Vivre avec nos morts
Delphine Horvilleur
Vivre avec nos morts, de Delphine Horvilleur, Ed. Grasset.
Fiche de lecture rédigée par Viviane Tourtet. Pastorale des funérailles du diocèse de Paris. 2022.
Le titre de cet ouvrage de Delphine Horvilleur, rabbin du Judaïsme en Mouvement, n’est pas sans nous rappeler cette phrase du Deutéronome 30 :19 « Jai placé devant toi la vie et la mort, le bien et le mal. Tu choisiras la vie. »
Son contenu nous rappelle aussi que notre mort ne nous appartient pas totalement, pas plus que notre corps après notre mort et que donc, le rabbin tout en prenant en considération la volonté des disparus, a principalement le devoir d’accompagner ceux qui leur survivent.
Delphine Horvilleur conte, redit ce qui a déjà été dit mais ce faisant, permet à ceux qui survivent d’appréhender leur histoire, tisse entre les temps, les générations, entre les vivants et les morts. Elle sait de quoi elle cause. Après avoir étudié l’anatomie, la biologie, l’embryogenèse, elle sait que la mort fait partie de la vie ; en tant que rabbin, elle sait que dans la mort, une place peut être laissée aux vivants.
Non, son métier ne la prépare pas plus que quiconque à appréhender la mort sans appréhension. Elle laisse toujours la mort derrière elle car dans la tradition juive, nombreux sont les récits qui racontent que la mort peut vous suivre mais qu’il n’est pas impossible de la laisser en arrière. L’ange Azraël rôde toujours, la mort n’a-t-elle pas frappé sévèrement à nos portes en 2020 avec le coronavirus ?
Cet ouvrage, organisé en plusieurs chapitres, dédié chacun à une famille, une personne qu’elle a accompagnée, nous fait découvrir de nombreuses spécificités de la tradition juive en lien avec la mort. Ainsi le mot cimetière Beit haH’ayim signifie littéralement la maison de la vie, la maison des vivants. Hayim, la vie, est un mot pluriel car toujours selon la tradition juive, chacun de nous a plusieurs vies, non pas successives mais tressées les unes aux autres. « Nos vies font tapisserie, jusqu’à ce que nous puissions en défaire les nœuds en racontant nos histoires », écrit Delphine Horvilleur.
Après le décès d’une personne, son visage est immédiatement couvert. On ne regarde pas le visage d’un mort parce qu’il ne peut nous voir en retour contrairement à d’autres traditions où comme chez les catholiques, on assiste à « l’adieu au visage ».
Entre le décès et l’inhumation, une bougie est allumée près du mort, symbole de la présence de l’âme qui reste vive. Le linceul est cousu scellant ainsi le départ du mort qui est préparé, lavé et vêtu d’une tunique blanche, symbole du vêtement que portait le Grand Prêtre officiant au Temple de Jérusalem. Le mort se prépare au même face-à-face avec le divin.
Le cercueil est simple, symbole d’humilité, d’égalité de tous face à la mort et du retour à la poussière. Les cailloux, les pierres sont préférées aux fleurs ou aux couronnes qui se fanent. Le caillou, Ebben, vient de ab, parent et ben, enfant. Il reste et dit la filiation, que celui qui survit s’inscrit dans l’héritage de ceux qui l’ont précédé.
Il est beaucoup question de rencontres dans ce livre alliant références religieuses, légendaires, légèreté et humour. Delphine Horvilleur nous dit combien la rencontre de proches, de personnes endeuillées et la préparation de funérailles est un moment sacré et nous fait remarquer que lorsque la mort d’un être cher frappe quelqu’un, il y a interruption de la linéarité du temps et combien cela peut déstabiliser.
Nous apprenons que le kadish n’est pas, comme on le pense souvent, la prière des morts mais une liturgie qui glorifie Dieu, chante ses louanges et énumère tous les aspects de Sa grandeur. Le kadish désigne aussi la personne qui le récite. Delphine Horvilleur nous rappelle que le kadish est en araméen et non en hébreu ce qui s’explique par le fait qu’à l’époque du Talmud, l’araméen était compris de tous et qu’ainsi le kadish constituait une « liturgie participative et démocratique ». Ce qui est important c’est que ce texte apporté par le rabbin comme d’autres se transmet de génération en génération.
De légendes en récits de la mystique juive, Delphine Horvilleur nous fait entrevoir combien le mot « dor » ou « génération » revêt une importance particulière dans la tradition, l’histoire juive. Ce mot désigne l’action de tisser un panier. « Pour tisser un panier, il faut passer un fil ou de la paille entre les lanières bien rangées de la lignée précédente. Un panier se construit toujours de bas en haut. Chaque nouvelle rangée s’accroche à celle qui lui a donné naissance, s’ancre en elle, pour constituer à son tour le support solide de la rangée suivante (…) Une génération en hébreu est une rangée d’un panier. Elle s’attache à la force de la précédente et anticipe la consolidation de la suivante. » Et là où il y a des trous, des ratés, les mots de la tradition ont la capacité, nous dit l’auteur, de retisser les paniers en y ajoutant des fils.
Une autre spécificité est que si nous avons des termes pour désigner celui qui a perdu ses parents, l’orphelin, son époux, la veuve, nous n’en avons pas pour désigner le parent qui a perdu un enfant. En hébreu il s’agit de shakoul qui désigne la branche de la vigne dont on a vendangé le fruit. Ainsi le parent endeuillé est pareil à la branche dont on a retiré les grains ou à la grappe dont on a arraché le fruit. La sève coule en elle mais n’a plus où aller et le bourgeon qui a perdu un bout de vie, finit par s’assécher.
La tradition juive n’offre pas de certitudes qui puissent rassurer quant à l’après-vie. La Thora ne parle pas de vie après la mort. L’être qui meurt s’inscrit seulement dans la lignée de ses ancêtres. La Thora évoque un lieu, shéol, qui vient d’une racine signifiant la question. Ce n’est que plus tard que d’autres textes commencent à envisager l’idée d’une résurrection. On prie pour que le défunt puisse se reposer au jardin d’Eden mais son âme n’en demeure pas moins « accrochée aux survivants ».
L’important et du reste, c’est l’engagement solennel que font les personnes au moment du départ du défunt, à savoir que celui qui part intègre leur vie pour s’unir à ce qu’ils deviendront « Ecoute Israël, l’Éternel notre Dieu l’Éternel Un. »
La crémation et la dispersion des cendres sont tabou dans la tradition juive eu égard au respect que l’on doit à la dépouille mortelle qui doit retourner à la terre, à ce qui a enveloppé l’âme durant son séjour terrestre.
Un très beau chapitre est consacré au prophète Moïse qui nous redonne à lire son humanité, sa crainte devant la mort.
Mais la grande leçon de cet ouvrage est que chaque génération, pour reprendre les termes du rabbin, « grandit sur un terreau qui lui permet de faire pousser ce que ceux qui sont partis n’ont pas eu le temps de voir fleurir ». Tout ce que nous pensons construire solidement finit par s’user alors que ce qui est fragile laisse des traces indélébiles dans le monde. Salomon dans l’Ecclésiaste n’a-t-il pas écrit « Havel Havalim Hakol Havel », « Buée des buées, tout est buée » ou encore « Abel des Abel… tout est Abel ! » La buée des générations passées souffle sur nos vies et nous pousse là où elle veut. Grande leçon d’humilité !