Trois visages
Jafar Panahi
2018. Critique du père Denis Dupont-Fauville.
Réseau asocial
Après Taxi Téhéran, film virtuose et improbable, dépourvu de tout générique [1], le nouveau long-métrage de Jafar Panahi était attendu avec impatience. Poursuivant dans la veine [2] d’un « road movie » où l’itinérance des héros se situe toujours à la frontière entre fiction et réalité, le cinéaste iranien approfondit encore sa démarche et, tout en émaillant son propos d’allusions parfois déroutantes, nous livre une méditation prenante sur le mystère de la transmission entre générations. Charisme de la femme et vocation de l’art s’y conjuguent, pour nous mener vers les voies inédites de l’avenir [3].
Deux modifications majeures sont apportées d’emblée au procédé du réalisateur. D’une part, ne se contentant plus de filmer avec les caméras de smartphones standardisés, il composera l’histoire comme une réponse à la vidéo amateur envoyée sur les réseaux sociaux par une adolescente d’une région frontalière avec la Turquie. La jeune fille, en butte à l’hostilité de sa famille envers son désir de devenir actrice, a filmé sa propre mise à mort. Pour savoir si ceci est « réel » ou non, Panahi et son actrice du moment, Behnaz Jafari, quittent leur tournage et viennent eux-mêmes mener l’enquête dans le village. C’est là la seconde innovation : le réalisateur se met en scène en tant que tel, accompagné d’une de ses interprètes. Dès lors, tout va être occasion de découvrir jusqu’où le réel peut faire obstacle à l’art, ou jusqu’où l’art peut façonner le réel, entre les exigences des hommes et l’appel des femmes à vivre leur vie.
Ici surgit un autre paradoxe. Les « trois visages » du titre sont ceux de l’actrice iranienne : la vedette objet de la sollicitude des foules jusqu’au fond des campagnes, la jeune fille rejetée par les siens pour vouloir lui ressembler, une ancienne star enfin, retirée à flanc de coteau depuis que la révolution l’a empêchée de se montrer et que, de fait, nous ne verrons que de dos et de loin. Trois générations, trois histoires, trois milieux, une vocation commune [4]. Et la question du choix : celui-ci est-il plus difficile aujourd’hui qu’hier, ou les embûches n’ont-elles fait que se déplacer pour, à chaque génération, permettre à la femme d’affronter les forces de mort ? Question à laquelle Panahi se garde bien de donner une réponse explicite, d’autant plus troublante que chacune des trois élues, tout en rêvant de vivre une autre vie pour féconder la vie des autres, se retrouve sans enfant visible.
Trois visages : celui à la beauté majestueuse de l’actrice principale, celui à la physionomie ingrate de celle qui met tout en branle, celui qui n’apparaîtra pas et qui aurait tant à raconter. Tant de routes en lacets, dans des montagnes caillouteuses, à parcourir à ses risques et périls, dans une solitude où même les klaxons servent à négocier ; routes parfois obstruées, plus praticables pour les taureaux reproducteurs [5] que pour les femmes rétives ; routes à côté desquelles tant de choses se passent, où la violence peut sourdre, d’où les panoramas se succèdent ; routes court-circuitées désormais par une globalisation qui, sans abolir les différences, nous rend voisins du monde entier.
Beaucoup de références échappent au spectateur occidental, qu’il s’agisse de la variété des idiomes, des citations de films ou de moqueries à double tranchant. À force de filer des métaphores croisées sans jamais vouloir se faire prendre, Panahi flirte parfois avec l’obscurité. Mais peu importe. Car l’image, d’emblée, apparaît comme un ferment qui, en racontant un monde à d’autres, permet aussi de le changer. Transmission ou mutation ? Fuite ou bien mise en forme de ce que l’art révèle ? Les jeunes à qui la société prétend dicter leur voie disposent désormais, avec internet, d’un réseau d’un nouveau genre. Il ne s’agit pas de dire que ce qui y circule est toujours accompli ; mais de reconnaître qu’ignorer ce qui s’y dit nous place devant un choix de vie ou de mort pour l’avenir.
Denis DUPONT-FAUVILLE
6 juin 2018
[1] Précisément parce que, le réalisateur étant interdit de tournage, l’œuvre qu’il produisait n’osait prétendre à l’appellation de film et à ce titre n’eût su prétendre à un générique. Ultime clin d’œil d’une pellicule foisonnante, cf. notre critique du 25 mai 2015.
[2] Ouverte dès Le miroir (1997), mais Trois visages forme une sorte de pendant rural à Taxi Téhéran.
[3] Dans cette perspective, le plan final est d’une force singulière.
[4] En ce sens le troisième visage peut aussi être celui du réalisateur, qui permet aux trois femmes d’apparaître.
[5] Au thème du taureau répond celui du prépuce, traité avec une ironie (et une inquiétude) toute particulière.