Homélie du cardinal Jean-Marie Lustiger – Messe en action de grâce pour le 60e anniversaire de la Libération de Paris
Notre-Dame de Paris – 26 août 2004
– Mt 24, 42-44
« Veillez. Vous ne connaissez pas le jour. vous ne savez pas l’heure. Soyez prêts. ». Cet événement de la venue du Fils de l’homme que nous annonce l’Evangile est aussi imprévisible que l’effraction d’un voleur dans la nuit. Alors la vérité de la conduite des hommes paraîtra au grand jour et le jugement viendra.
Ces paroles de Jésus visent l’horizon ultime de l’histoire. Qui donc s’en soucie ? Et pourtant ces paroles et l’espérance qu’elles éveillent nous ont soutenus pendant les années d’oppression, pendant cette nuit qui semblait ne pas devoir finir. Mais quel jugement les hommes pourraient-ils alors exercer ? Qui donc serait capable de sonder la profondeur des crimes et du mal, et prononcer l’ultime sanction ?
L’histoire jugera, dit-on, en pensant à un futur indéfini. Faudrait-il donc laisser se confondre le mal et le bien dans le même gouffre de l’oubli ? Mais nos actes eux-mêmes ne cessent de nous juger. D’abord, il est une lumière qui éclaire la ténèbre des consciences. Elle suffit pour nous faire connaître le secret de notre conduite. Et puis il y a l’objectivité de nos actes, nos actions hasardeuses, nos décisions prises dans l’ambiguïté de nos intentions, engagent irrévocablement le cours des événements. Malraux le disait déjà en affirmant : « L’action est manichéenne ».
Le jeu oscillant de la liberté humaine reflète dans sa faiblesse l’absolu où elle trouve sa source et qui la jugera. L’homme est capable du bien et donc du mal.
Telle est la haute exigence et l’extraordinaire fragilité des décisions humaines et de la responsabilité politique au sens le plus noble du mot. Dans la nuit et l’incertitude, elles engagent de façon irréversible l’avenir des hommes. Il ne faut invoquer ni la fatalité, ni le destin, ni la chance. Car ce sont les hommes qui font l’histoire et qui portent la responsabilité du salut temporel et spirituel des peuples.
Le 18 juin 1940 fut pour nous l’un de ces jours de jugement qui changent l’histoire d’un peuple. Pouvons-nous en dire autant de ce 26 août 1944 ?
En méditant ces paroles de l’Evangile, nous nous sommes remémoré l’épreuve de la France et des français dans cette cruelle période. La génération suivante qui ne l’a pas vécue, a été frappée par la grandeur de cette tragique épopée dont le Général Leclerc était l’un des héros. Puis, pendant le demi siècle qui vient de s’achever, la succession des événements a repoussé dans le domaine des ombres du passé cette Libération que nous commémorons aujourd’hui. N’avons-nous rien d’autre à dire aux générations futures que nos souvenirs, « leur poussière et la trace de leur vertu » ?
Dans la situation présente de la civilisation mondiale, dans ce moment de l’édification de l’Europe, le murmure encore étouffé des peuples se fait entendre ; murmure des affamés qui se tournent vers les peuples repus, murmure des peuples sans liberté qui en appellent aux peuples libres. Mais savons-nous encore vivre en étant dignes du privilège de la liberté que nous ont accordé ceux qui se sont battus pour elle ? Murmure des peuples dont la civilisation est balayée par la puissance des changements économiques. Mais quelle sagesse leur apporte notre technologie triomphante ?
Quel idéal avons-nous donc à défendre qui exprime l’identité de la France ?
Il nous faut non plus défendre cet idéal pour le préserver, il nous faut le partager au bénéfice de tous pour qu’il vive. Notre trésor de civilisation a été élaboré par les millénaires passés. C’est un art de vivre digne de l’humanité de l’homme. Un art de vivre né de la confrontation et de l’union de la sagesse d’Athènes, du droit de Rome, de la révélation biblique, des saintes et des saints, disciples du Christ, qui au cours des siècles ont enseigné par leurs paroles et l’exemple de leur vie ce que veut dire aimer non seulement ses amis, mais aussi ses ennemis, ce que révèle aux puissants la condition du plus faible, ce qu’impose au plus riche la dignité des pauvres. C’est un art de vivre qui a puisé dans cet héritage la vision la plus universelle de l’homme et de ses droits. Il a voulu placer dans la raison humaine un espoir sans limite. Le croyant sait lire dans cette ambition le secret de l’homme « créé à l’image et à la ressemblance de Dieu ». Tout cela nous est commun avec les autres nations d’Europe.
Mais le génie de la France est d’avoir su façonner ce trésor de civilisation pendant plus d’un millénaire où la passion de l’unité de notre nation, au prix d’incessantes guerres civiles, a donné à notre culture sa singularité dans sa diversité. Nos conflits surmontés, nos blessures mutuelles guéries, nos ressentiments pardonnés nous ont durement appris à tout accueillir de notre longue histoire, sans rejeter aucun de ses héritiers. Le général de Gaulle en conduisant comme il l’a fait les événements de ce 26 août 1944, de l’Arc de Triomphe à Notre-Dame de Paris, de la Marseillaise au Magnificat où se retrouvaient ceux qui croyaient au ciel, quelle que fut leur religion, et ceux qui n’y croyaient pas, quelle que fut leur vision du monde, le Général de Gaulle ne posait-il pas les gestes symboliques de la réconciliation avec elle-même que la France ne cesse de devoir accomplir pour demeurer la France ?
Voilà donc ce trésor fragile et précieux, que la France doit aujourd’hui partager avec les peuples du monde à la recherche d’un nouvel art de vivre ensemble dans la paix. Nous devons, comme ce fut le cas en ces années de trahison et de combat, agir avec courage. Proposons à ce monde qui rêve d’unité, l’expérience originale que nous avons durement acquise qui fait vivre l’âme de notre peuple et qui l’unit. Mais il n’est pas impensable que ce rêve tourne au cauchemar faute d’avoir su mobiliser les forces qui seules ouvrent à l’humanité la porte étroite de son bonheur. « Veillez. Vous ne connaissez pas le jour. vous ne savez pas l’heure. Soyez prêts. ».
+Jean-Marie cardinal Lustiger