Pèlerinage de la vie consacrée sur les pas de sainte Geneviève
3 juin 2023
Une journée de pèlerinage avec 120 religieux et religieuses de Paris sur les pas de sainte Geneviève : depuis la montagne Sainte-Geneviève où elle fut inhumée et l’église Saint-Étienne-du-Mont où on conserve ses reliques, avant de rejoindre la cathédrale de Nanterre, dont elle est sainte patronne.
Texte de la Conférence sur sainte Geneviève
Saint-Étienne du Mont, le 3 juin 2023
Le vendredi 3 janvier 1913, pour le 1400e anniversaire de la mort de Geneviève, Charles Péguy (1873-1914) écrivit un poème intitulé La Tapisserie de sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc.
Comme elle avait gardé les moutons à Nanterre,
On la mit à garder un bien autre troupeau,
La plus énorme horde où le loup et l’agneau
Aient jamais confondu leur commune misère.
Et comme elle veillait tous les soirs, solitaire
Dans la cour de la ferme ou sur le bord de l’eau,
Du pied du même saule et du même bouleau
Elle veille aujourd’hui sur ce monstre de pierre.
Et quand le soir viendra qui fermera le jour,
C’est elle la caduque et l’antique bergère,
Qui ramassant Paris et tout son alentour
Conduira d’un pas ferme et d’une main légère
Pour la dernière fois dans la dernière cour
Le troupeau le plus vaste à la droite du père.
Lire ce long poème en entier (nous avons abrégé), c’est entrer dans la vie symbolique de la sainte, à commencer par ce rapprochement avec sainte Jeanne d’Arc, qui a sans doute influencé la représentation tardive de Geneviève en jeune bergère.
Nous sommes ici dans l’église la plus proche de l’endroit où fut inhumée Geneviève, vénérée déjà comme une sainte. L’église historique s’élevait le long du bas-côté sud de Saint-Etienne-du-Mont, là où passe la rue Clovis, et, juste avant la Révolution, elle avait été remplacée par un sanctuaire plus digne de la patronne de Paris, qui passait pour avoir guéri le roi Louis XV d’une grave maladie : ce sanctuaire, c’est l’actuel Panthéon. Quoi qu’il en soit des détails compliqués de la vénération de Geneviève, c’est dans notre église, dans le côté droit du déambulatoire, que se trouvent les reliques offertes à la vénération toujours vive des Parisiens. Nous nous y rendrons tout à l’heure.
Geneviève est née à Nemetodurum / Nanterre, un important bourg gaulois, vers 420. Elle est morte à Paris entre 502 et 512. Dans le calendrier, elle est fêtée le 03 janvier, mais la date exacte de sa mort n’est pas sûre ; il est dit qu’elle atteignit un âge très avancé, surtout pour l’époque. Le diocèse de Paris, dont elle est patronne, a choisi de fêter le 1600e anniversaire de sa naissance en 2020. Elle est aussi patronne du diocèse de Nanterre et des gendarmes par toute la France.
Sa vie est, à tous égards, admirable, mais elle est aussi très instructive sur la société de cette époque, à la charnière entre un empire romain qui se délite et le début du Moyen Age mérovingien. Nous la connaissons par une biographie, une Vita presque contemporaine (écrite, précise son auteur, dix-huit ans après sa mort), sans doute commandée par la reine Clotilde elle-même, veuve de Clovis, le roi des Francs qui régna sur la moitié nord de la Gaule et sur l’Aquitaine. L’auteur en est vraisemblablement un clerc d’origine burgonde (bourguignonne), comme la reine commanditaire Clotilde, et il vivait au “grand-monastère”, Marmoutiers, de Saint-Martin, à Tours.
Un tel écrit est rare dans la Gaule du VIe siècle. Il s’agit évidemment d’une biographie, mais aussi, dans une certaine mesure, d’une apologie du défunt roi Clovis et de la foi catholique dans laquelle il avait été baptisé par Remi, évêque de Reims en 499, à la demande pressante de sa femme Clotilde. C’est que la chrétienté occidentale devait alors lutter contre l’hérésie arienne, dont relevaient encore de nombreux Germains dans la Gaule arrachée à l’Empire romain. De la lutte contre cette hérésie, qui contestait la nature divine du Christ, il reste dans le Credo de Nicée-Constantinople la précision que le Christ est “engendré, non pas créé”. Saint Martin, qui avait lancé, un siècle auparavant, l’évangélisation des campagnes gauloises, luttait déjà contre cette perversion.
Mais revenons à Geneviève. La forme de son nom, Genovefa, évoque une influence germanique (quelque chose comme *ken, “race, genos” et *wif “femme, wife”). Ses parents, Sévérus et Gérontia, portent des noms plutôt latino-grecs, mais sont probablement d’origine franque. Ils sont en tout cas des personnes aisées et importantes de la ville de Lutèce / Paris, et paraissent refléter une société du début du Ve s. où Francs et Gallo-romains commencent leur cohabitation qui donnera, sur le territoire des Gaules, la culture française. Les terres familiales sont principalement à Nanterre, mais à la mort de son père, vers 440, Geneviève héritera de sa charge politique et fiscale de decemvir (conseiller municipal, si l’on veut) à Paris. Elle s’y installera alors chez sa marraine, elle aussi fortunée, et influente dans le gouvernement de la cité.
Selon la Vita, Geneviève avait été remarquée, tout enfant, par les évêques Germain d’Auxerre et Loup de Troyes, alors en route pour la Britannia (la future Grande-Bretagne) et passant par Nanterre vers 430. Germain lui avait parlé d’un engagement religieux. C’est quand l’orpheline a environ 20 ans qu’un évêque de Paris nommé Willicus, dont on ne sait rien, lui remet le voile des vierges consacrées. Elle commence alors à combiner son engagement religieux avec les devoirs inaliénables (telle est la loi fixé par le récent code de l’empereur Théodose) de sa charge politique. Une sourde opposition se manifeste dans la ville, contre cette femme siégeant à la curie municipale. Une nouvelle visite, inopinée, du vieil évêque d’Auxerre Germain fait taire les critiques : publiquement, le prélat salue le courage de sa protégée et recommande de ne pas mépriser celle qui prie “avec le don des larmes” caractérisant les hautes âmes ; quant à elle, “Aie confiance, lui dit-il, et conduis-toi avec la fermeté d’un homme”.
Il faut ici remarquer que la succession épiscopale parisienne, consignée dans les fastes diocésains, est très vague pour ce Ve s. où vit Geneviève : on n’a aucun nom assuré, pas même celui du Willicus qu’on a dit donner son voile à Geneviève. Dans le même temps, on mentionne deux visites de Germain d’Auxerre – auquel on dédiera plus tard une église située en face de la Colonnade du Louvre –, comme s’il agissait, dirions-nous, en visiteur apostolique dans un diocèse sans évêque. Cette vacance explique en tout cas l’autorité morale dont est alors investie Geneviève.
C’est en 451 que la fermeté et cette autorité morale d’une Geneviève de 31 ans se révèlent avec éclat. La Gaule est alors envahie par les terribles Huns, avec à leur tête le tristement célèbre Attila, le fléau de Dieu qui vanne son peuple chrétien. Déjà Metz et Troyes ont été ravagées. Geneviève convainc alors les Parisii de ne pas abandonner leur ville aux barbares, mais de résister plutôt : “Que les hommes fuient, s’ils le veulent, dit-elle aux matrones parisiennes, s’ils ne sont plus capables de se battre. Nous, les femmes, nous prierons Dieu tant et tant qu’il entendra nos supplications !” Fruit de la prière d’une cité galvanisée, effet de la Providence décidée à épargner les Gaules, Attila infléchit sa marche vers Orléans, la ville de l’évêque Aignan, puis il lève le camp et recule vers l’est : il sera finalement écrasé par l’armée romaine dans la plaine de Champagne. Geneviève s’impose à tous par sa foi : elle ne sera plus contestée par les hommes.
C’est à son autorité que l’on doit l’établissement durable de la vénération de Denys, le premier évêque de Lutèce. Geneviève avait en effet l’habitude de se venir prier avec ses sœurs – préfiguration d’une communauté religieuse féminine – tous les samedis sur la tombe des trois martyrs Denys, Rustique et Eleuthère morts deux cent ans auparavant. Désireuse d’étendre plus largement cette dévotion, elle fit voter un impôt spécial et engagea une grande partie de sa fortune afin d’ériger un vaste édifice, dont elle surveilla la construction, sur la tombe, au “mont des martyrs”, Mons martyrum / Montmartre. Le trajet séparant du Mont l’île de la Cité fut l’occasion d’un célèbre miracle, raconté par la Vita, et associé à la représentation traditionnelle de Geneviève. On la figure en effet un cierge allumé à la main, pour la raison suivante : au petit matin, tandis que ce cortège de femmes se rendait à la tombe à la lueur des bougies, brusquement – courant d’air ? souffle démoniaque ? – tous les cierges sont soufflés, mais voici qu’aussitôt celui de Geneviève se rallume ; éteint de nouveau, il se rallume de nouveau ! Le miracle est parfois aussi représenté plus explicitement à l’aide de deux petits personnages gravitant autour du cierge de Geneviève, un diable et un ange munis l’un d’un soufflet et l’autre d’un lumignon…
Nous avons vu Geneviève pieuse et favorisée de miracles, nous l’avons vue exerçant une vraie autorité locale dans sa cité de Paris ; il nous reste à voir le troisième aspect de sa personnalité extraordinaire : la haute politique qui en fit un personnage historique important à la dimension de la Gaule entière.
Après l’invasion des Huns, le centralisme impérial romain n’avait cessé de se déliter, et les tribus germaniques installées en Gaule d’accroître leur pouvoir local. En 476, le dernier empereur romain est chassé du trône et les roitelets germains se partage l’empire occidental. Les Francs (rappelons que Geneviève est elle-même d’origine franque, quoique romanisée) se substituent à l’autorité romaine dans la Gaule du nord où ils sont installés. Les Gallo-romains sont laissés à eux-mêmes : il s’agit pour eux de savoir quel équilibre va pouvoir leur assurer un avenir acceptable. Et voici que les Francs entourent, puis encerclent Paris, alors le centre de la batellerie marchande sur la Seine et la Marne. Beaucoup de Parisiens sont tentés de céder sans contrepartie devant les Germains, mais Geneviève, alors âgée de 56 ans, ce qui est vieux pour l’époque, impose la résistance. Après trois ans à se refuser aux Francs, la famine s’installe. Geneviève décide alors d’armer et de diriger à ses frais, fait inouï, une expédition fluviale de ravitaillement qui après des péripéties parsemée de miracles, ramène assez de grain pour nourrir les corps et raviver les cœurs. Le roi des Francs, Childéric, s’incline devant l’obstination des Parisiens que dirige cette femme intrépide, et épargne la ville, qui pourra négocier au mieux son ralliement à la nouvelle autorité.
Deux ans plus tard, en 481, meurt Childéric et son fils Clovis, jeune et ambitieux, prend le pouvoir sur les Francs et le nord de la Gaule. Dans sa conversion au catholicisme, décisive pour l’avenir de ce qui deviendra la France, c’est surtout sa femme Clotilde, catholique elle-même, et les évêques Remi, de Reims, et Vaast, d’Arras, qui joueront le rôle visible. Mais il est certain qu’y intervint mystérieusement Martin, à travers la ferveur des pèlerins visitant son tombeau, ferveur qui impressionna tant Clovis de passage à Tours en 498 ; quant à la vieille Geneviève, nulle doute que, proche de Clotilde, elle contribua par d’ardentes prières à un baptême dont les retombées politiques furent décisives pour l’unification de la Gaule et sa destinée catholique.
Quand elle s’éteignit paisiblement à Paris, au début du VIe s., elle était certainement parmi les proches du couple royal. Sa réputation s’était répandue partout dans ce qui avait été l’Empire romain – et le restait en Orient. On sait que Siméon le Stylite, de sa colonne près d’Antioche en Syrie, se recommanda à ses prières – et d’ailleurs, Geneviève est encore vénérée par les chrétiens orthodoxes. Elle fut enterrée sur la rive gauche de Lutèce, plus ou moins désertée depuis un siècle, au sommet du mont Leucotitius, ici. Le mont prit bientôt son nom. Quand Clovis mourut à son tour, le 27 novembre 511, il fut inhumé selon son vœu dans l’église des Saints-Apôtres qu’il avait voulue, et qu’avait consacrée Remi de Reims. Geneviève y reposait dejà – ou l’y rejoignit selon les chronologies. Clotilde fut enterrée au même endroit en 545. Cette proximité avec le couple royal dit assez ce que Paris et la France doivent à Geneviève, extraordinaire comme tous les saints (mais pas tous les hommes politiques !).
L’église des Saints-Apôtres-Pierre-et-Paul a pris ultérieurement le nom de Sainte-Geneviève, quand fut construite autour une abbaye confiée à des moines bénédictins, puis à des chanoines réguliers qui prirent alors le nom de génovéfains. Pour préserver leur cloture, les génovéfains firent construire une église paroissiale pour les gens du quartier – Saint-Etienne-du-Mont, où nous sommes –, le long de la vénérable abbatiale, dont il ne reste actuellement plus que le clocher, dit “tour Clovis”. Il se dresse dans les locaux du lycée Henri IV, qui occupe les bâtiments conventuels.
Guillaume et Marie-Françoise Bonnet
Le 3 juin 2023