Une parole en actes
Paris Notre-Dame du 24 octobre 1996
Un mois – et beaucoup d’encre – ont coulé depuis le voyage du Pape en France. Mais concrètement, dans notre vie de croyants, quelles conséquences aura-t-il eues ? Mgr Vingt-Trois, évêque auxiliaire de Paris propose quelques pistes d’action.
Il y a déjà un mois de passé depuis le voyage du Pape Jean-Paul II en France. Après l’émotion des événements et des célébrations, le moment est peut-être venu de tirer quelques leçons de cette visite.
Qui a surpris qui ? L’étonnement des observateurs et des médias n’était-il pas étonnant ? La foule, le nombre, la jeunesse, le recueillement, l’adaptation des discours du Pape à des situations très différentes, sa détermination, sa joie perceptible malgré la fatigue, bref tout était sujet à exclamation.
Pour expliquer cette surprise qui déjouait les analyses antérieures, il fallait un fait nouveau que personne n’aurait pu prévoir. La trouvaille fut : le Pape a changé de ton, il s’est exprimé d’une manière nouvelle, plus adaptée. Trop peu de gens avaient en mémoire les discours du Pape lors de son premier voyage en France en 1981 pour mettre en doute la lecture de commentateurs avertis. Pourtant, le sermon de Reims en 1996 sur le baptême était-il si éloigné de celui de Paris en 1980 ? Les propos du Pape sur les divorcés et leur place dans l’Église à Auray étaient-ils si nouveaux après ceux de la Lettre aux Familles et ceux de l’Exhortation Apostolique Familiaris Consortio ? L’attention aimante du Pape pour les “blessés de la vie”, qu’il a rencontrés à Tours, était-elle si différente de celle manifestée dans tous ses voyages à travers le monde ? Ses appels à la solidarité n’avaient-ils pas déjà retenti à Saint-Denis et dans les encycliques Centesimus Annus et Laborem Exercens ?
D’où venait la surprise ? De l’ignorance entretenue sur les textes fondamentaux du Pape ? De l’image caricaturale que l’on avait construite de lui, y compris parmi certains catholiques ? Finalement qu’importent les arguties si la réalité a réussi à percer les brouillards répandus et réduit les fantasmes gonflés pour les besoins de la cause.
Un moment de bonheur
Le Pape a été heureux, tout le monde l’a vu et l’a compris. Lui-même l’a dit très clairement aussi bien durant son voyage que dès son retour à Rome. La rencontre des catholiques de France a été un moment de bonheur et de joie pour le Pape, mais aussi pour nous. Les foules assemblées à Auray, à Tours et à Reims, malgré la fatigue des déplacements et la longueur de l’attente, diffusaient la joie. Pas seulement la joie de rencontrer le Pape, qui était évidente, mais aussi la joie que ces assemblées nous donnaient par une expérience enthousiasmante de l’Église.
Nous avions été l’objet d’un matraquage d’opinion : les catholiques ne seraient qu’une minorité sociale en voie d’extinction, le voyage du Pape était une agression mobilisant des groupes extrémistes contre la paix de la laïcité, etc. Qu’avons- nous vu ?
Alors que les rassemblements étaient essentiellement locaux en diverses régions de France, les catholiques sont venus nombreux, très nombreux. Dans beaucoup d’endroits, on a dû refuser des inscriptions à la veille de l’événement. Ces foules étaient jeunes, beaucoup plus jeunes que l’image courante d’une Église vieillissante et usée. Ces foules étaient recueillies. Elles n’étaient pas venues pour tenir un meeting partisan, mais pour prier avec le Pape. Quelle impression que le silence de 200 000 personnes entrées dans la prière ! Ces foules étaient heureuses de recevoir et de montrer une Église vivante et paisible. Et, pourquoi ne pas le dire, nous, vos évêques, nous avons été heureux de nous retrouver en communion autour du Pape et avec tous ces représentants de nos différents diocèses.
Nulle nostalgie...
Après la joie intense de ces quatre journées, il nous faut maintenant tirer profit de ce que nous avons vécu. Trois pistes d’action s’ouvrent aujourd’hui devant nous :
1. Le Jubilé de la Rédemption. Depuis plusieurs années, le Pape nous invite à nous préparer à ce Jubilé en vivant un nouvel Avent. Un temps de conversion, de réconciliation et de renouveau de l’évangélisation.
2. Les Journées Mondiales de la Jeunesse. Dans notre chemin vers le Jubilé, elles seront une étape très importante en août 1997, au terme de cette année scolaire. A plusieurs reprises, pendant son voyage, le Pape a invité les jeunes à le retrouver à Paris pour ce rassemblement. C’est à nous de répercuter cette invitation et de nous préparer à tout faire pour accueillir ces centaines de milliers de jeunes du monde entier qui seront nos hôtes.
3. Le message du Pape aux Français. Ses discours et ses sermons, dont nous avons glané quelques phrases au hasard d’une retransmission ou d’un journal télévisé, il nous reste à les lire, à les méditer et à les mettre en œuvre. Quelques points importants doivent être soulignés pour nous aider dans ce travail.
Ce pèlerinage du Pape a souligné, par ces quatre étapes, des époques de notre histoire spirituelle, histoire d’évangélisation, de conversion et de mission. Évoquer ces grands moments de l’histoire de notre Église, ce n’était pas céder à un goût de la commémoration, mais rappeler aux catholiques français la richesse de leurs racines et la fécondité actuelle de leur foi. A Saint-Laurent-Sur-Sèvre, l’ardeur missionnaire de saint Louis-Marie Grignion de Montfort est une occasion de conforter la vie consacrée de tant de femmes et d’hommes voués à la mission. A Auray, la condition séculière et familiale de Yves Nicolazic invite les jeunes familles à raviver en elles l’appel à la sainteté. A Tours, la figure emblématique de saint Martin renouvelle l’engagement des catholiques dans la charité active et la solidarité avec les victimes de notre temps. A Reims, le baptême de Clovis nous conduit à une méditation sur notre propre baptême. Ainsi la lecture historique constitue un acte de mémoire pour prendre conscience des richesses reçues et, avec elles, des exigences actuelles à faire fructifier les talents confiés. Nulle nostalgie d’un hypothétique âge d’or de la chrétienté.
« En retrouvant leurs racines spirituelles, les fidèles et les pasteurs sont affermis dans leur foi et dans leur mission ; ils poursuivent aussi inlassablement le dialogue avec toutes les composantes de la nation, spécialement avec les membres des autres confessions chrétiennes, de la religion juive et de la religion musulmane. » (Discours au Président de la République à Tours).
Évangélises à nouveau
Dans cette perspective, la mémoire du baptême de Clovis n’est pas une commémoration stérile. Elle prolonge la méditation de 1950 sur le baptême, sur notre baptême.
« Son baptême eut le même sens que tout autre baptême... Cette grande célébration jubilaire du baptême vous donne l’occasion de refiéchir sur les dons que vous avez reçus et les responsabilités qui en découlent. » (Sermon de la Messe de Reims)
A Reims, comme à Auray, le Pape rappelle le Sermon sur la Montagne : « Vous êtes le sel de la terre. Vous êtes la lumière du monde » pour expliciter à nouveau la mission propre des baptisés dans l’Église et à l’égard du monde. Tous les baptisés sont appelés à poursuivre la mission du Christ parmi toutes les nations et toutes les cultures. Dans une Église où certains éprouvent la fatigue du travail accompli ou doutent parfois d’avoir quelque chose d’original à faire dans notre monde et notre civilisation, le Pape rappelle inlassablement les dons reçus, la force spirituelle de la vie sacramentelle et la mission de témoigner de la Bonne Nouvelle, « de transmettre ce message d’espérance », tant par la parole que par notre manière de vivre. II s’agit bien d’une nouvelle évangélisation : nous sommes évangélisés à nouveau quand nous reprenons conscience des dons reçus, nous évangélisons à nouveau quand nous nous efforçons de partager ces dons avec nos semblables.
Le concret de nos choix
Faire mémoire de la figure de saint Martin, c’est actualiser son exemple de charité active dans le monde d’aujourd’hui. Le Pape l’a fait “en acte” ; en allant à la rencontre des « blessés de la vie » à Tours, et avec quelle présence et quelle attention ! II l’a fait “en paroles” en nous invitant à renouveler notre approche des misères humaines en nous inspirant des grands exemples de notre Église.
« Une société est jugée au regard qu’elle porte sur les blessés de la vie et à l’attitude qu’elle adopte à leur égard. Chacun de ses membres devra un jour répondre de ses paroles et de ses actes envers ceux que personne ne regarde, envers ceux dont on se détourne. » (Rencontre avec les blessés de la vie à Tours).
C’est dire que la solidarité n’est pas une exclusivité des chrétiens, mais le devoir de toutes les personnes de bonne volonté. C’est dire aussi que les disciples du Christ y sont obligés d’une manière particulière puisqu’ils communient à l’amour de prédilection que Jésus manifeste envers tous les pauvres. C’est dire surtout que nous sommes dépositaires d’un message d’espérance formidable offert par le Seigneur. Le regard de tendresse du Christ doit animer toutes nos actions en faveur de « nos frères en humanité », ceux que nous aimons et ceux que nous n’aimons pas assez. il nous faut passer des intentions et des bons sentiments à des actions.
« C’est pourquoi je lance un appel en faveur d’une solidarité réelle entre tous. Quand donc seront véritablement respectés les droits de chacun au travail, au logement, à la culture, à la santé, à une existence digne de ce nom ?... De nouvelles formes de solidarité sont à mettre en place, aussi bien à l’intérieur de chaque société qu’entre les nations. Pour garantir à tous l’accès au travail, ne conviendrait-il pas de revoir certaines pratiques et d’aider à une plus juste répartition des biens ? Ceux qui ont la chance d’avoir des revenus suffisants sont-ils prêts à partager davantage avec ceux qui ne parviennent pas à vivre décemment ? » (Rencontre avec les blessés de la vie à Tours).
L’appel du Pape et ses suggestions ne sont pas des exhortations en l’air. Ils entrent dans le concret de nos choix et nous invitent à des réponses pratiques qui touchent notre manière de vivre au jour le jour.
Une force discrète
A Auray, la rencontre avec les familles fut un temps de joie sereine et d’espérance. Sans que rien ne soit oublié des difficultés et des épreuves que connaissent aujourd’hui les familles, ce rassemblement a manifesté brillamment que l’amour et la fidélité, la mission éducative des parents, la détermination d’accueillir et de respecter la vie sont sources de joie et de bonheur, y compris dans les épreuves inévitables.
L’amour qui s’accomplit dans le don mutuel des époux et se renouvelle dans le pardon, reçu et donné, est une force discrète, mais considérable, non seulement pour ceux qui en vivent, mais encore pour tous ceux qui en sont témoins. Ces milliers de jeunes familles ne donnaient-elles pas un message clair et stimulant dans une société où beaucoup ne croient plus que l’amour soit capable de rendre heureux, que ses échecs et ses pathologies sont inévitables ?
Le sixième pèlerinage du Pape en France a bien atteint ses objectifs : « Aujourd’hui, je suis venu vous inviter à faire grandir l’espérance en vous et autour de vous. Comme vos pères dans la foi, soyez des bâtisseurs de l’Église dans les générations nouvelles. » (Sermon à Sainte-Anne d’Auray).
A nous maintenant de répondre à cette grâce par un renouveau de notre espérance et de notre activité apostolique. Alors nous verrons croître notre joie :
« Aujourd’hui, le Seigneur a fait pour nous un jour de fête et de joie. » (Accueil du Saint Père à la Messe de Tours par Mgr Jean Honoré).