1er module de formation de l’année “Éthique et Solidarité” : intervention du Père Vidalin
Le 1er module de formation de l’année “Éthique et Solidarité” s’est déroulé le samedi 17 septembre 2011 à la paroisse Saint-Séverin (5e) sur le thème “De l’eucharistie à la charité : éthique et solidarité dans notre vie”.
Environ 400 personnes, venues de tout le diocèse, ont participé, samedi 17 septembre à St-Séverin (5e), au premier module de formation de cette troisième année de Paroisses en mission, sur le thème « De l’eucharistie à la charité : éthique et solidarité dans notre vie ». Une rencontre marquée par les nombreux échanges et l’enseignement délivré par le P. Antoine Vidalin. • P.-L. L.
Intervention du Père Antoine Vidalin
« De l’Eucharistie à la charité : éthique et solidarité dans notre vie »
Je partirai avec vous du texte de l’Evangile de Saint Jean : le lavement des pieds qui, étonnamment, est l’Evangile proclamé le Jeudi Saint. Je dis « étonnamment » parce qu’on aurait pu s’attendre à ce que cela soit l’institution de l’Eucharistie ; or c’est le lavement des pieds. Ce paradoxe est déjà présent dans l’Evangile de Jean. Vous vous souvenez que Jean ne raconte pas l’institution de l’Eucharistie. Il raconte un dernier repas où Jésus lave les pieds des disciples. Précédemment, au chapitre 6, il y a eu le discours du « Pain de vie » mais, à la différence des Synoptiques, Jean ne raconte pas l’institution de l’Eucharistie. C’est ce paradoxe que nous allons interroger en commençant par méditer cet Evangile.
Dans l’Evangile du lavement des pieds, Jésus nous dit que c’est un exemple qu’il nous a donné. Mais il ajoute : « afin que vous fassiez vous aussi comme j’ai fait pour vous. » Nous pouvons nous poser la question : est-ce un exemple seulement ? En d’autres termes, est-ce que l’agir que Jésus nous demande est simplement une valeur ou des valeurs à mettre en œuvre dans notre vie, une imitation d’exemple ? Est-ce « une pratique de la charité » qui serait, au sens très galvaudé du mot, « les bonnes œuvres » ? Or justement, Jésus dit : « COMME j’ai fait pour vous ». Ce mot, en grec kathos, est très fort. Ce n’est pas seulement une analogie, une comparaison. On pourrait traduire : « Faites selon la manière dont j’ai fait pour vous, dans la manière dont je vous ai aimés ». C’est le même mot que nous retrouvons dans « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. » Or, la manière dont Jésus nous aime est très précise. Ce n’est pas un amour en général, vague. Le service qu’il nous est donné de contempler est un service très précis. Qu’est-ce que laver les pieds ?
Dans un premier temps, nous pourrions penser – comme Pierre et comme les Apôtres – qu’il s’agit d’une purification, et c’est vrai. Cependant, Jésus dit : « Vous êtes déjà purs », « vous avez déjà été purifiés. » Il s’agit donc d’autre chose. Qu’est ce que laver les pieds à l’époque de Jésus, et encore aujourd’hui dans d’autres aires culturelles ? C’est d’abord un rite d’hospitalité : il s’agit d’accueillir un hôte chez soi. Le lavement des pieds est très fort parce qu’il s’agit de montrer à l’autre qu’on lui donne toute la place. C’est exactement cela que le Christ va faire le lendemain, dans sa Passion, puis dans sa Résurrection. Le Christ nous fait entrer chez lui, il nous fait entrer dans sa vie. C’est cela que Pierre ne comprend pas encore et Jésus lui dit : « Plus tard, tu comprendras. » Il s’agit de vivre dans le Christ et non pas, comme Pierre le croit encore et comme il en fera amèrement l’expérience, suivre le Christ avec ses propres forces.
Le deuxième élément que nous dit ce lavement des pieds, c’est qu’accueillir l’autre, cela se fait dans un abaissement, dans un effacement de soi, dans un renoncement à soi qui est marqué par ce geste qui était celui de l’esclave. C’est ce que Jésus fait dans le mystère de sa Passion : servir et donner sa vie en rançon pour la multitude. Jésus nous accueille en lui mais, d’une certaine manière, il se vide de lui-même pour que nous puissions entrer en lui, et donc il nous donne sa vie. Le geste du lavement des pieds conjoint ces deux aspects : à la fois cet acte d’abaissement du Christ qui donne sa vie en s’offrant sur la croix et le fruit de cet acte qui est que nous entrons dans la vie du Christ. Voilà ce qui constitue la réalité profonde de l’Eucharistie. Non seulement le Christ s’abaisse, nous donne sa vie, dans cet acte unique qui s’est déroulé il y a 2 000 ans mais il nous fait entrer dans sa vie.
Cela signifie que cela continue, que ce n’est pas un mystère qui se serait déroulé autrefois mais que cette action du Christ se poursuit aujourd’hui : il nous fait entrer dans son Corps, et ce don demeure pour toujours. Il rejoint donc chaque génération depuis 2 000 ans et jusqu’à la fin des temps. C’est la raison pour laquelle l’Evangile du lavement des pieds, me semble-t-il, a été choisi par l’Eglise pour le Jeudi Saint. Et non seulement cet Evangile a été choisi mais encore, vous le savez, il se poursuit par le geste même du lavement des pieds qui est repris par le prêtre auprès des fidèles pour bien nous manifester que c’est ce que le Christ continue à faire pour chacun de nous : nous accueillir en lui.
Imaginons un instant : si le Christ n’avait pas institué l’Eucharistie. Certes, il serait mort pour le salut de tous, il serait ressuscité, il serait monté au ciel. Mais nous, nous viendrions peut-être dans un bâtiment qui ressemblerait à une église, nous écouterions les hauts faits du Christ, les Evangiles, nous prierions certainement la prière universelle… Puis chacun rentrerait chez soi. D’une certaine manière, chacun aurait été mis en présence de l’action du Christ mais comme quelque chose de très éloigné. En effet, qui d’entre nous pourrait imaginer pouvoir entrer dans la même vie, comme cela, par imitation ? En instituant l’Eucharistie, Jésus a voulu que nous puissions être bénéficiaires de son action tout au long de notre vie et des générations.
Ceci nous permet maintenant de comprendre le commandement que Jésus nous laisse : « afin que vous fassiez comme j’ai fait pour vous. » C’est le commandement de l’amour mais qui est précisé en quelque sorte. Il ne s’agit donc pas seulement de pratiquer un exemple qui de toutes manières est beaucoup trop difficile pour nous. Il ne s’agit pas de le faire à partir de nous-mêmes. Il s’agit de commencer par accepter que Jésus nous lave les pieds et cela, c’est le problème de Pierre mais c’est notre problème aussi. C’est-à-dire que nous avons toujours du mal à être aimés jusqu’au bout parce que nous avons du mal à comprendre que nous sommes totalement pauvres, que nous ne sommes pas la source de l’amour. Au fond, peut-être que le chrétien, par rapport aux autres, c’est celui qui a compris cela, qui a compris à quel point il était pauvre en amour, mais qui a compris aussi que cette source, il y avait accès.
Cela a deux conséquences. La première est que c’est Dieu qui nous a aimés le premier, donc il faut vivre de cet amour en étant toujours dans la pauvreté spirituelle. C’est pourquoi nous avons un besoin vital de l’Eucharistie. C’est pour cela que l’on ne peut pas dissocier ce qu’on appelle « le culte » et ce que l’on appelle « la pratique de la charité ». Car au fond, la charité est l’amour de Dieu. C’est le même mot amour et charité : l’agape, la caritas, qui d’ailleurs ne s’applique qu’à Dieu au départ. Dieu est charité, il l’est en Personne ; nous, nous ne sommes pas la charité mais nous la recevons. On commence donc toujours par se laisser aimer et ensuite, puisque la charité se communique et que le propre de l’amour est de rendre celui qui est aimé semblable à celui qui l’aime, Dieu nous rend semblable à lui. Dieu nous donne d’agir en lui, de faire ce qu’il fait, ce que le Christ fait. C’est pour cela que traditionnellement – et Benoît XVI reprend cette expression dans son exhortation – l’Eucharistie est « le sacrement de la charité ». Le sacrement, parce que tout à la fois elle signifie cela, elle signifie que c’est Dieu qui est la Source, et qu’en même temps cette charité est communiquée à la communauté, à l’Eglise. Elle la signifie et elle la donne.
Ceci nous permet maintenant de mieux comprendre peut-être le sens de la parole de Jésus à la Cène : « Faites ceci en mémoire de moi » qui reprend un peu celle du lavement des pieds : « que vous fassiez comme j’ai fait pour vous ». En mémoire de moi, on pourrait le traduire plus littéralement : « dans mon mémorial ». « Faites ceci dans mon mémorial ». C’est plus qu’une commémoration. Vous savez que le mémorial dans l’Ancien Testament, dans la tradition juive, c’est célébrer les merveilles de Dieu parce qu’elles sont au présent, parce que Dieu continue à libérer son peuple. Au fond, ce que Jésus nous dit, c’est d’être en lui, dans cet acte qui continue de nous rejoindre et que nous pouvons en quelque sorte faire nôtre.
Nous allons donc maintenant très simplement contempler Jésus à la Cène puisqu’il s’agit de faire ce qu’il fait en mémoire de lui. Nous allons regarder ce qu’il fait, dans le rite qu’il instaure et comment nous sommes appelés à le faire à notre tour, pas seulement rituellement mais réellement et ce, dans tous les domaines de notre vie : familial, économique, politique et bien sûr dans l’attention aux plus pauvres. Nous essaierons ainsi de répondre à la question que le pape Benoît XVI pose dans le texte que je vous ai donné : comment l’Eucharistie devient dans la vie ce qu’elle signifie dans la célébration et comment, en quelque sorte, elle nous révèle ce qu’est l’éthique chrétienne. Certains ont demandé ce qu’est l’éthique. C’est au fond : quel est le commandement ? Quelle est la loi ? Mais pour nous, chrétiens, la loi ne consiste pas en des commandements écrits sur des tables de pierre, c’est quelqu’un : Jésus. L’éthique chrétienne a pour norme non pas des valeurs, non pas des commandements mais quelqu’un. Et cela change tout.
Je commence alors à regarder ce que fait Jésus : il prend le pain, il prend le vin et il rend grâce à chaque fois. Or le pain et le vin, c’est, comme nous le disons à la messe : « le fruit de la terre », « le fruit de la vigne et du travail des hommes ». C’est aussi – puisque c’est la nourriture, le pain – ce qui va donner force à notre corps, ce qui va devenir notre corps. Prendre le pain, c’est donc en quelque sorte, non seulement prendre le fruit de son travail mais prendre au fond toute son activité, tout ce que nous avons fait avec notre corps, que cela soit intellectuel ou manuel. C’est reconnaître que c’est un don de Dieu puisque Jésus rend grâce. C’est un don de Dieu : le cosmos, la nature. Qui fait pleuvoir ? Qui fait lever le soleil ? Qui fait germer ? Ce n’est pas nous. Ensuite, c’est évidemment le travail des hommes. Mais qui nous a donné la capacité de travailler ? Qui nous a donné de faire du feu, de fabriquer un four etc. ? Tout cela, c’est un don de Dieu, donc tout est don de Dieu : le cosmos, l’histoire… et il s’agit de le rendre à Dieu. Il s’agit de reconnaître que tout est donné par Dieu et donc prendre le pain pour Jésus, c’est prendre son corps, sa vie, ses œuvres, et les rendre à Dieu. Cela nous dit profondément ce qu’est la vie de Jésus comme Fils : c’est se recevoir du Père en son corps, en tout ce qu’il est et s’offrir au Père.
La dimension du vin dit davantage, dans un premier temps, la dimension de la peine. On songe aux raisins qui sont pressés, au pressoir, et cela a la couleur du sang. Mais le vin, c’est aussi la patience, ce sont ces années où le vin vieillit dans les barriques. Donc c’est le temps ; il faut du temps. Mais c’est aussi, une fois que le vin est tiré, la joie de boire ensemble. Le vin dit tout cela, à la fois la peine, la souffrance, la maturation de nos vies, ordonnées à une joie que le vin signifie : la joie de la communion parce qu’en fait on ne boit jamais seul. Si l’on boit seul, c’est trop triste. Le vin est vraiment fait pour être bu ensemble. On peut donc dire qu’en offrant le vin, Jésus – et il le dira d’ailleurs – offre son sang, la souffrance de sa vie mais aussi la joie de vivre, l’ivresse de la vie.
C’est tout cela qu’il s’agit d’offrir. C’est tout cela que nous sommes invités finalement à offrir à l’offertoire. Lorsque le prêtre offre le pain et le vin, comment sommes-nous dedans ? Comment nous plaçons-nous dans ce qui est offert ? Comment posons-nous nos vies sur l’autel pour qu’elles soient offertes avec tout ce qui les habite : leurs peines, leurs joies, l’effort, nos corps, bref tout ce que nous sommes car c’est nos corps qui vont devenir le Corps du Christ ?
Jésus commence d’abord par rendre grâce. L’Eucharistie, c’est l’action de grâce. S’il n’y a pas cela, le reste de l’Eucharistie devient incompréhensible. Au pire, cela va devenir simplement : « Je consomme mon petit Jésus et je rentre chez moi ». Or, avant la consommation, il y a l’offrande de nos vies. C’est en cela que nous participons activement à l’Eucharistie et que nous sommes prêtres avec le Christ, dans le Christ. D’ailleurs, en offrant nos corps et notre sang, nous sommes en communion avec tous ceux qui ne sont peut-être pas dans l’Eglise (nos collègues de travail, les plus pauvres que nous croisons, ceux que nous n’arrivons pas à aimer…) et c’est eux aussi que nous portons.
Une première conséquence, la plus immédiate, c’est ce qui s’opère ensuite. Jésus prend donc le pain, le rompt, le partage et le donne en disant : « Ceci est mon corps qui est pour vous. » Tout nous est donné par Dieu : les biens de la terre, le fruit de notre travail. Si tout nous est donné par Dieu, c’est que tout est fait pour tous et tout est fait pour être partagé. C’est ce que l’Eglise appelle « la destination universelle des biens ». Ceci a des implications économiques. Par exemple, le droit de propriété est un droit relatif qui n’est jamais absolu. Je ne peux jamais dire de manière absolue que quelque chose est à moi parce que rien n’est à moi. Je ne remets pas en cause la propriété, c’est un moyen pour l’organisation de nos sociétés. Mais il faut faire attention à ne jamais l’absolutiser. Cela veut dire aussi que la solidarité avec les plus pauvres n’est pas de l’ordre de la charité : c’est d’abord une exigence de la justice. Ce n’est donc pas d’abord la spécialité des chrétiens, c’est le boulot d’un gouvernement de veiller à cela. Cela ne veut pas dire que la charité n’a pas sa place mais il faut d’abord voir qu’il y a quelque chose de très simple : les biens de la terre sont créés pour tous.
Je pense qu’on peut faire un pas de plus, en tant que chrétien, et voir comment dans le partage des biens, nous pouvons vivre la dimension du don. Car au fond, il ne s’agit pas seulement de donner des choses, ni même de donner de la nourriture mais de nous donner nous-mêmes dans ce que nous faisons. C’est ce que Jésus fait dans l’Eucharistie. Comme Jésus, il faudrait que nous puissions dire, lorsque nous partageons (que ce soit de la nourriture, du temps ou une activité) : « Ceci est mon corps ». Quand nous préparons un bon repas pour quelqu’un, nous pouvons dire « ceci est mon corps » puisque nous y avons mis de nous-mêmes. Il est évident que nous ne résoudrons pas le problème de la faim en installant des distributeurs de repas tout préparés parce que ce dont ont besoin les plus pauvres, ce n’est pas d’abord de plats tout préparés, c’est que nous leur préparions quelque chose ; c’est que nous prenions du temps, pour que nous soyons présents dans ce que nous leur donnons, en sorte que nous puissions dire : « Ceci est mon corps ». Cela est vrai aussi dans le travail salarié, dans le monde de l’entreprise.
En même temps, nous ne pouvons dire « ceci est mon corps » que si ce que nous faisons est remis à Dieu. Je renvoie là à ce que je disais au début : l’action de grâce. Car au fond, je dis : « il faut nous donner nous-mêmes », mais nous n’avons rien à donner ! Nous sommes si pauvres ! C’est seulement parce que c’est remis à Dieu que Dieu nous donne la fécondité et qu’à travers nos pauvres gestes, il peut faire que la charité soit présente. Il ne s’agit donc pas d’être parfait, de faire tout le bien imaginable : il s’agit de nous donner tels que nous sommes. A la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie doit correspondre notre présence réelle auprès des gens. Bien souvent, nous ne sommes pas présents. Nous faisons beaucoup de choses, nous courons à droite et à gauche, nous voulons, peut-être avec beaucoup de bonnes intentions, résoudre le maximum de problèmes… Mais au fond, si nous ne sommes plus présents, cela ne sert à rien. Comment le Christ nous aide-t-il à être présents réellement, comme lui est présent réellement pour nous ? Cela implique de donner de son temps, de son attention, gratuitement.
Puis, il fit passer la coupe, en disant : « Ceci est mon sang ». Je vous fais remarquer que, lors de la Cène, les disciples boivent à la même coupe. Boire à la même coupe, cela signifie en quelque sorte participer au même destin que celui qui nous fait boire à la coupe, participer au même effort et à la même joie. Je disais que le vin signifiait à la fois la peine de l’effort et la joie de la communion. Boire à la même coupe, c’est boire à ces deux aspects. Cela nous dit d’ailleurs quelle est la fin du travail et des biens terrestres : non pas que nous ayons bien mangé, mais que nous soyons en communion. Le but, c’est la joie. Or la joie, c’est toujours dans la communion.
Cette communion qui nous est donnée par le Christ est plus que la solidarité. La communion, c’est participer à une même vie, à une même joie. Ceci a donc des implications dans la manière dont je travaille dans la société, que cela soit en entreprise, dans diverses instances. En gros, le travail est lui aussi fait au service de la communion. Comment est-ce que dans mon travail, j’accueille les autres ? Comment est-ce que je les fais participer à une œuvre commune ? C’est bien ce que fait Jésus pour nous : il nous fait participer à sa propre mission lorsqu’il nous fait boire à la même coupe que lui. Il nous associe à son œuvre. Cela doit être vrai dans notre vie de travail la plus quotidienne : comment fais-je confiance à mes collaborateurs, à mes subalternes, sans les mettre au service de ma réussite personnelle ? Vous me direz : « Mais le monde du travail est tellement dur ! Chacun souvent cherche à sauver sa peau ! » Oui, la dureté de la vie économique est bien présente. Sans doute l’a-t-elle été à toutes les époques. C’est aussi la conséquence du péché. Mais c’est là une raison de plus, comme chrétien, de trouver la force de résister aux pressions, aux requêtes injustes ou aliénantes pour soi-même ou pour d’autres, quitte à verser son sang.
Verser son sang, cela peut être perdre un job. J’ai connu des gens qui dans leur activité ont osé parler, osé dire des choses parce qu’il y avait des pratiques qui n’étaient pas justes, pas respectueuses des personnes et qui ont perdu leur boulot. Cela existe. Comment est-ce que, dans cette vision que le Christ nous donne de ce que doit être notre vie la plus quotidienne dans le partage des biens, le partage du travail, j’apprends à ne pas m’abriter derrière des mécanismes impersonnels – financiers ou économiques – alors qu’il s’agit du travail et de la vie des hommes, c’est-à-dire de leur sang ?
Je passe à une deuxième conséquence, un deuxième domaine. Jésus nous dit bien : « mon corps livré pour vous ». En donnant son corps en nourriture, le Christ fait de nous son propre corps. Comme disait la petite fille dont nous parlait le témoignage : « Je deviens Jésus ». En général, quand on mange un beefsteak, on ne se transforme pas en beefsteak ; c’est le beefsteak qui se transforme en nous. Mais là, c’est le contraire. Comme le dit aussi saint Augustin, ce n’est pas lui qui va être transformé en toi mais c’est toi qui va être transformé en lui. Il y a une sorte d’opération inverse de ce qui se passe d’habitude : nous sommes transformés en Jésus, tout au moins nous devenons son corps puisqu’il nous fait entrer en lui. En disant : « ceci est mon corps » sur le pain, on pourrait dire qu’il nous dit : « vous êtes mon corps ». D’ailleurs, dans la messe nous invoquons l’Esprit-Saint deux fois : une première fois sur les oblats et une seconde fois sur l’assemblée, lorsque nous disons : « quand nous serons nourris de son corps et de son sang et remplis de l’Esprit-Saint, accorde-nous d’être un seul corps et un seul esprit dans le Christ ». Donc l’Esprit est invoqué deux fois, et deux fois il transforme par la médiation du sacrement. La première fois le pain et le vin sont transformés en corps et sang ; la seconde fois, qui est la finalité, pour que nous devenions le corps du Christ.
Si nous prenons au sérieux cette présence réelle, dans le sacrement bien sûr, mais aussi dans la réalité qui est l’Eglise, alors cela devrait changer notre comportement puisque nous devons comprendre, comme le dit saint Paul que nous sommes membres les uns des autres. Nous ne sommes pas un corps au sens d’un corps d’armée. Un corps d’armée n’est pas vraiment un corps parce que les soldats sont à côté les uns des autres. Nous sommes un corps parce que nous sommes membres les uns des autres : si l’un souffre, tous souffrent ; si l’un se réjouit, tous se réjouissent ; si l’un pèche, tout le monde descend et dégringole avec lui ; si l’un accomplit la charité, tout le monde monte avec lui. Le premier lieu où la charité nous est donnée pour être vécue, c’est donc l’Eglise. L’Eglise, ce n’est pas quelque chose de vague et général, c’est très concret. L’Eglise, ce sont nos communautés, c’est l’Eglise diocésaine, ce sont nos communautés paroissiales réunies autour de l’Eucharistie. Je peux rappeler quelques phrases de saint Paul : « Supportez-vous les uns les autres », « soyez soumis les uns aux autres. » Vous voyez donc que la solidarité au sein même de l’Eglise est plus qu’une simple solidarité, elle est une communion et elle implique d’avoir le sens de l’Eglise, de souffrir et de se réjouir avec elle, avec ses membres et avec ces frères et sœurs que je n’ai pas choisis. Cela est important. Dans une famille d’ailleurs, on ne choisit pas ses frères et sœurs. C’est un peu difficile mais c’est là où cela nous fait grandir. Il y a quelques jours, nous fêtions saint Jean Chrysostome. Dans le bréviaire, dans l’Office des Lectures, on trouve une de ses homélies dans laquelle il y a une phrase que je trouve incroyablement forte. En s’adressant à ses fidèles, il leur dit : « Vous êtes mon corps ». Jésus nous le dit mais nous pouvons nous le dire les uns aux autres : « Vous êtes mon corps ».
Jésus ajoute : « mon sang versé pour vous ». Nous sommes en effet continuellement pardonnés. Cette purification, que signifie aussi le lavement des pieds, n’est jamais absente. D’ailleurs, nous commençons chaque messe en étant pardonnés de nos péchés car le pardon est le fondement de la Nouvelle Alliance. On part de là. Ce n’est pas : on devrait faire des choses, on n’y arrive pas, puis on est pardonné. C’est : parce que nous sommes pardonnés, alors nous sommes libres pour aimer. C’est pourquoi nous ne cessons de vivre cette réalité du pardon à la messe et bien sûr dans le sacrement de réconciliation. Évidemment, cela implique que, dans le même corps, nous pouvons nous pardonner les uns aux autres. Lorsque le pardon semble impossible, lorsque nous avons l’impression que nous sommes crucifiés par quelqu’un qui nous fait du mal (et qui ne voit pas qu’il nous fait du mal), il nous reste au moins la ressource, comme le Christ, d’implorer le pardon de Dieu : « Père, pardonne-leur ». Comment acceptons-nous de souffrir de nos frères et sœurs et aussi du péché des membres de l’Eglise ? Avec les scandales qui ont eu lieu il y a un an, le pape Benoît XVI a vraiment pris cette souffrance, pleinement ; il l’a faite sienne. C’est une souffrance terrible de souffrir du péché des membres de l’Eglise. En même temps, c’est lorsque nous en souffrons et que nous la prenons sur nous, que nous pouvons, comme Benoît XVI le proposait dans une démarche de repentance, implorer le pardon de Dieu. Comment offrons-nous avec le Christ nos souffrances pour la vie de l’Eglise ? Au fond, ce mystère de la charité qui nous est communiqué nous montre qu’on ne peut pas aimer le Christ sans aimer l’Eglise : l’Eglise concrète (paroisse, diocèse) mais aussi universelle à travers la figure du pape. Il nous montre comment nous pouvons compléter ce qui manque aux épreuves du Christ.
J’avais prévu de continuer en parlant un peu de la question de la dignité du corps – puisque Jésus dit : « ceci est mon corps » et donc : « vous êtes mon corps » – au sens de ce qui concerne la sainteté de nos corps ; non seulement leur dignité mais leur sainteté. Et finalement, je vais en parler un peu : nous sommes le temple de l’Esprit. Dieu habite en nous. Respecter la sainteté de notre propre corps et du corps de l’autre, cela implique évidemment – mais je pense que cela a été traité l’an dernier, avec la question « famille et jeunesse » – non seulement le rejet de la convoitise sexuelle mais plus largement le rejet de toute pratique dégradante de nos corps : mutilation, alcoolisme, drogue, goinfreries (il faut le dire) mais aussi coquetterie (il faut le dire aussi). Il y a des formes de séduction, de coquetterie qui sont en fait un mépris pour le corps. Cela implique aussi la chasteté du regard. Plus profondément, comment assumons-nous, acceptons-nous notre corps qui nous est donné par Dieu, tel qu’il est ? Au fond, s’il y a tant de pratiques dégradantes, c’est parce que finalement les gens ne s’acceptent pas dans leur corps. L’Eucharistie est un lieu où nous pouvons assumer pleinement qui nous sommes, dans notre corps que le Christ aime et auquel il se donne, ce corps qui est promis à la gloire, à la vie éternelle.
Mais il y a plus sur cette question du corps : il est intéressant de voir comment, en nous disant qu’il nous donne son corps, Jésus nous révèle que l’Eucharistie, dans sa plus grande profondeur, n’est pas seulement le mystère d’un repas mais le mystère de noces : celles du Christ et de l’Eglise. C’est-à-dire du don que le Christ fait de lui-même à son Eglise, un don total. Le Christ et l’Eglise font donc une seule chair. Ceci éclaire le mariage chrétien, mais pas uniquement le mariage. Au fond, le Christ nous montre comment nos corps aussi sont faits pour lui être donnés, consacrés. Dans le mariage bien sûr : en se donnant l’un à l’autre dans le sacrement de mariage, les époux sont consacrés l’un à l’autre dans le Christ qui se donne à eux mais c’est vrai également dans le célibat, dans la vie de prêtre, dans la consécration religieuse. Nos corps sont vraiment faits pour être donnés.
Je termine avec les questions d’engagement dans la société. « Ceci est mon corps livré » nous a dit Jésus. Le corps livré de Jésus, c’est un corps violenté, démuni, défiguré, qui a épousé toutes les pauvretés humaines. Il est le Fils de l’homme : quand un homme souffre, Jésus souffre. Il est le Fils de l’homme qui s’est uni par sa Passion et sa mort à tout homme. Ceci nous révèle la dignité du corps humain – et d’abord des plus fragiles et des plus vulnérables. On pourrait dire que Jésus dit à l’Eucharistie du pain : « Ceci est mon corps » et des plus pauvres : « Ceux-ci sont mon corps ». Vous avez remarqué comment saint Jean Chrysostome met en relation la phrase de consécration de l’Eucharistie et l’Evangile de Matthieu au chapitre 25 : « Ce que vous aurez fait à l’un des plus petits, c’est à moi que vous l’avez fait… J’ai eu faim, vous m’avez nourri. » Cette attention aux plus vulnérables, aux plus dépendants épouse tous les secteurs de la vie humaine : bien sûr les plus pauvres, les plus démunis, les handicapés, mais aussi l’enfant dans le sein de sa mère qui est le plus dépendant possible, les personnes mourantes qui sont aussi dans un abandon total, les miséreux, les exclus.
Il faut aller plus loin et comprendre que le Christ en sa Passion ne nous révèle pas seulement que les plus pauvres sont son corps mais que nous sommes ces plus pauvres. Pilate, sans le savoir, nous le montre. En nous montrant Jésus, il nous dit : « Voici l’homme ». Nous sommes pauvres aussi en nos corps parce que nous l’avons été, nous avons tous été un enfant dans le sein de sa mère, nous avons été – ou nous serons – malades et puis nous serons mourants. Donc de toutes manières, dans notre vie, il y a forcément des moments où nous serons dans cet état de précarité. A tout instant, notre vie tient à un fil. Nous l’oublions bien sûr parce que nous vivons dans une société où il semble que tout soit donné automatiquement mais notre vie tient à un fil. Ceci implique cette révélation de qui nous sommes, de notre pauvreté, et par là, de notre solidarité de fait avec tout homme. Comme je le disais, évidemment, dans l’Eglise, il y a cette communion instaurée par le Christ, le fait que nous sommes un seul corps. Peut-être que cette communion est moins évidente avec des plus pauvres, que nous ne voyons pas dans nos paroisses par exemple, que nous croisons sans les connaître. Nous avons peut-être du mal à nous approcher d’eux mais ce que nous savons c’est que le Christ les a déjà rejoints. Ils sont déjà le corps du Christ. On ne peut peut-être pas encore dire qu’ils sont notre corps comme on peut le dire au sein de la paroisse – ils sont appelés à le devenir – mais déjà le Christ nous dit : « ils sont mon corps ». Cette révélation sur notre propre pauvreté éclaire notre présence auprès des plus pauvres : c’est une présence de pauvres auprès de pauvres. Ceci implique une certaine gratuité de la rencontre et aussi qu’au fond, ce n’est pas tant nous-mêmes qui pouvons nous donner. Au fond, nous renvoyons toujours à un Autre, à celui qui est la Source de l’amour. Tout à l’heure, nous avions ce témoignage où il était dit que le plus beau cadeau qu’on peut faire, finalement, c’est de révéler cet amour du Christ. C’est d’ailleurs, souvenez-vous, ce que Pierre dit lorsqu’il entre au Temple et qu’il dit au boiteux : « Je n’ai pas d’argent mais au nom du Christ, je te le dis, lève-toi ! » Combien de fois pourrions-nous dire, à tant de gens couchés : « Lève-toi ! »
Un dernier point. Nous sommes dans cette solidarité parce que nous avons un corps tout simplement. Ce n’est pas un accident, si nous avons un corps, c’est vraiment le projet de Dieu. C’est parce que nous avons un corps que nous sommes en communion avec les uns les autres, que nous pouvons nous aimer. Au fond, il faut quitter cette vision du corps qui est un peu vu comme cela par l’individualisme moderne, c’est-à-dire : « C’est mon corps, je fais ce que je veux de mon corps, il y a moi et mon corps ». Finalement le corps, c’est ce qui nous met à distance les uns des autres. Au contraire, dans la vision chrétienne, le corps est ce qui nous rapproche, ce qui nous met en relation les uns avec les autres. Plus tard, nous serons ressuscités avec nos corps et nous serons en communion les uns avec les autres. Si nous entrons dans cette vision du corps comme lieu de communion, de solidarité, alors cela nous révèle qu’il y a un bien commun dans la société. Il n’y a pas seulement la maximisation des intérêts particuliers, il n’y a pas seulement l’intérêt général mais il y a un bien commun, qui est à la fois ce qui nous est le plus personnel et ce qui nous est le plus commun. Ce bien commun, quel est-il sinon la vie que nous recevons du Père, que tout homme reçoit du Père, cette vie qui est ma vie propre – chacun reçoit sa vie – mais qui est aussi donnée à tous ?
Cela ouvre donc le chantier d’un service de ce bien commun et de ce que l’enseignement social de l’Eglise nomme dans le bien commun : « les biens pour les personnes », c’est-à-dire ce service des biens de la terre, des institutions, de tout ce qui contribue à la vie en société, sachant que c’est finalisé par la communion des personnes. Par conséquent, cela ouvre le champ du politique. Je dis cela parce que bien sûr le bénévolat, l’engagement auprès des plus pauvres est très important. Mais peut-être que le premier lieu du service du bien commun devrait être l’engagement politique. Je le dis parce qu’aujourd’hui les jeunes générations ne voient pas forcément cela. Les jeunes générations sont prêtes à aller à l’autre bout du monde pour s’engager dans l’action humanitaire – ce qui est très bien – mais l’engagement politique est ce qu’il y a de plus immédiat, de plus nécessaire. Après, on peut se plaindre sur notre classe politique… mais si les chrétiens ne s’y engagent pas et n’y voient pas un lieu eucharistique, de don de soi, pour le service du bien commun alors, il ne faudra pas nous étonner que la classe politique soit décevante. Je le dis d’autant plus que j’ai été à Madagascar cet été et que j’ai vu ce que peut être un pays dans lequel il y a une absence totale d’engagement politique au sens chrétien. Il y a un effondrement, on peut le dire, des institutions politiques. Il y a une multitude d’ONG et c’est très bien, mais s’il n’y a pas un cadre politique, s’il n’y a pas des hommes engagés dans les institutions politiques, cela ne « pénètre » pas, cela ne change pas les choses en profondeur.
Conclusion sur l’éthique chrétienne
Après ce qu’on a entendu, on pourrait se dire que l’éthique chrétienne, c’est quand même très difficile – se donner etc. – voire impossible. Or justement, ce qui est impossible pour nous chrétiens est possible car tout nous est donné lorsque le Christ se donne à nous dans son Eucharistie. C’est l’œuvre du Christ en nous, ce n’est pas notre œuvre. L’éthique chrétienne est une éthique plus facile car, comme le dit Jésus : « mon joug est léger ». Le Christ nous en donne la capacité et de plus, je pense qu’il ne nous demande pas l’impossible. Comme le dit saint Paul, il s’agit de faire le bien que Dieu a préparé pour nous. Il ne faut pas faire tout le bien possible, on ne pourra jamais. Jésus lui-même n’a pas fait tout le bien possible : il n’a pas guéri tous les malades, il n’a pas résolu le problème de la faim en son temps, il a fait l’œuvre que le Père lui donnait à faire. Nous n’avons pas à sauver le monde, il l’est déjà. C’est bien parce que le monde est déjà sauvé que nous pouvons aller vers les plus abandonnés, les plus démunis. C’est bien cela que nous avons à leur annoncer. C’est ainsi que nous pouvons trouver une certaine paix intérieure, ne pas nous décourager devant la misère du monde, être simplement présents là où le Seigneur nous appelle. Comme Marie de Béthanie, nous n’honorerons peut-être qu’un seul pauvre en parfumant ses pieds comme elle a parfumé les pieds de Jésus, mais en honorant un seul pauvre, nous honorons le Christ et par lui, nous honorons toute l’humanité.
Pour conclure, on pourrait résumer le premier commandement de l’éthique chrétienne en disant que c’est : « Prenez et mangez » et le second : « Faites ceci en mémoire de moi ». Mais ces deux commandements n’en font qu’un seul.