Interview de Mgr Michel Aupetit par France Catholique
France Catholique – 24 janvier 2020
Interview réalisée par Aymeric Pourbaix.
Quel lien faites-vous entre la contraception artificielle, enjeu d’Humanae vitae (1968), et le débat actuel qui porte sur la « PMA pour toutes » ?
Mgr Michel Aupetit : La difficulté de fond est la même dans tous les cas. On la désigne par « la morale de l’autonomie ». Le premier péché manifeste à quel point l’homme veut être autonome, il veut être à lui-même sa propre loi. Il veut décider de son bonheur qu’il considère dès lors comme un dû. C’est alors qu’il devient esclave de ses propres désirs, de ses illusions et de ses fantasmes. Or il nous faut reconnaître et confesser combien c’est l’alliance qui rend l’homme heureux, le fait de recevoir la vie des autres, du Tout Autre. Cette dépendance au Créateur et à l’humanité lorsqu’elle est assumée fait de nous des êtres libres et responsables, des êtres capables d’aimer et de donner la vie en vérité.
« Un enfant comme je veux et quand je veux » est un slogan illusoire et égoïste… Heureusement, l’enfant nous surprendra toujours… mais à quel prix ? Qui sommes-nous pour le priver volontairement de ses origines ? C’est une violence inouïe qu’on lui inflige et dont on aura à rendre compte, inévitablement…
Aujourd’hui la fécondité est en berne en Europe. Voyez-vous un lien de cause à effet avec la contraception omniprésente ?
La procréation y est davantage perçue comme un problème à gérer que comme un immense don qui nous est fait. L’homme et la femme sont appelés à participer à l’acte créateur en donnant la vie. C’est par là même qu’ils reçoivent ce don qu’est la création pour veiller sur elle. Une société de consommation comme la nôtre a oublié cet espace de gratuité, cet espace du don essentiel pour les relations et la vie sociale. Notre société occidentale est particulièrement rythmée par nos désirs égoïstes, nos envies et nos émotions. C’est pourquoi l’homme s’épuise et épuise la Création.
Aujourd’hui, les préoccupations écologiques rejoignent les intuitions théologiques. Comment éviter que la maîtrise naturelle de la fécondité ne soit qu’une contraception « bio » ?
Il ne s’agit pas d’abord de maîtriser naturellement, mais de considérer et de recevoir le don qu’est notre nature. La question écologique est une question de Création. Quand le pape François affirme que « tout est lié », il rappelle au fond qu’il y a une réalité qui lie toutes choses, c’est l’amour de Notre Créateur et Sauveur, et c’est à la lumière de cet amour que l’on accède à une écologie dite intégrale… C’est la charité qui nous éclaire sur la vérité de notre Création. Il ne s’agit pas seulement d’une question de régulation des naissances, mais d’exercice de la paternité et de la maternité responsables. Et comme l’apôtre nous le rappelle, il n’y a qu’un seul Père de qui découle toute paternité, tout don de vie (cf. Jac 1, 17). C’est donc en référence à Dieu que l’on exerce un discernement et que l’on accède à une véritable fécondité.
À l’époque, Humanae vitae a été mal reçue par les épiscopats, sous prétexte que c’était irréaliste. Faut-il réintégrer le document dans la préparation au mariage ?
La question n’est pas d’abord d’intégrer telle ou telle encyclique, mais d’être fidèle au dépôt de la foi et à la tradition vivante qui en découle. « Malheur à moi si je n’annonce pas l’Évangile » (1 Co 9,16). Oui, le don de la vie est une bonne nouvelle !
Comment aidons-nous les couples à s’ajuster à la grâce du salut et non pas à s’enfermer dans l’épreuve de la convoitise et de la concupiscence ? Il s’agit d’un chemin à parcourir pas-à-pas. L’horizon du discernement doit être le Salut, et non pas notre faiblesse. Comment ce Salut m’éclaire-t-il sur le petit bien que je peux accomplir maintenant ? Il ne faut pas vouloir régler toutes les difficultés en même temps, mais il s’agit d’avancer « humblement avec ton Dieu » (Mi 6, 8) qui t’éclaire sur le petit pas à poser pour avancer.
L’enjeu est d’accompagner ce pas-à-pas qui est aussi très évangélique pour les pasteurs et ceux qui enseignent la catéchèse… Il convient de reconnaître à quel point le courage des couples, des familles nous édifie. Leur témoignage nous aide à redécouvrir toujours plus profondément le sens de notre sacerdoce. Qu’ils en soient remerciés !
Un théologien, Maurizio Chiodi, affirmait en 2017 que contrairement au magistère, la pilule pouvait, dans certains cas, « permettre de préserver la qualité responsable de l’acte sexuel ». Que répondez-vous ?
Il est toujours délicat de se prononcer sur une affirmation tirée hors contexte. Le problème moral n’est pas d’abord lié à l’objet matériel, mais à ce que j’en fais. Je peux prendre la pilule pour un traitement hormonal ou encore, par exemple, lorsqu’une maladie psychiatrique m’empêche de vivre de façon responsable.
La morale se porte sur les actes posés, sur ce que nous voulons et ce pour quoi nous le voulons. Si ma volonté est de séparer dans l’acte conjugal l’union de la procréation en privant ainsi le mariage de sa finalité, alors l’acte est objectivement mauvais. Il est mauvais car il prive l’amour de sa finalité qui est de s’ouvrir à la vie en respectant l’autre, ses rythmes de fécondité, et le don même qu’est la vie. Les circonstances ne viennent pas modifier la qualification morale de l’acte, mais elles peuvent augmenter ou atténuer la responsabilité personnelle.
Je peux reconnaître qu’un acte est objectivement mauvais, et en même temps me poser la question de la responsabilité de la personne qui a posé cet acte. L’objectivité morale est importante, car elle nous permet de nous orienter en vérité et de voir comment avancer au mieux. Selon le Catéchisme (n. 1735) : « L’imputabilité et la responsabilité d’une action peuvent être diminuées voire supprimées par l’ignorance, l’inadvertance, la violence, la crainte, les habitudes, les affections immodérées et d’autres facteurs psychiques ou sociaux. »
L’idée sous-jacente de cette encyclique, selon vous, est que la fécondité n’est pas uniquement biologique, mais qu’elle est aussi spirituelle, orientée vers la vie éternelle. Quelles en sont les conséquences dans les relations homme-femme ?
Les rythmes de fécondité corporelle expriment quelque chose de notre création, de la masculinité et de la féminité sans épuiser le mystère de la personne. Lorsqu’une femme s’ouvre corporellement à la vie, il ne s’agit pas seulement d’un fait biologique, mais d’une responsabilité qui lui est confiée. La grandeur est qu’elle est appelée à exercer cette responsabilité dans la relation à l’autre, à travers une vie de communion, dans ce vis-à-vis inépuisable que représente la relation homme-femme. La fécondité n’est pas le privilège ou le problème de la femme, elle est une responsabilité à porter ensemble, par l’homme et la femme, en écho à cet appel de Dieu : « Soyez féconds. » Lorsque cet appel est porté dans un véritable discernement de ce qui est bon pour l’un et l’autre, pour le couple, alors il est un chemin de vie, un chemin de connaissance de l’autre, d’humanisation.
Ce rapport au don de la vie, à ce bien premier qui nous est commun retentira sur la vie sociale : dans le travail, dans le rapport à la culture, etc. La fécondité doit être considérée dans toutes ses dimensions : corporelle, psychique et spirituelle. C’est alors qu’elle devient missionnaire.
Un couple qui, pour de bonnes raisons, décide de façon responsable de ne pas avoir d’autres enfants mais demeure ouvert au don de la vie, reste témoin de la fécondité à laquelle il est appelé à travers sa vie spirituelle, ses amitiés, l’éducation de ses enfants, ses multiples engagements.
Il existe, dites-vous, deux conceptions de la maternité : possessive ou oblative. Et de la réponse à ce choix dépend toute la civilisation ?
Accueillir la vie comme un don, l’éduquer en respectant ce don, c’est être disposé à accueillir son jaillissement comme il vient. C’est une grâce féminine que d’être conduite à percevoir combien la vie peut surgir même à travers la souffrance et la mort. Si le Christ apparaît d’abord aux femmes, n’est-ce pas parce qu’elles sont particulièrement disposées à accueillir la vie pour l’annoncer ? Avons-nous assez respecté et honoré cette vocation proprement féminine ou selon les mots de Jean- Paul II ce « génie féminin » ?
Cette vocation « hors hiérarchie » nous éduque à la hiérarchie, c’est-à-dire à nous ordonner au Salut, à la vie. La question ne se pose pas seulement dans l’Église, mais dans la société tout entière.
Le pape François ne cesse de le rappeler : « Ne vous laissez pas voler votre espérance, ni votre joie. » Notre société retrouvera une culture de vie, une réelle fécondité missionnaire si la femme ose être femme et si l’homme ose être homme.
Jean-Paul II a prodigué une centaine de catéchèses, de 1979 à 1984, pour remédier aux réactions négatives à Humanae vitae. L’Institut Jean-Paul-II pour le mariage et la famille était aussi un fruit de cet effort. Que vous inspirent les critiques actuelles sur l’évolution de cet Institut, qui selon certains tournerait le dos à ses intuitions initiales ?
Dans la première épître aux Corinthiens saint Paul dénonce ce qui divise une communauté. Il ne s’agit pas de se réclamer de l’école d’Apollos, de Paul ou de Pierre, il s’agit de redécouvrir ce qui est à la source de l’unité pour s’y enraciner davantage encore : la mort et la résurrection du Christ. Le mystère pascal constitue le fondement de tout l’enseignement anthropologique et moral de l’Église et c’est ce qui fait son unité.
Si saint Jean-Paul II nous rappelle ainsi les fondements de la morale chrétienne, Benoît XVI, quant à lui, met particulièrement en lumière sa portée théologale (tout vient de Dieu pour retourner vers lui) et le pape François son application pastorale : le Salut nous ouvre le chemin pour avancer pas-à-pas dans la communion. Le Christ est notre unité et notre paix. L’unique enseignement trouve sa source dans l’Évangile qui nous rappelle la primauté de la miséricorde pour avancer tous ensemble en Esprit et en Vérité.
Propos recueillis par Aymeric Pourbaix
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