Conférence du cardinal Jean-Marie Lustiger – Les prêtres, la vie consacrée et les vocations sous le pontificat de Jean-Paul II
Conférence donné à Rome le 15 octobre 2003 pour l’ouverture du Congrès des cardinaux et présidents de conférences épiscopales, réunis à l’occasion des 25 ans de pontificat de Jean-Paul II.
L’ensemble des interventions de Jean Paul II au sujet des prêtres, de la vie consacrée et, plus largement, de la vocation des baptisés - y compris donc celle des laïcs - représente des milliers de pages. Je voudrais m’efforcer ici de dégager leur logique et leur originalité, et d’en comprendre l"’économie" au sens où les Pères ont employé ce mot pour décrire l’économie du salut où le mystère trinitaire nous est révélé. Au-delà de leur diversité, nous y découvrons à la fois les grands enjeux de la vie de l’Eglise à la fin du 20e siècle et la cohérence d’une réponse structurée, puisant sa force dans le mystère même du Christ.
Les pages très personnelles que le Pape a données en 1996 à l’occasion du jubilé de son ordination sacerdotale et qui ont été publiées sous le titre « Ma vocation, don et mystère », apportent une précieuse lumière à ce sujet. En effet, dans ce modeste volume, Jean Paul II ne nous livre pas seulement une autobiographie spirituelle, il retrace (je le cite) « le parcours de prière et de contemplation qui allait diriger [ses] pas sur la route du sacerdoce », mais aussi « dans tous les événements jusqu’à ce jour ». Et il ajoute : « Si je regarde en arrière, je constate que "tout se tient" : aujourd’hui comme hier, nous nous trouvons illuminés par le même mystère avec la même intensité ». Ce mystère est, bien sûr, le don inépuisable du Christ rédempteur. C’est aussi le mystère du sacerdoce et des vocations dans leur diversité organique et leur unité ecclésiale, et cela inclut la vocation baptismale des laïcs.
I. Quel était, à ce sujet, l’état des esprits il y a vingt-cinq ans, lorsque Jean Paul II prononça ses premières paroles en public : « N’ayez pas peur. Ouvrez grand vos portes au Christ » ?
[I.1. La quasi-totalité des églises sous le joug communiste étaient enfermées dans la détresse et le silence. On les soupçonnait de passéisme, pour le peu qu’on savait d’elles, et elles restaient isolées et méconnues.
Les jeunes églises d’Asie émergeaient tout juste dans le concert de la pensée catholique. Certains théologiens d’Occident s’efforçaient de reconnaître chez elles le lieu d’une « inculturation » remettant en cause la nature même du sacerdoce dans son universalité.
D’autre part, l’Afrique, riche d’expérience et de ferveur chrétiennes, était déjà ébranlée par les drames humains qui, çà et là, encore aujourd’hui, l’éprouvent cruellement.
L’Amérique latine était de son côté malmenée par les différents courants de la « théologie de la libération », avec leur tentation d’emprunter au marxisme. En Amérique anglo-saxonne, aux Etats-Unis et au Canada, le catholicisme était en proie à une énorme crise où étaient remis en cause le rôle du prêtre, la vie religieuse et, par voie de conséquence, les vocations et la place du laïcat.
Enfin, les pays de vieille chrétienté de l’Europe occidentale étaient affectés par le même syndrome qui frappait l’Amérique du Nord. Mais le malaise était peut-être plus grave que dans le Nouveau Monde, en raison des bouleversements sociaux provoqués par trente ans de croissance économique ininterrompue depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et une urbanisation accélérée.]
I.2. Le nouveau pape en avait une connaissance très précise. En effet, sept ans auparavant, archevêque de Cracovie, il avait pris part au deuxième synode ordinaire des évêques tenu à Rome du 30 septembre au 6 novembre 1971, qui devait traiter du ministère sacerdotal et de la justice dans le monde. Les journaux annonçaient que les évêques demanderaient au Saint-Père d’ordonner des viri probati mariés. Beaucoup suggéraient de bannir le mot « sacerdoce » et de ne parler que de « ministère presbytéral ».
On sait la manière dont ce Synode de 1971 a été conclu. Le Pape Paul VI a courageusement résisté aux pressions. La béatification du Père Maximilien Marie Kolbe comme « prêtre catholique » n’est-elle pas sa réponse à ces interrogations obscurcissant la figure du sacerdoce presbytéral ? Pour autant, la crise et les problématiques que je viens d’évoquer s’étaient durablement installées dans l’Occident développé.
Ceux qui sont assez âgés pour avoir vécu cette période n’auront pas oublié l’intensité de la crise pendant ces années 1970, ni les questions posées par les abandons qui se multipliaient, ni la chute du nombre des entrées dans les séminaires.
[L’enseignement de Vatican II avait-il alors été vraiment compris ? Quoi qu’il en soit, les problèmes de l’église et de son personnel étaient perçus par l’opinion sous un angle bien plus organisationnel ou socio-politique que théologique ou mystique. On peut, rétrospectivement, reconnaître là les influences symétriques du marxisme et d’un certain libéralisme. Le premier poussait à tout concevoir en termes de rapports de force. Le second invitait à tout considérer dans une perspective gestionnaire et à privilégier la liberté individuelle.]
L’obéissance, la pauvreté, la chasteté et finalement la nature même du sacerdoce et des vocations, y compris la vocation baptismale des laïcs, étaient évidemment contestées lorsqu’on raisonnait ainsi dans des perspectives de fonctionnalité, de rapport de forces ou de partage du pouvoir, de reconnaissance sociale dont la seule mesure est l’argent, etc. La sociologie occupait le devant de la scène ; l’anthropologie dans ses diverses branches semblait défier l’enseignement traditionnel en matière de sexualité, tandis que l’histoire servait à dénoncer comme toute relative la règle du célibat ecclésiastique.
[En bref, trois idées occultaient les réalités spirituelles et sacramentelles du sacerdoce presbytéral et de la vocation aussi bien religieuse que baptismale :
– Tout d’abord, la réalité sacramentelle du sacerdoce devait s’effacer devant la fonctionnalité des tâches ministérielles, lesquelles paraissaient pouvoir être accomplies sans ordination. C’était ce que certains ont appelé une « désacerdotalisation ».
– Ensuite, la dialectique du pouvoir conduisait à souhaiter confier celui-ci à l’assemblée démocratique des fidèles. C’était ce qui a été alors nommé une « décléricalisation ».
– Enfin, la suppression du célibat était censée devoir parachever la « sécularisation » d’une chrétienté jugée trop liée à une culture périmée.
Vatican II avait néanmoins explicitement prévu ces difficultés. Comme l’annonçait Lumen gentium (4, 2), « le genre humain vit aujourd’hui un âge nouveau de son histoire, caractérisé par des changements profonds et rapides qui s’étendent peu à peu à l’ensemble du globe. (...) À tel point que l’on peut déjà parler d’une véritable métamorphose sociale et culturelle, dont les effets se répercutent jusque dans la vie religieuse ». Mais les intuitions du Concile pour faire face à cette situation restaient à mettre pleinement en œuvre.]
I.3. Quelle leçon le futur pape a-t-il pu tirer de ce synode de 1971 ? Il venait de la partie de l’église du Christ qui, derrière le rideau de fer, était affrontée à l’athéisme d’état, écrasée sous la botte stalinienne.
La « séduction du marxisme » et de la sociologie du pouvoir ne pouvaient s’exercer sur lui. Car, le jeune Karol Wojtyla partageait avec tout un peuple soumis au joug du nazisme puis du marxisme-léninisme l’expérience tragique de l’écrasement de l’homme par l’homme. Cette expérience avait confirmé sa foi que l’humanité ne peut surmonter ses contradictions et ses tentations nihilistes qu’en accueillant le mystère du Rédempteur, le Christ unique Grand-Prêtre. Par son action sacerdotale, celui-ci vient délivrer l’homme de son péché et lui rendre sa véritable dignité ainsi que sa grandeur.
Karol Wojtyla avait aussi appris que seule la grâce du salut peut affranchir la raison et la culture, afin qu’elles résistent aux mensonges et aux errances des idéologies fondées sur des analyses socio-économico-politiques, qu’elles soient communistes ou mercantiles.
Cette liberté de penser et les outils conceptuels qu’elle requérait, le futur Jean Paul II les avait rencontrés non seulement dans la tradition de l’église (de la Bible à saint Jean de la Croix en passant par saint Thomas d’Aquin), mais encore dans le dialogue avec des intellectuels dissidents (artistes, philosophes et scientifiques, pas tous croyants) et au contact du courant « personnaliste » de la Mittel Europa, dans le sillage de la phénoménologie de Husserl, avec notamment Max Scheler. Ce sont là des « écoles » que l’Occident avait fâcheusement perdues de vue depuis plusieurs décennies et qui ont depuis manifesté leur fécondité.
II. Comment en cette année 1978 le nouveau pape allait-il, à son tour, répondre aux questions posées à Paul VI en 1971 ? Dans quels chemins allait-il engager l’Eglise du Christ sur laquelle il doit désormais veiller ?
II.1. Ce n’est pas par hasard que le jeune archevêque de Cracovie avait déjà contribué aux formulations les plus décisives et les plus riches de Gaudium et spes et de Lumen gentium notamment. Et l’on comprend ici également pourquoi, une fois élu Pape, il s’est refusé à entrer dans un jeu d’affrontements et de rapports de force pour régler autoritairement les problèmes. Car, alors, l’opinion de l’Occident aurait interprété une intervention de la hiérarchie comme un moyen de sa domination, comme une réponse idéologique à une crise dont le « moteur » était précisément de tout réduire aux affrontements idéologiques. Une phrase de Don et mystère nous dévoile la réalité qui déjoue ce piège : « le Christ est la mesure de tous les temps. En son ‘aujourd’hui’, divino-humain et sacerdotal, se résout fondamentalement toute l’antinomie - tant disputée naguère - entre le ‘traditionalisme’ et le ‘progressisme’ ».
[Jean Paul II n’a donc pas plus que Paul VI agi ni réagi (sauf de façon vraiment ponctuelle et limitée) par des mesures disciplinaires. Mais comme Vatican II l’avait fait et le demandait, il nous a engagés à nous replacer au cœur du mystère où nous recevons notre existence et notre vocation. Il a invité tous les fidèles - laïcs, diacres, prêtres, évêques, religieux et religieuses - à juger, comme le Christ le commande dans l’évangile de saint Jean (7, 24 ; 8, 15-16), « non selon le monde, mais selon l’Esprit de Dieu ».
Il l’a fait - et continue de le faire - dans ce que l’on peut appeler le quotidien de son magistère ordinaire : audiences du mercredi, réception de différents groupes, visites ad limina, voyages, publications, etc. Dans toutes ces activités, deux méritent une mention particulière : ce sont les visites aux églises du monde entier, et la lettre annuelle aux prêtres.
Dans chaque pays où il se rend, le Pape rencontre non seulement l’épiscopat mais encore le clergé, les religieux consacrés et les laïcs. C’est à chaque fois l’occasion d’une catéchèse, d’un encouragement, d’un rappel de la bonté, de la grandeur, de la nécessité de la grâce faite à ceux qui, par leur baptême et leur vocation personnelle, sont appelés à en vivre et à la partager.
Et puis, dès le Jeudi saint de 1979, le Pape a écrit aux prêtres du monde entier. Il n’a cessé de le refaire chaque année, en partageant à chaque fois fraternellement son expérience avec ses frères dans le sacerdoce et en faisant appel à la leur.
Toutes ces paroles sont destinées à réconforter, à toucher les cœurs et à préparer les membres du Peuple de Dieu à entrer, tous ensemble et chacun selon sa vocation ou son état propre, plus avant dans le mystère pascal du salut.]
II.2. Jean Paul II a ancré l’église dans l’économie du salut en la situant paradoxalement dans un Avent. Dès sa première encyclique Redemptor hominis en 1979 il parle de « l’église du nouvel Avent », du « nouvel Avent de l’humanité ».
[RH 1 §2 :« Nous sommes nous aussi, d’une certaine façon, dans le temps d’un nouvel Avent, dans un temps d’attente. ‘Après avoir, à maintes reprises et sous maintes formes parlé jadis aux Pères par les prophètes, Dieu, en ces jours qui sont les derniers, nous a parlé par le Fils...’, par le Fils-Verbe, qui s’est fait homme et est né de la Vierge Marie. Dans l’acte même de cette Rédemption, l’histoire de l’homme a atteint son sommet dans le dessein d’amour de Dieu. Dieu est entré dans l’histoire de l’humanité et, comme homme, il est devenu son sujet, l’un des milliards tout en étant Unique. Par l’Incarnation, Dieu a donné à la vie humaine la dimension qu’il voulait donner à l’homme dès son premier instant, et il l’a donnée d’une manière définitive, de la façon dont Lui seul est capable, selon son amour éternel et sa miséricorde, avec toute la liberté divine ; il l’a donnée aussi avec cette munificence qui, devant le péché originel et toute l’histoire des péchés de l’humanité, devant les erreurs de l’intelligence, de la volonté et du cœur de l’homme, nous permet de répéter avec admiration les paroles de la liturgie : ‘Heureuse faute qui nous valut un tel et un si grand Rédempteur ! »]
Vint ensuite, en 1980, Dives in misericordia. L’attentat de 1981 puis l’Année sainte de la Rédemption en 1983-1984 et, en 1985, l’important Synode extraordinaire marquant le 25ème anniversaire de la clôture de Vatican II repoussèrent jusqu’à 1986 la publication de Dominum et vivificantem pour clore ce premier volet.
C’est dix ans après l’inauguration de son pontificat que commencent à paraître les trois exhortations apostoliques post-synodales consacrées successivement aux vocations qui constituent notre sujet : celles des laïcs (Christifideles laici) en 1988, des prêtres (Pastores dabo vobis) en 1992 et des religieux et religieuses (Vita consecrata) en 1996.
Cet ensemble des trois encycliques suivies des trois exhortations apostoliques déploie une pédagogie spirituelle qui étonne par sa cohérence, même si - à ce que nous assurent les biographes du Saint-Père - toutes les étapes n’étaient pas rigoureusement planifiées. Et cette fermeté de la visée est encore plus frappante si l’on tient compte des circonstances et des événements qui sont venus en contrarier le développement. D’une certaine manière, le Pape fonde les engagements des hommes de notre temps à la suite du Christ, qu’ils soient prêtres, consacrés ou laïcs, en les plaçant dans l’économie du salut : au terme de cet Avent, l’homme se découvre dans sa dignité inaliénable qu’est sa participation au sacerdoce du Christ. Cet homme sauvé peut célébrer son Rédempteur et entrer dans son œuvre salvifique. Annonçant l’ouverture du grand Jubilé de l’an 2000, Jean Paul II écrit : « Dès ma première encyclique Redemptor hominis, j’ai envisagé cette échéance avec la seule intention de préparer les esprits de tous à se rendre dociles à l’action de l’Esprit. » Ses trois exhortations apostoliques ont pu préparer les esprits des laïcs, des prêtres, des religieux et religieuses, bref de tous, parce que chacun d’entre eux est remis devant la révélation du Père et de l’Esprit, accomplie par l’unique Rédempteur de tous. Proclamant ce dernier quart de siècle du deuxième millénaire comme un Avent, le Pape a préparé chacun et tous à se placer devant le mystère de la Rédemption. Telle fut l’« économie » dans laquelle Jean Paul II nous a fait entrer en situant chacune des vocations dans cet Avent, temps où l’avènement du Royaume se fait proche, temps de la venue du Christ. L’Avent est même, comme le souligne le pape, le temps de « l’incessant aujourd’hui » de Dieu (Redemptoris Mater, n°52).
Les confidences de « Don et mystère » nous aideront à discerner et suivre le fil conducteur. Elles ont été publiées précisément au terme de ce cycle (soit en 1996, quelques mois après Vita consecrata), et elles en éclairent la genèse, mais aussi la portée, dont l’actualité demeure vive et sans cesse à redécouvrir.
III. Jean Paul II en effet, par son enseignement, s’est d’abord porté prioritairement sur ce qui est à la source des différents états de vie et des missions dans leur diversité au sein de l’église, à savoir le mystère du Christ.
Ce fut assurément un renversement assez radical de perspective : il s’agissait pour le Pape de relever les défis des temps nouveaux, d’évaluer les besoins réels et d’apporter des réponses non plus en prenant comme critère la politique, ni la sociologie, ni l’anthropologie, mais en s’adressant à l’homme blessé et racheté tel que la foi le donne à voir et à aimer. Ce réalisme de la foi libère de la prison des idéologies.
III.1. Dans « Don et mystère », nous lisons justement : « Après mon élection comme Pape, ma première intuition (...) fut de me tourner vers le Christ Rédempteur. L’encyclique Redemptor hominis naquit de ce mouvement (...) Il existe un lien étroit entre le message de cette encyclique et tout ce qui s’inscrit dans l’âme de l’homme grâce à sa participation au sacerdoce du Christ ».
Autrement dit, la Rédemption n’est pas seulement ce qui rend l’homme intelligible à lui-même malgré ses contradictions et ses tentations nihilistes ou suicidaires. En lui permettant de comprendre combien il est aimé de Dieu il lui fait mesurer son infinie dignité qui requiert une union immédiate et concrète au sacrifice du Christ. Toute vocation chrétienne trouve là son sens et son contenu, qui sont proprement sacerdotaux.
III.2. Tout cela sera dûment explicité et développé plus tard, on le verra. Mais auparavant, Jean Paul II aura prolongé Redemptor hominis par deux autres encycliques fondamentales, donnant ainsi à son enseignement et à son action un enracinement trinitaire, c’est-à-dire dans le mystère le plus intime à Dieu lui-même.
Dives in misericordia a exploré dès 1’année suivante le mystère de la paternité de Dieu en soulignant la gratuité de son amour, depuis la création jusqu’au dessein de sauver l’homme du péché et de la mort qui en est la conséquence. [Inévitablement, la figure du Père est toujours difficile à cerner. Nous le connaissons par son Fils et grâce à leur Esprit. Ce qui demeure insaisissable dans la source ultime de toute vie suggère d’ordinaire - et fort légitimement - un éloignement, qui semble à son tour marquer la majesté de Dieu. L’encyclique de 1980 complète cette vision par son indispensable symétrique, en rappelant vigoureusement que c’est d’abord le Père qui se rapproche de l’homme et que sa miséricorde excède surabondamment les normes proportionnelles de la stricte justice.]
C’est évidemment là, pour cette participation à la vie divine qu’est la réponse à toute vocation, une orientation essentielle. Dives in misericordia nous rappelle le sens profond de toute paternité, dans l’église et dans le monde de même qu’au sein de la Trinité sainte. La distanciation n’y est pas abolie mais constitue l’espace où le don de soi-même peut se déployer en s’inscrivant dans la dynamique de l’amour créateur et rédempteur dont la miséricorde est inépuisable.
[Don et mystère nous éclaire au moins indirectement sur ce point, lorsque le Pape évoque le rôle qu’ont joué dans sa vocation sacerdotale d’une part son propre père et d’autre part le futur cardinal Sapieha. L’un et l’autre demeurent pour lui des personnages relativement distants, mais à l’« influence déterminante ». Il se souvient qu’ « il [lui] arrivait de [se] réveiller la nuit et de trouver [son] père à genoux ». Et il ajoute : « Entre nous, nous ne parlions pas de vocation (...), mais son exemple fut pour moi, en quelque sorte, le premier séminaire, une sorte de séminaire domestique ». Il redit aussi son émotion à croiser presque chaque jour le bien-aimé « prince-archevêque » de Cracovie, qui hébergeait dans sa résidence les candidats forcément clandestins au sacerdoce vers la fin de l’occupation nazie.]
III.3. Dominum et vivificantem est venu en 1986 compléter le fondement trinitaire de l’enseignement de Jean Paul II. Le titre même est, comme toujours, hautement significatif : l’Esprit est Dieu et Seigneur ; et c’est lui qui donne de partager la vie du Père et du Fils.
[Les dons de l’Esprit Saint avaient été une des « redécouvertes » de la période conciliaire. Le Pape a rappelé que la puissance de l’Esprit ne se manifeste pas seulement dans des « charismes » particuliers, mais anime l’église tout entière, dans sa vie intérieure et sacramentelle aussi bien que pour sa mission à l’extérieur.] C’est lui, l’Esprit, qui « convainc le monde », comme le rapporte l’évangile de saint Jean (16, 8). C’est lui aussi qui, comme le relève au passage Don et mystère, « opère toute consécration », qu’il s’agisse de « la transsubstantiation du pain et du vin en Corps et Sang du Christ » à la messe ou d’une ordination sacerdotale ou épiscopale - ou encore, est-il permis d’ajouter, des vœux religieux ou d’engagements pris par des laïcs.
IV. Nous pouvons aujourd’hui clairement percevoir comment le pape a voulu que soit repris à nouveaux frais le synode des évêques de 1971. C’est au travail de trois nouveaux synodes - d’abord sur la vocation des laïcs, puis sur la formation des prêtres, enfin sur la vie consacrée - qu’il demandera de formuler les réponses attendues.
La méthode, ici, est aussi importante que les conclusions de chaque synode, puisque, à chaque fois, les évêques délégués étaient porteurs de la réflexion des évêques et des fidèles préalablement sollicités. Les exhortations apostoliques expriment par l’autorité de Pierre le sentiment collégial des évêques.
De plus, l’ordre des trois synodes est significatif : commencer par les laïcs met en lumière la vocation universelle à la sainteté du Peuple sacerdotal. Avec les laïcs, le synode a autant revisité Gaudium et spes que Lumen gentium et exprimé la mission de l’Eglise de notre temps.
Du coup, le sacerdoce ministériel, thème du synode suivant, apparaît clairement comme le moyen voulu par le Christ pour faire vivre le Peuple saint ; l’appel radical à la sainteté adressé aux prêtres éclaire prophétiquement la « haute convenance » du célibat sacerdotal. Celui-ci doit être considéré en cohérence avec la vie consacrée qui signifie de façon prophétique la destinée des hommes dont elle est ici et maintenant l’anticipation eschatologique.
La logique des trois exhortations apostoliques à la lumière des trois grandes encycliques du début du pontificat, se déploie à partir de l’idée de sacerdoce, elle-même inhérente à la Rédemption : « Le Christ est prêtre parce qu’il est le rédempteur du monde », pouvons-nous lire dans Don et mystère. Les intuitions et souvenirs confiés dans ce texte précieux pourront à nouveau nous servir de guide ou de contrepoint pour éclairer ou condenser tel ou tel aspect des vocations à travers leur diversité et leur unité théologique et mystique.
IV.1. Le mystère du Rédempteur offre à l’homme de comprendre sa propre condition : le Christ révèle à l’humanité à la fois qu’elle est blessée et qu’elle est aimée. L’offrande essentiellement sacerdotale que le Christ fait de lui-même la délivre du mal en lui donnant le pardon de ses péchés. Sacerdotale, elle a nécessairement une dimension de sacrifice où, comme Jean Paul II le redit à chaque occasion en citant le chapitre 7 de l’épître aux Hébreux, Jésus ne se contente pas d’intercéder. Car, « Grand-Prêtre parfait », il s’offre lui-même comme « victime immaculée ». Sa Résurrection ne signifie pas seulement que son sacrifice est agréé. En un sens, le Fils, en se solidarisant jusqu’au bout avec l’humanité défigurée par le péché accomplit, dans son obéissance, l’amour qui de toute éternité l’unit à son Père. Le matin de Pâques il manifeste que cet amour qui est leur vie même est vainqueur de la mort.
Pour l’homme le salut consiste, uni au Christ, à s’offrir à son tour au Père par la puissance de l’Esprit afin de contribuer pour sa part à répandre et partager cette miséricorde. Le chrétien est en quelque sorte incorporé au Christ pour être associé à son action sacerdotale et rédemptrice. C’est dans cette mesure qu’il convient bel et bien de parler, à la suite de Vatican II, du « sacerdoce commun de tous les baptisés ».
Christifideles laici a repris ce thème avec netteté en 1988, en rappelant à tous les baptisés les deux dimensions de leur vocation : appelés pleinement à la sainteté, ils participeront pleinement à la mission de l’église. C’est même là, peut-on estimer, qu’est apparu, au moins implicitement, le concept de « nouvelle évangélisation » qui a tenu une place importante dans la deuxième décennie du pontificat.
[Ce terme a parfois été mal interprété. Il ne s’agit pas platement, comme ont voulu le comprendre certains observateurs extérieurs en Occident, d’une mobilisation de « la base » pour relancer le prosélytisme afin de tenter d’inverser le mouvement socio-culturel de sécularisation.
Car la « nouveauté » résidait non seulement dans le contexte inédit déjà identifié par Vatican II notamment avec Lumen gentium, mais encore dans l’invitation pressante faite aux laïcs de prendre activement la part qui leur revient dans la mission d’évangélisation, puisque celle-ci incombe à tout membre du Corps du Christ, et pas seulement à un clergé plus ou moins spécialisé.]
Cet engagement se fonde sur le mystère pascal et sur la dimension sacerdotale de la vie chrétienne au sein de la création tout entière et dans le cours de l’histoire. Don et mystère l’exprime clairement : « La Rédemption, prix qui devait être payé pour le péché, comporte aussi une redécouverte, comme une "nouvelle création", de tout ce qui a été créé : la redécouverte de l’homme comme personne, de l’homme créé par Dieu homme et femme, la redécouverte, dans leur vérité profonde, de toutes les œuvres de l’homme, de sa culture et de sa civilisation, de toutes ses conquêtes et de toute sa créativité ».
Si les laïcs sont ainsi appelés à « redécouvrir » la vérité du monde, à y témoigner et à y agir, ce n’est évidemment pas en raison d’un quelconque dessein politique. C’est en vertu de leur participation au sacrifice du Christ, actualisé par chaque messe. Dans le bilan qu’il dresse de ses cinquante années de vie sacerdotale, le Pape écrit que c’est « la célébration des sacrements, de l’Eucharistie spécialement, (qui) rend tout le Peuple de Dieu toujours plus conscient de sa participation au sacerdoce du Christ et, en même temps, l’incite à la réaliser pleinement ».
IV.2. Le Pape précise « en tant qu’"intendant des mystères de Dieu", le prêtre est au service du sacerdoce commun des fidèles ».
On voit ici que Jean Paul II a puissamment renouvelé l’approche des rôles à la fois bien distincts et interdépendants des prêtres et des laïcs. De même qu’il a insisté sur le fait que la mission ecclésiale des fidèles laïcs a sa source dans leur dignité sacerdotale et se poursuit dans leurs tâches temporelles, il a montré que les ministères ordonnés ont pour fin immédiate de rendre possible l’accomplissement de cette vocation de tout baptisé.
Chaque mot a ici son importance. Le sacerdoce commun n’est pas l’origine du sacerdoce presbytéral. Le second est au service du premier, mais il n’en dérive pas. La raison en est, comme le relève Don et mystère, que « le sacerdoce, à sa racine même, est le sacerdoce du Christ » - et de nul autre.
Reste à légitimer la distinction et la complémentarité de ces deux aspects ou niveaux de l’unique sacerdoce. C’est entre autres ce à quoi se sont employés le Synode de 1990 et l’exhortation apostolique Pastores dabo vobis publiée seize mois plus tard, en 1992. [Il ne faut pas oublier que ce Synode portait d’abord sur la formation des prêtres. Il n’en demeure pas moins que le texte final signé par le Pape est un des documents pontificaux les plus longs qui aient jamais été publiés (226 pages dans l’édition originale) et que les questions y sont traitées à fond, en remontant aux principes les plus hauts et les plus décisifs.
Il ne peut donc être ici question de recenser seulement toutes les ressources qu’offre Pastores dabo vobis. Cependant, pour ce qui nous concerne ici,] Nous pourrons, une fois de plus, en trouver un écho significatif dans Don et mystère. « Si le Concile, écrit Jean Paul II, (...) parle de la vocation "universelle" à la sainteté, dans le cas du prêtre, il faut parler d’une vocation "spéciale" à la sainteté. Le Christ a besoin de saints prêtres ! Le monde actuel demande de saints prêtres ! Seul un saint prêtre peut devenir un témoin transparent du Christ et de son évangile dans un monde toujours plus sécularisé. Ainsi seulement, le prêtre peut devenir guide des hommes et maître de sainteté. Les hommes, surtout les jeunes, attendent de tels guides ».
Cette sainteté « spéciale », le prêtre n’en fait pas seul le choix, bien qu’il engage sa liberté : il y est appelé, ordonné et consacré, afin de parler et d’agir in persona Christi. Cette vocation et cette mission ne peuvent lui être données par aucun autre que Jésus lui-même, et elles requièrent un don spécifique de l’Esprit Saint. Dans son autobiographie spirituelle à l’occasion de son jubilé sacerdotal, le Pape rappelle donc que le prêtre « reçoit du Christ les biens du salut pour les distribuer comme il convient aux personnes à qui il est envoyé ».
Jean Paul II insiste sur deux situations où le prêtre (je cite) « donne au Christ son humanité, afin qu’il puisse s’en servir comme instrument du salut, faisant en quelque sorte de cet homme un autre lui-même ».
C’est d’abord la célébration de la messe. « Y a-t-il au monde (demande le Pape) un accomplissement plus haut de notre humanité que de pouvoir reproduire chaque jour in persona Christi le sacrifice rédempteur, celui-là même que le Christ consomma sur la Croix ? Dans ce sacrifice, d’une part le mystère trinitaire lui-même est présent de la manière la plus profonde, d’autre part tout l’univers créé est comme "récapitulé" ».
En second lieu, il y a ce que le Pape nomme « le ministère de la miséricorde ». Puisque, souligne-t-il, « le prêtre est témoin et instrument de la miséricorde divine, (...) le service du confessionnal est important dans sa vie. C’est justement au confessionnal que sa paternité spirituelle se réalise le plus pleinement ».
Il est permis de voir ici mise en œuvre la relation que nous avons relevée tout à l’heure, en évoquant l’encyclique sur le Père des cieux, entre la paternité et la miséricorde. Dans sa dimension paternelle, le sacerdoce suppose comme une « distance » ou, si l’on veut, une distinction, une différenciation, une « mise à part »... C’est dans cette perspective, entre autres, que l’on peut comprendre le caractère « spécial » de la sainteté à laquelle est expressément appelé le prêtre.
Cette vocation prend la forme bien précise que Jean Paul II, dans Don et mystère, décrit en expliquant que le prêtre est amené « à faire un choix de vie inspiré par le radicalisme évangélique. [Il doit] vivre d’une manière spécifique les conseils évangéliques de chasteté, de pauvreté et d’obéissance ».
Une telle exigence se justifie par le lien indissoluble entre le sacerdoce et le sacrifice. Se souvenant de sa propre ordination, le Saint-Père dégage la signification profonde d’un des rites du sacrement : le futur prêtre, écrit-il, « se prosterne de tout son long et pose son front sur le pavement du sanctuaire, manifestant par là son entière disponibilité pour entreprendre le ministère qui lui est confié ». Et il commente : « Rester étendu à terre, le corps en forme de croix, avant l’ordination, accepter, comme Pierre, la Croix du Christ dans sa propre vie et se faire avec l’Apôtre "pavement" sous les pas de ses frères, cela fait apparaître le sens le plus profond de toute spiritualité sacerdotale ».
Le Pape précise bien qu’il ne s’ensuit aucune mutilation de la personne. Au contraire, « le jeune [qui], entendant la parole "suis-moi", (...) en vient à renoncer à tout pour le Christ [peut avoir] la certitude que, sur ce chemin, sa personnalité humaine se réalisera en plénitude ».
IV.3. Mais les conseils évangéliques nous amènent comme naturellement au troisième Synode épiscopal qui a traité des vocations en se préoccupant en 1994 de la vie religieuse et à l’exhortation apostolique Vita consecrata, à nouveau seize mois plus tard, en 1996.
Dans ses conclusions, Jean Paul II a souligné, parmi d’autres, une difficulté rencontrée à la fin du XXe siècle non seulement au sein de nombre d’ordres religieux, mais encore dans l’église entière : c’est la tentation de tout évaluer en fonction des critères utilitaires de la société. La vie consacrée, répondait le Pape, obéit à d’autres lois, et en particulier celle du don, à la fois inhérente à la condition humaine et confirmée par l’Incarnation et par la Croix. Des vies totalement vouées à Dieu et sans aucune perspective de « gratification » ici-bas aident la culture contemporaine à se remettre en question. Elles constituent aussi en ce monde un témoignage de l’avènement déjà survenu du Règne de Dieu.
Mais le « radicalisme évangélique » joue encore un rôle « moteur » dans l’église. Non seulement en raison des multiples services que rendent religieux et religieuses, mais surtout grâce aux exemples et modèles de sainteté offerts par des prêtres et des baptisés laïcs ayant prononcé des vœux. Le Peuple de Dieu s’en trouve tout entier dynamisé, et le clergé aussi bien que les fidèles.
[Don et mystère, qui nous sert de guide, ne comporte pas de réflexion structurée sur la vie consacrée. Elle y est néanmoins bien présente à travers une impressionnante série de figures appartenant à de grands ordres ou en ayant créé de nouveaux et qui ont orienté et stimulé le jeune Karol Wojtyla sur le chemin de sa vocation. Je mentionnerai pêle-mêle le saint Frère Albert, la bienheureuse sœur Faustina Kowalska, les salésiens et les carmes de Cracovie, les jésuites à Rome, le saint franciscain Maximilien-Marie Kolbe...
La confidence de ces rencontres et des expériences qu’elles ont permises suggère admirablement que,] Pour Jean Paul II, la vie consacrée reflète en quelque sorte, c’est-à-dire intègre puis rediffuse la liberté et la surabondance des dons de Dieu, sans renier aucun de ceux qui ont déjà été irréversiblement dispensés et au contraire pour en stimuler l’assimilation à travers la variété et la richesse sans cesse renouvelées des vocations et des engagements.
Cette perspective permet de dépasser largement les polémiques qui ont surgi après la publication de Vita consecrata, au sujet de la traduction du latin praecellens. Convenait-il de comprendre que l’état de vie des religieux et religieuses est « objectivement supérieur » aux autres ?
La question, à la vérité, ne se pose pas davantage qu’entre le clergé et les fidèles. Que la sainteté à laquelle est appelé le prêtre ait quelque chose de « spécial » n’enlève rien à l’authentique perfection à laquelle les laïcs sont également invités.
L’existence même de la vie consacrée illustre la même logique de gratuité et de cohérence organique non moins que spirituelle qui articule déjà la complémentarité entre le « sacerdoce commun » et le sacerdoce presbytéral, sans qu’il soit possible de parler de prépondérance de l’un ou de l’autre. Le « radicalisme évangélique » s’avère œuvrer dans une interdépendance du même genre, avec une nécessité du même ordre mystique, au bénéfice du Peuple de Dieu tout entier et du monde dont le Christ est le Sauveur.
V. Plusieurs leçons peuvent être tirées du tableau qui vient d’être tracé, [forcément à grands traits et sans doute non sans omissions, de l’enseignement considérable et de l’action du Pape depuis vingt-cinq ans dans le domaine des vocations.]
V.1. En premier lieu, Jean Paul II s’est attaqué directement et vigoureusement aux difficultés que rencontrait l’église à ce niveau dans le dernier tiers du XXe siècle. [Il n’a donc rien ignoré de nos épreuves ni de nos tentations. Mais] il l’a fait en déplaçant résolument la problématique.
Il nous a invités à remplacer une réflexion en termes de pouvoir sur les institutions par une perception renouvelée du drame de la condition humaine, déchiffrée à la lumière du mystère qui est au cœur de la foi chrétienne : celui de la Rédemption.
En d’autres termes, le Pape a su tout recentrer sur le Christ, sans craindre de n’être pas « de son temps ». Don et mystère, une fois de plus, nous le fait comprendre. Il s’agit des prêtres, mais la remarque vaut pour tous les fidèles, en raison de la solidarité des états de vie dans l’église et de l’unicité dans le Christ de toutes les vocations.
Jean Paul II écrit donc : « Au-delà du renouveau pastoral qui s’impose, je suis convaincu que le prêtre ne doit pas avoir peur d’être "hors du temps", parce que l’"aujourd’hui" humain de tout prêtre s’inscrit dans l’"aujourd’hui" du Christ rédempteur. Le plus haut devoir de tout prêtre est de retrouver au jour le jour son "aujourd’hui" sacerdotal dans l’"aujourd’hui" du Christ, dans cet "aujourd’hui" dont parle la Lettre aux Hébreux (13, 8) : (...) "Jésus-Christ est le même hier et aujourd’hui ; il le sera à jamais" ».
V.2. En second lieu, il est permis de noter que le Saint-Père a puisé dans la richesse de ses expériences personnelles qui sont celles de l’église-martyre pour recueillir la richesse de la Tradition et ainsi relever les défis du troisième millénaire. Don et mystère nous apporte l’influence de son père et du cardinal Sapieha, ainsi que des religieux et religieuses qui l’avaient éclairé sur le chemin de sa vocation.
Le même texte nous donne au moins deux autres témoignages de la façon dont Jean Paul II avait déjà vécu ce qu’il nous enseigne.
Il a d’abord pris très tôt conscience de l’importance capitale de la mission des laïcs. Il confie : « À Rome (c’est-à-dire à la fin de ses études, une fois ordonné), j’eus la possibilité de comprendre plus à fond combien le sacerdoce est lié à la pastorale et à l’apostolat des laïcs (entendons, bien sûr : l’apostolat accompli par les laïcs). Entre le ministère sacerdotal et l’apostolat des laïcs, il y a un rapport étroit, et même une réelle complémentarité. En réfléchissant à ces problèmes pastoraux, je découvrais toujours plus clairement le sens et la valeur du sacerdoce ministériel lui-même ».
Cette intuition précoce s’est renforcée pendant ses débuts comme jeune vicaire, professeur et aumônier, et elle a été confirmée par Vatican II. « Lorsque le Concile, reconnaît le Pape, a parlé de la vocation et de la mission des laïcs dans l’église et dans le monde, je n’ai pu qu’en éprouver une grande joie, [car cela] répondait aux convictions qui avaient inspiré mon action dès les premières années de mon ministère ».
L’expérience de l’occupation nazie puis de la dictature communiste en Pologne lui a d’autre part donné d’éprouver directement ce que signifie humainement le sacrifice et quel sens, quelle fécondité les événements les plus tragiques peuvent recevoir à la lumière de la Rédemption. Il écrit dans Don et mystère : « Mon sacerdoce, dès son origine, s’est situé par rapport au grand sacrifice de nombreux hommes et de nombreuses femmes de ma génération. La Providence m’a épargné les expériences les plus dures. J’ai d’autant plus conscience de la dette que j’ai contractée envers les personnes connues de moi, et aussi envers celles, bien plus nombreuses, inconnues de moi, sans aucune différence de nation ou de langue, qui, par leur sacrifice sur le grand autel de l’Histoire, ont contribué à la réalisation de ma vocation sacerdotale. Elles m’ont en quelque sorte introduit sur cette route, me faisant voir que la dimension sacrificielle est la vérité la plus profonde et la plus essentielle du sacerdoce du Christ ».
V.3. Parmi les souvenirs qu’il égrène pour son jubilé sacerdotal, Jean Paul II évoque de manière poignante celui d’un de ses camarades de séminaire clandestin, qui ne reparut pas un matin pour servir avec lui la messe du « prince-archevêque ». Ce jeune homme, Jerzy Zachuta, avait été arrêté dans la nuit et devait être bientôt fusillé. Le Pape se demande encore, cinquante ans après : « Pourquoi pas moi ? ». Et il répond : « Je sais aujourd’hui que cela n’était pas dû au hasard. Dans le cadre du grand mal de la guerre, tout dans ma vie personnelle allait dans la direction du bien qu’est la vocation ». Déjà Isaïe nous donnait dans le deuxième chant du Serviteur, la clef de toute vocation : « Dans l’ombre de sa main, il m’a dissimulé ; il m’a disposé comme une flèche acérée, dans son carquois il m’a tenu caché » (49, 2).
Il nous est permis aujourd’hui de dire que Karol Wojtyla a été entraîné par sa vocation bien plus loin encore qu’il ne pouvait l’imaginer, et que la Providence qui l’a épargné il y a une soixantaine d’années le réservait en quelque sorte pour guider l’église entière et lui faire franchir le cap périlleux du troisième millénaire de l’ère chrétienne. Nous ne pouvons qu’en rendre grâces, avec une émotion où l’émerveillement devant les dons et le mystère de Dieu le dispute à la reconnaissance filiale.
Car Jean Paul II nous guide fidèlement à la suite du Christ-Prêtre qui accomplit la Rédemption du monde en faisant naître un peuple saint. L’appel universel à la sainteté éclaire la nature du combat spirituel dans ce nouveau millénaire de l’histoire du salut. Il éclaire par là-même la grâce que Dieu fait à son Eglise de reconnaître la « haute convenance » des conseils évangéliques radicalement suivis par les prêtres ; et la grâce aussi de recevoir le charisme de la vie consacrée. Pour que l’Eglise entière réponde généreusement à la mission que le Christ lui confie jusqu’à « sa venue dans la gloire ».
Jean-Marie cardinal Lustiger
Rome, mardi 21 octobre 2003