Interview de Mgr Michel Aupetit dans Valeurs actuelles
Valeurs actuelles – jeudi 14 juin 2018
Propos recueillis par Laurent Dandrieu, Mickaël Fonton et Bastien Lejeune.
Monseigneur, après quelques mois à l’archevêché de Paris, comment avez-vous pris la mesure de cette nouvelle charge ?
On ne prend jamais la mesure de la charge que l’on reçoit, il faut toujours se laisser surprendre. Lorsqu’on est évêque en banlieue, on s’occupe des fidèles, de la mission, de l’évangélisation, des prêtres, des laïques... C’est vraiment un travail d’évêque à proprement parler. Mais le fait d’être archevêque donne une dimension supplémentaire. Aujourd’hui, je passe en première ligne : je rencontre des politiques, les médias, je suis chargé de prendre une parole plus large que moi-même, je représente aussi d’une certaine façon, la parole de l’Église. Je crois que le maître mot c’est “adaptation”, être capable de s’adapter à ce qui vous est donné, apprendre à aimer les gens qu’on n’aurait pas forcément choisis au départ. Spontanément, je serais plutôt un pantouflard, si on me laissait faire je ne ferais rien, mais je crois que Dieu n’est pas d’accord, et cela fait un moment…
Vous avez été médecin, spécialiste de bioéthique, or votre entrée en fonction coïncide avec le processus de révision des lois de bioéthique. Au cours d’un entretien à Valeurs actuelles, le président du Comité d’éthique Jean-François Delfraissy a déclaré : « Je ne sais pas ce que sont le bien et le mal, vous avez beaucoup de chance si vous le savez vous-même ». Qu’en pensez-vous ?
C’est étonnant pour un responsable de l’éthique de ne pas savoir ce que ce mot signifie, car le propre de l’éthique c’est justement de distinguer le bien et le mal. Depuis que l’Homme est l’Homme, depuis qu’il réfléchit et qu’il écrit, il y a toujours cette distinction entre ce qui fait du bien et ce qui fait du mal, tout simplement. Ça s’appelle la morale en latin et l’éthique en grec.
Il y a des lois qui sont universelles, au-delà des cultures. La plus connue est la règle d’or : ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’ils vous fassent. Cette règle d’or, on la trouve chez Confucius, chez Bouddha, dans la Bible, dans l’islam, partout. Le Christ la reprend mais de manière positive : « Faites aux autres ce que vous voudriez qu’ils vous fassent » ; on n’est plus dans la logique du moindre mal, mais dans un acte de don de soi et d’amour. Même chose pour l’interdit du meurtre, qu’on retrouve dans de nombreuses civilisations. On est d’accord sur ces lois universelles parce qu’elles sont découvertes par la raison : le cerveau humain a cette propriété particulière de pouvoir discerner la valeur des actes. La preuve c’est que nous passons devant un tribunal après un acte mauvais. La société humaine considère que si nous sommes responsables de nos actes, nous sommes capables de poser un jugement sur nos actes, bons ou mauvais. C’est incroyable de pouvoir dire qu’on ne discerne pas le bien et le mal ! Si c’est le cas, il faut supprimer nos tribunaux…
Le processus de remettre ces lois de bioéthique sur le tapis à intervalles réguliers, n’est-ce pas une manière de piéger le débat et de le transformer en une machine à aller toujours plus loin dans ce qu’on appelle les “avancées sociétales” ?
La loi de 2011 a prévu une révision de la loi : cela ne veut pas dire qu’on va la changer. On peut très bien la garder telle qu’elle est ! On doit simplement la réévaluer en fonction des développements techniques. Mais il n’y a eu aucun développement technique nouveau, puisque la PMA existait déjà. Donc ce qu’on appelle une “avancée” ne correspond pas à une avancée technique mais simplement à une décision que l’on veut prendre en réponse à des demandes particulières. Depuis le code d’Hammourabi, la loi repose sur la sortie de la loi de la jungle. Hammourabi, qui régnait sur Babylone 18 siècles avant Jésus-Christ, avait écrit : « Moi, Hammourabi, j’écris ce texte en vue de la justice et la défense du plus faible contre le plus fort. » Toute loi est toujours basée sur ce postulat qui est proprement humain, cette capacité de se mettre au service du plus faible. Si la loi se met au service des désirs individuels fondés sur l’autonomie, on va forcément revenir à la loi du plus fort car ce sont ceux qui ont de l’argent, de la puissance, qui feront passer les lois qui les arrangent aux dépens des plus faibles.
Dans le cas précis de la PMA, on vous répondra qu’il s’agit de venir au secours d’une souffrance, et donc du plus faible…
Pas du tout : le plus faible, c’est l’enfant. Cet enfant, qui va naître sans avoir de père, par exemple, c’est lui le plus faible ! On le chosifie, on l’instrumentalise ! Jusqu’à présent la PMA était faite pour aider des personnes infertiles. On cherchait à répondre à une injustice. Dans le cas de la PMA pour toutes, on ne répond pas à une injustice : ces personnes ne sont pas stériles, mais elles veulent avoir un enfant à leur manière. Quand on adopte un enfant abandonné, on répare une injustice. Mais quand on crée un enfant sans père, on crée une injustice. Et c’est bien un plus faible qui subit la loi des plus forts.
Lors de son discours aux Bernardins, M. Macron a appelé l’Église à avoir une parole “intempestive” mais pas “injonctive”. Qu’en pensez-vous ?
Il nous a incités à prendre la parole, nous la prenons et continuerons de la prendre. La question ce n’est pas une parole injonctive, c’est une parole libre tout simplement. Aujourd’hui rien n’empêche les gens de prendre la parole, mais il y a tellement de pressions sociales qu’ils ont peur de dire les choses. La parole libre, c’est la liberté intérieure qui s’exprime, tout simplement. C’est la liberté de conscience qui fonde toute civilisation. Aujourd’hui beaucoup de gens ont l’impression qu’on n’a pas le droit de parler de Dieu, que Dieu est le sujet tabou par excellence. Or c’est un sujet qui fonde l’humanité. On n’a jamais vu un bonobo prier mais depuis toujours on a vu des hommes prier. Faire comme si cela n’existait pas, c’est réduire l’humanité à une expression organique et biologique, c’est une perte d’humanité.
Est-ce que l’Église n’a pas parfois tendance à ressentir la laïcité comme une injonction à ne pas entrer en conflit avec les valeurs dominantes ?
Dans un pays comme le nôtre où la parole est libre, il faut avoir l’audace de parler. D’ailleurs les gens sont reconnaissants lorsqu’on a une parole libre. Mais il y a aussi le respect des personnes à qui on s’adresse. Je prie tous les jours pour être chrétien, c’est-à-dire apprendre à aimer mes ennemis. C’est difficile. Ce qu’il faut rechercher, c’est cette articulation entre la bienveillance pour la personne à laquelle on s’adresse (même si l’on n’est pas du tout d’accord avec elle) et la nécessaire liberté de parole.
Il y a un sujet clivant parmi les catholiques aujourd’hui, celui des migrants. Le discours ecclésial est très focalisé sur l’accueil et beaucoup de catholiques ont le sentiment qu’il ne prend pas assez en compte les fragilités de la société française…
C’est une question complexe. Il y a d’abord les migrants qui sont là. Les chrétiens vont à leur rencontre, leur apportent des vêtements ou à manger. C’est normal, c’est profondément évangélique. Cela ne veut pas dire qu’on valide tout, mais on ne peut pas faire comme si ces gens n’étaient pas là.
Ensuite la question est : pourquoi ces gens viennent-ils ? Il y a des réfugiés qui ont quitté leur pays parce qu’ils étaient en danger de mort et puis il y a une autre forme d’immigration : de nombreux africains viennent chez nous persuadés que c’est un eldorado, quelquefois mandatés par leurs familles, pour leur rapporter de l’argent qui leur permettra de vivre. Et ils sont donc prêts à risquer leur vie, car ils sont « en mission ». Mais ils préfèreraient rester chez eux… La question qui se pose, c’est donc comment aider ces pays qui ont un potentiel formidable à l’utiliser, et permettre à ces gens d’être heureux chez eux, tout simplement.
Mais l’Église parle assez peu d’aide au développement, et beaucoup plus d’intégration et d’ouverture des frontières. Dès que les politiques veulent restreindre l’immigration, des voix d’Église s’y opposent…
Les associations sur le terrain, qui rencontrent les migrants, sont forcément marquées par la relation personnelle. Après, il y a la réflexion politique. Il fut un temps où la France était capable d’intégrer assez facilement, parce qu’elle reposait sur des valeurs communes. Aujourd’hui, c’est le règne de l’autonomie, il n’y a plus de valeurs communes. On voit bien qu’on a totalement raté l’intégration des populations qui sont arrivées dans les années 60 et 70, débouchant sur la ghettoïsation et le communautarisme. La question, ce n’est pas l’immigration, c’est le fait qu’en France, nous n’avons plus de valeurs assez fortes pour intégrer.
Le seul moyen de retrouver ces valeurs, n’est-il pas de renouer avec notre identité chrétienne ?
Je suis bien persuadé que nos fondements viennent de là mais il ne suffit pas que j’en sois persuadé. Le seul moyen de faire passer ce message, c’est de le vivre. Quand les chrétiens vivront l’Évangile, il n’y aura plus besoin d’expliquer quoi que ce soit. Est-ce que nos paroles sont crédibilisées par la manière dont on vit ? Est-ce que je vis ce que je dis ? Si les chrétiens divorcent comme les autres, avortent comme les autres, comment voulez-vous que l’on soit crédible ? Je crois que ces valeurs-là ne seront accueillies que lorsque nous vivront tous, et moi le premier, les vraies valeurs de l’Évangile.
Il y a en France une inquiétude assez forte vis-à-vis de l’Islam et souvent une incompréhension devant un discours ecclésial qui semble angélique…
Si nous ressentons une insécurité culturelle, c’est parce que notre culture ne vaut plus un clou, c’est tout. Encore une fois, si nous sommes sûrs de notre foi, de notre culture, qu’est-ce que nous avons à craindre ? Que les musulmans découvrent le Christ ? Dix pour cent de nos catéchumènes viennent de l’islam…
Ça reste une goutte d’eau par rapport aux conversions à l’islam qui ont lieu dans les banlieues…
Ces conversions à l’islam ne sont bien souvent pas le fruit d’un chemin spirituel... Si nous avions le courage d’être ce que nous sommes, c’est-à-dire de vivre l’Évangile, il n’y aurait pas cette insécurité culturelle.
Il y a quand même une étude de l’institut Montaigne, “Un islam de France est possible”, qui constate que 28 % des musulmans, et 50 % des moins de 25 ans, sont en état de sécession vis-à-vis de la société française…
Oui, je connais ces chiffres. Mais je porte dans le cœur l’espérance qui est constitutive de notre foi, et je pense que l’espérance est plus forte que toutes les analyses que vous aurez… Marie était au pied de la croix. Que pouvait-elle espérer, franchement ? Vous pouvez me le dire ? Vous savez, on a été massacrés trente-six fois, nous autres chrétiens, cela se reproduira, mais même massacrés, les chrétiens se relèvent, toujours.
Ce n’est pas très encourageant…
Et alors ? Le message chrétien passera et vous serez au ciel donc, où est le problème ? Il y a eu trois déchristianisations en France, il y a toujours des chrétiens en France. Celle qui se passe aujourd’hui est bien faible par rapport au passé ; notre société est profondément chrétienne, elle est marquée par des valeurs chrétiennes qu’elle va redécouvrir. Mais encore faut-il qu’on soit capable de transmettre ce message, et de le vivre surtout.
Dans ces débats sociétaux, il y a chez beaucoup de catholiques la tentation de baisser les bras, de se dire qu’on est battus d’avance par ces mouvements inéluctables…
Ce n’est pas ce que je sens. Les gens me semblent au contraire intéressés, passionnés. Ils comprennent que nous sommes aujourd’hui à la croisée des chemins. Nous avons devant nous deux types de société, celle que nous défendons depuis toujours, à savoir une société fondée sur la fraternité dont la valeur du droit s’appuie sur celle du plus faible. Et puis une société individualiste fondée sur l’autonomie, c’est-à-dire l’indépendance absolue. En réalité, ça n’existe pas, nous sommes tous interdépendants. Quand vous allez acheter votre baguette, est-ce vous qui avez cultivé le blé, est-ce vous qui avez transformé le blé en farine, est-ce vous qui avez pétri le pain ? Non, évidemment, car nous dépendons les uns des autres. Le titre des Etats Généraux de la bioéthique, c’était « quelle société voulons-nous ? », c’est la bonne question, quelle société voulons-nous ? Une société fraternelle ou une société de l’individualisme ? Les Etats Généraux ont montré que de très vives réserves avaient été exprimés, et pas seulement sur la question de la PMA ou de la fin de vie. Réduire la parole d’un si grand nombre à l’expression de quelques « militants » serait une manière de mépriser à nouveau l’avis et la réflexion profonde d’un grand nombre de français.