifester sans peur et sans violence, en parole comme en geste, notre liberté dans la foi, notre attachement à la dignité de toute personne, notre préoccupation pour la justice, pour l’apaisement des conflits, pour le bienfait des dialogues entre adversaires, ou entre tenants de doctrines différentes. Nul ne peut ignorer que ce soit périlleux, mais celui qui met sa foi dans le Seigneur sait cela, que le psalmiste lui dicte : « Qui sème dans les larmes, moissonne dans la joie. Il s’en va en pleurant, il jette la semence ; il s’en vient dans la joie, il rapporte les gerbes. » Un autre psaume dit : « Aux uns, les chars ; aux autres, les chevaux ; à nous, le nom de notre Dieu : le Seigneur. » [3] Péguy parlait des armes de Jésus : « les armes de Jésus, c’est le désarmement. » [4] Que sainte Thérèse de Saint-Augustin et ses compagnes intercèdent pour nous dans cette eucharistie que nous offrons à leur mémoire et pour le salut du monde.

+Lauren Ulrich, archevêque de Paris

[1Georges Bernanos, Dialogues des carmélites, 4ème tableau, scène I.

[2Mt 10, 19.

[3Ps 19, 8.

[4Péguy, La tapisserie de sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc.

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