Interview de Mgr Michel Aupetit dans La Vie
La Vie – 22 février 2018
Propos recueillis par Olivia Elkaim et Aymeric Christensen.
Michel Aupetit, nouvel archevêque de Paris, nous a réservé son premier entretien sur la bioéthique. Sans détour, l’ancien médecin de 66 ans affirme que la PMA relève de « l’injustice ». Quant à l’eugénisme, « c’est déjà fait » !
L’Église est-elle suffisamment audible sur les sujets de bioéthique ?
Il est possible qu’elle ne le soit pas. Mais elle doit parler. Si nous ne parlons pas, les pierres crieront, dit Jésus. Nous sommes entendus, nous ne sommes pas entendus… On ne pourra pas nous reprocher de n’avoir rien dit.
Le débat voulu par Emmanuel Macron est-il joué d’avance ?
Je n’en sais rien. Si je réponds « oui », cela veut dire que l’on prête des intentions à ce gouvernement et à notre Président. Je ne juge pas des intentions, mais des faits. Même si c’était joué d’avance, cela ne nous empêcherait pas de parler.
Emmanuel Macron se définit comme progressiste. Que pensez-vous de cette référence au progrès ?
Comment définir le progrès ? Est-il technique, humain ? Quand on a trouvé la fission nucléaire, c’était un progrès technique. Mais deux bombes ont fait plus de 200.000 morts au Japon. La technique doit toujours être évaluée par l’éthique. « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », écrivait Rabelais. Un marteau est un progrès, mais s’il sert à défoncer le crâne de son voisin, ce n’en est plus un. Un autre exemple : le diagnostic préimplantatoire ou prénatal. Il permet à des bébés d’être opérés in utero ou à la naissance pour leur permettre de vivre. Mais si ce diagnostic sert à détecter une anomalie qui va conduire à une interruption médicale de grossesse, il y a bien une différence éthique.
La création d’un groupe d’études sur la fin de vie à l’Assemblée, présidé par Jean-Louis Touraine, député favorable à l’euthanasie, vous inquiète-t-elle ?
Il faut être vigilant. La question de l’euthanasie n’était pas prévue dans la révision des lois de bioéthique. On n’a même pas eu le temps de mettre en œuvre et d’évaluer la loi Leonetti-Claeys. Les soins palliatifs ne sont pas généralisés. Or, ils sont la seule manière digne d’accompagner les personnes en fin de vie. Qu’est-ce que la « sédation profonde » ? Est-ce une sédation en phase terminale ou une sédation terminale ? Pourquoi remettre le sujet de l’euthanasie ou de l’assistance au suicide sur la table ?
Êtes-vous inquiet ?
Je ne suis jamais inquiet, parce que l’espérance est plus forte que le désespoir. Mais pour avoir vu mes parents mourir dans des conditions étonnantes, je considère que l’Église a quelque chose à dire. À la fin de sa vie, ma mère s’est retrouvée dans un hôpital. Le médecin était parti une semaine en stage, l’autre était en vacances. L’équipe a tellement « shooté » ma mère qu’en 24 heures je ne l’ai plus reconnue. On nous a volé ses derniers instants. C’est inadmissible. Cela signifie que les soins palliatifs ne sont pas pratiqués partout. Il faut les mettre en œuvre au lieu de se demander comment supprimer les personnes âgées.
On voit bien ce qui se passe en Belgique : maintenant, les enfants parlent naturellement de l’euthanasie de leurs parents. Il y a là-bas une anesthésie de la conscience ! Aujourd’hui, réveiller la conscience, c’est le rôle de l’Église. Il y a un enjeu de civilisation, la nécessité d’ouvrir les cœurs à l’attention aux plus faibles. Or, on revient peu à peu à la loi de la jungle, à cet homme en bonne santé, riche, bien portant, qui pourra se payer tout ce qu’il veut, faire du « transhumanisme » pour lui-même, mettre une puce dans sa tête, mais aux dépens de qui ? De la majorité des gens qui crèveront de faim.
Le cardinal André Vingt-Trois avait parlé d’une « supercherie » concernant le mariage pour tous. Diriez-vous la même chose pour la « PMA pour toutes » ?
Il est vrai qu’il y a quelque chose de l’ordre d’une tromperie. La définition du mariage dans le dictionnaire est : l’union contractuelle d’un homme et d’une femme pour leur permettre d’élever les enfants issus de cette union. Aujourd’hui, les questions de filiation sont devenues extrêmement complexes. Un enfant se pose toujours la question de ses origines. Pour une PMA hétérologue (qui fait appel à un donneur ou une donneuse extérieurs au couple, ndlr), il faut un donneur. Mais qui est le donneur ? Le père ? Il donne un patrimoine génétique, cela va constituer l’enfant physiquement, cela va aussi constituer son génome, son avenir physiologique et sa psychologie. C’est différent d’une adoption, où l’enfant accueilli est orphelin ou abandonné. Cela répare une injustice de fait. Avec la « PMA sans père », on placerait l’enfant dans une situation d’injustice. Non seulement l’enfant ne serait pas conçu dans un acte physique d’amour, mais on institutionnaliserait la privation délibérée de père. Personne n’en mesure toutes les conséquences.
La PMA existe déjà en France, l’adoption est possible pour les couples homosexuels. La « PMA pour toutes » n’est-elle pas la plus petite des transgressions ?
Je ne sais même pas si le mot « transgression » est adéquat. Une transgression par rapport à quoi ? Nous, nous parlons d’enfants. Nous nous battons pour l’écologie, mais il ne s’agit pas seulement de tri des déchets : il s’agit aussi de la manière dont l’homme respecte sa propre nature. Son désir illimité épuise la planète. Son désir illimité par rapport à lui-même va détruire son humanité. Va-t‑il accepter une limite à ses désirs ? La loi va-t‑elle s’ordonner au désir individuel de chacun ?
L’Église est convaincue de parler et d’agir pour le bien commun, mais elle est souvent perçue comme un lobby ou un groupe de pression qui défendrait sa propre vision du monde. Comment y remédier ?
Le « bien commun » est une expression de la doctrine sociale de l’Église. Le monde politique parle surtout de « l’intérêt général », ce qui est différent. Le bien commun est le bien de chacun pour se mettre au service de tous. L’intérêt général est celui de la majorité. Mais qu’est-ce que cela rapporte à l’Église de défendre ses convictions, sinon de se faire mépriser, de se faire insulter et de se faire mettre de côté ? Nous ne sommes pas un lobby qui cherche quoi que ce soit. Nous ne gagnons ni argent ni considération. Nous pensons qu’il faut parler, car c’est un devoir de conscience, quitte à être à contretemps. Si nous étions un lobby, nous serions beaucoup plus efficaces.
N’y a-t-il pas de la part de l’Église une prudence sur ces sujets bioéthiques pour ne pas paraître ringarde ?
Quand on est ringard à une époque, on devient moderne à une autre. Ce que nous disons est-il juste, oui ou non ? Nous abordons ces questions en raison, et pas seulement sous l’éclairage de la foi. C’est ainsi que nous travaillons sur les questions bioéthiques. La Bible peut nous donner un éclairage supplémentaire, car il n’y a pas de contradiction entre la raison et la foi. Je ne pense pas que l’Église soit prudente au sens de timorée, puisqu’elle s’exprime librement et que cela lui vaut d’être traitée de ringarde. On m’a traité de conservateur, pourquoi pas ? Je veux bien être conservateur, comme celui du Louvre, qui ne garde que les belles choses et les partage avec tous. « Progressiste » veut dire que l’on suit un progrès. Qu’est-ce qui nous fait progresser en humanité ? C’est le regard que l’on pose sur les plus faibles. J’ai appris cela quand j’étais médecin et que des handicapés sont venus s’installer à côté de mon cabinet. Je les soignais. Ils m’ont appris bien plus sur l’humanité de l’homme que n’importe quel manuel.
Comment mobiliser les catholiques, qui ont eu le sentiment au moment du débat bioéthique en 2009-2010 de ne pas être écoutés par les politiques ?
Mobiliser, c’est éclairer la conscience. La plupart des gens se disent : « Pourquoi pas, qu’est-ce que ça change ? » Nous voulons qu’ils se disent : « Oui, il y a un problème. » Nous avons établi des fiches sur chacun des sujets bioéthiques traités, y compris l’intelligence artificielle et la question du transhumanisme. Est-ce intéressant de courir plus vite qu’Usain Bolt grâce à des puces fichées dans nos muscles ? À quoi bon ? Cela va nous permettre d’augmenter nos performances. Mais l’homme doit-il avoir un seuil de performance ? Le biologiste britannique Francis Crick (1916-2004) – qui a découvert la structure en double hélice de l’ADN – a dit que tout enfant à la naissance devrait subir des tests en deçà desquels il n’aurait pas le droit de vivre. Va-t-on créer des seuils d’humanité ? C’est exactement ce qu’ont fait les nazis, qui reprenaient les idées de certains scientifiques américains, comme l’a décrit Jean-Claude Guillebaud en 2001 dans son livre le Principe d’humanité (Seuil).
Vous redoutez une pente vers l’eugénisme ?
C’est déjà fait ! On ne laisse pas naître les enfants trisomiques. Le week-end dernier, je fêtais les 29 ans de ma filleule qui est trisomique. Je peux vous dire qu’elle a plus de joie de vivre que bien des gens que je côtoie tous les jours. Pourquoi n’aurait-elle pas le droit de vivre sous prétexte qu’elle ne va pas faire du calcul intégral ? Moi, je l’ai appris, cela ne m’a servi à rien ! Dans les relations interpersonnelles, cette jeune fille m’a appris beaucoup de choses : ne pas porter un masque, ne pas faire semblant.
Vous évoquez souvent votre exercice de la médecine. Avez-vous été confronté à des dilemmes éthiques ?
Bien sûr. Je me souviens d’une jeune femme de 30 ans qui souffrait d’un cancer du sein avec des métastases osseuses extrêmement douloureuses. On la soulageait avec un dérivé de la morphine, mais cela restait dur. J’étais impressionné de voir qu’elle m’accueillait toujours avec le sourire, avec gentillesse, en me demandant de mes nouvelles. Un proche me disait : « Mais qu’attendez-vous pour la faire passer ? » Au début, j’étais choqué, car ma patiente, elle, ne me demandait rien. En réfléchissant, j’ai compris pourquoi un membre de la famille proche peut demander cela : c’est insupportable de voir les gens que l’on aime souffrir en étant dans l’impuissance. Avec les soins palliatifs à domicile, on apprend à la famille à déposer une pipette de morphine sous la langue ou à actionner une pompe à morphine, ou encore à désobstruer le malade quand il étouffe, cela change tout. Il n’y a presque plus de demandes d’euthanasie. Le proche peut faire un geste qui soulage et qui exprime son affection. Être dans l’impuissance, c’est insupportable. Donner la mort est une mauvaise réponse.
Quel lien y a-t-il entre médecin et prêtre ?
Aucun, sinon l’attention portée aux personnes. On ne peut pas être médecin ou prêtre si on n’aime pas les gens. J’ai passé 20 ans dans la médecine, cela continue de m’influencer.
Que vaut la voix de l’Église quand il y a des cas emblématiques et médiatiques tels que Vincent Humbert, Anne Bert et Vincent Lambert ?
Je ne sais pas ce qu’elle vaut, mais elle doit s’exprimer. Des cas dramatiques, je peux en citer autant que vous voulez. Mais on ne peut pas partir d’un cas pour écrire une loi générale. Qu’est-ce qui peut protéger l’ensemble des patients, leur assurer le meilleur des soins dans l’état actuel des connaissances scientifiques ou médicales ? Il faut raisonner à partir de cela.
L’anthropologie chrétienne s’oppose à une autre anthropologie plus courante dans la société. Peuvent-elles encore se comprendre ?
Je crois qu’en face il n’y a pas d’anthropologie cohérente. S’il y a des conceptions différentes de l’homme, on ne sait pas trop sur quoi elles reposent. Quelles sont les bases de la dignité de l’homme ? Pourquoi quelqu’un de jeune, riche et beau serait-il plus digne qu’un vieillard cacochyme qui bave ? Celui-ci peut gêner, il ne sert à rien. On prend prétexte qu’il ne faut pas qu’il souffre pour lui donner la mort. Un peu comme les chevaux qu’on achevait autrefois quand ils se cassaient une patte sur un obstacle. Une personne très âgée, une personne handicapée, ce n’est pas rentable ! Mais ils nous apprennent l’humanité.
Votre réflexion anthropologique pèse-t-elle encore face au pouvoir des géants de la Silicon Valley ?
Qu’elle pèse ou non, je parlerai. Quand on se rendra compte des dérives des puissances financières qui mettent la main sur nous, on se rappellera que l’Église avait une parole de liberté. Quand notre société retrouvera le goût de la liberté, elle se rendra compte que l’Église n’avait pas tort. Ce n’est jamais perdu ! Le Christ est en croix, ce n’est pas perdu ! Ce n’est pas le dernier mot de Dieu. Si ce n’est pas le dernier mot de Dieu, ce n’est pas le dernier mot de l’homme. Ceci s’appelle l’espérance.
Vous êtes optimiste, mais remonté…
Non, je suis en forme !
Vous avez récemment déclaré qu’il n’y avait pas la bioéthique d’un côté et les migrants de l’autre. Regrettez-vous que les chrétiens s’enferment parfois dans ce genre d’oppositions ?
Les migrants et les questions de bioéthique, pour moi, c’est exactement la même chose. Il faut que nos frères chrétiens prennent conscience que derrière ces sujets il y a un enjeu d’humanité. L’enfant non désiré est un encombrant, le vieillard affaibli aussi, tout comme le migrant sur notre trottoir. On s’en débarrasse, ou on change notre regard ? Il n’est pas possible d’être chrétien et de ne pas vouloir changer son regard. Je ne dis pas que c’est facile. Cela demande une conversion. C’est difficile, mais c’est notre objectif.