Intervention du cardinal Jean-Marie Lustiger – « Paris Toussaint 2004 »
Assemblée des évêques à Lourdes le 7 novembre 2004.
Un rappel sur les débuts de cette initiative : un pacte à quatre, puis à cinq, entre archevêques de capitales d’Europe. Pourquoi ceux-là et pas d’autres ? Le hasard des rencontres. Un trait commun : ils parlent tous parfaitement le français et cela évite les traductions !
C’était un défi : prendre à bras le corps la « nouvelle évangélisation » de nos villes européennes. Marquées par quinze à dix-sept siècles de christianisme, elles ont grandi à l’échelle des mégapoles de l’ordre de deux millions d’habitants. Elles présentent à la fois les caractéristiques de l’univers urbain moderne et celles de vieux pays chrétiens. Elles ont entre elles, à ce titre, des analogies en dépit de différences évidentes en raison de leur culture, de leur histoire et de la situation de l’église.
Quel était le programme fixé ? Rassembler un congrès international sur l’évangélisation qui viendrait soutenir une mission effective dans la ville. Vienne a ouvert la voie en mai 2003 en organisant le premier congrès missionnaire ; il serait très intéressant d’en tirer les enseignements mais le temps me manque.
La question de l’évangélisation n’est pas nouvelle, ni en France, ni à Paris. On se souvient de l’extraordinaire effort vers les banlieues entre les deux guerres mondiales au temps de Mgr Verdier (les Chantiers du Cardinal), puis, entre autres, de la Mission de Paris, de Paroisse, communauté missionnaire... Mais les cinquante dernières années ont apporté quantité de bouleversements, de ruptures de génération, de changements d’équilibre.
Déjà, au milieu des années soixante-dix, comme l’atteste une Lettre du Cardinal Marty, les paroisses, considérées par certains comme des obstacles à la mission, étaient proposées pour en être des points d’appui. Depuis lors, les transformations de la Région parisienne ont permis de prendre conscience de la place nouvelle que les flux urbains qui parcourent la ville de Paris donnent aux communautés chrétiennes et aux églises (je me suis exprimé publiquement sur ce point, cf. Evangéliser Paris).
Certes, les communautés chrétiennes sont toujours tentées de se constituer en groupes qui se referment sur eux-mêmes. Dans le paysage urbain, les bâtiments-églises font partie de la mémoire vivante de la ville. Mais si la ville ancienne était comme une juxtaposition de villages, la transformation contemporaine de la ville appelle les paroisses à devenir autant de pôles auxquels les flux de parisiens et de franciliens qui y travaillent peuvent recourir pour y trouver paix, espérance, bienveillance, repères pour leur vie. Cela suppose que chaque paroisse soit vivante et capable de témoigner de la foi, ouverte et accueillante pour tout passant, croyant ou incroyant. Organiquement liées les unes aux autres pour constituer la trame visible de l’Eglise à l’échelle de la ville, les paroisses doivent aussi devenir sujet d’initiatives au service de la venue du Règne de Dieu.
Comment dans cette situation pouvions-nous concevoir cette mission urbaine de la Toussaint à Paris ? Il était clair que l’on ne pouvait pas plaquer un projet missionnaire préfabriqué. Le projet devait venir de l’intérieur et s’inscrire dans l’histoire récente de Paris. En effet, depuis 1990, une succession d’actions communes (Marche de l’Evangile 1990, Synode diocésain 1993, JMJ de 1997, Assemblées diocésaines 2001-2003) ont peu à peu opéré un basculement, une prise de conscience qu’il est possible d’annoncer l’Evangile, à la mesure de la ville, avec tous les catholiques, prêtres, laïcs responsables, mais aussi les chrétiens jusque-là inconnus qui représentent une force réelle.
Nous avions redécouvert aux JMJ de 1997 la force évangélisatrice des signes de la symbolique chrétienne, de la célébration des sacrements, de la Parole de Dieu. Nous avions aussi découvert qu’une foule de gens était dans l’attente d’entendre de façon neuve cette Parole. Nous avons été témoins de l’appétit que cette Parole elle-même peut creuser dans le cœur de nos contemporains, déplaçant les frontières d’appartenance et les préjugés.
La perspective de la mission de la Toussaint nous a conduits à élaborer un projet difficile, à l’inverse du mode évènementiel des JMJ ! Les JMJ nous proposaient un projet constitué avec son programme relativement rigide, et nous demandaient d’accueillir un afflux considérable de jeunes du monde entier. Autrement dit, il n’y avait que peu de marge d’initiatives, hormis à l’intérieur du schéma fixé : c’est l’événement lui-même avec le Pape qui mobilise les foules et suscite l’énergie. « Paris Toussaint 2004 » a été voulu, en comparaison des JMJ, comme un « non-événement », sans grandes manifestations médiatisables. Tout reposait sur chaque communauté, paroisse, aumônerie, mouvement qui devait prendre, à sa place, fût-elle modeste, la responsabilité de cette mission, décider de ses initiatives.
Nous avons choisi la semaine qui précède la Toussaint et le Jour des morts. Ce moment de l’année garde l’empreinte d’une symbolique religieuse très forte, largement antérieure au christianisme : l’immémorial culte des morts sans cesse évangélisé depuis des siècles. Avec ces fêtes, profondément enracinées dans la condition humaine et en même temps spécifiquement chrétiennes, nous avions un espace de légitimité que personne ne pouvait nous contester. L’évangile de la Toussaint - les Béatitudes - évoqué par le verset du psaume 4 « Qui nous fera voir le bonheur ? », nous fait rejoindre la condition humaine et ouvre à son évangélisation.
Encore fallait-il que ces choix soient compris et assumés par les paroisses et le plus grand nombre possible de chrétiens. La préparation a été très longue - plus d’un an et demi. Il fallait, à chaque occasion, donner des éléments de réflexion, sensibiliser, vaincre la passivité, stimuler l’imagination de chacun, encourager à sortir des habitudes... Et aussi dépasser les peurs et les préjugés sur l’évangélisation.
Dans ce domaine, la démarche qui venait le plus vite à l’esprit était ce qui est communément nommé « l’évangélisation de rue ». Mais cette démarche, devenue familière à un certain nombre de mouvements, servait de prétexte à d’autres pour ne pas se sentir concernés. Comment passer outre ? Il fallait que les paroisses inventent ce qu’elles pourraient faire par rapport à leur entourage, puis collecter ces projets et en faire une très large annonce. Cela a pu être réalisé. Un fascicule, tiré à 300.000 exemplaires et diffusé dans tout Paris, en a donné la belle illustration. Il présentait, jour par jour, toutes les initiatives. D’un seul coup, on voyait l’imagination, l’inventivité, la vitalité des communautés chrétiennes autour d’un projet commun : annoncer la Bonne Nouvelle, le Bonheur.
Le « congrès » proprement dit se déroulait le matin à Notre-Dame et l’après-midi, les « ateliers », dans les locaux de l’établissement scolaire Stanislas. Six matinées de suite, les « congressistes » - parisiens, français, étrangers venus non seulement des quatre capitales partenaires mais aussi de bien d’autres pays - ce sont réunis à Notre-Dame. Ils ont réfléchi aux fondements de l’évangélisation dont la nécessité est aujourd’hui mise en question par la pluralité des religions présentes dans l’espace français et européen. Et aussi, comment articuler l’action de solidarité avec l’annonce évangélique ? Quel rapport entre le témoignage personnel et l’institution église ?... Ces questions, si elles demeurent sans réponse convaincante, pèsent gravement sur la capacité apostolique des chrétiens. Elles sont bien souvent la cause d’un blocage intérieur qui fait qu’ils n’osent pas parler de leur foi, qu’ils craignent d’être rangés parmi les fanatiques ou les sectaires. Nous disposons maintenant dans les travaux du Congrès d’un matériau, (textes, vidéos, CD...) accessible à tous pour commencer une réflexion sur ces préalables à l’évangélisation.
L’après-midi, les ateliers réunissaient les congressistes pour permettre un partage d’expérience le plus réaliste possible : large éventail de sujets traités dans la perspective de l’évangélisation. Cette formule a suscité un vif intérêt : quel que soit le nombre de participants à un atelier, la joie de pouvoir échanger, fraternellement et en vérité, était profonde.
La très grande place donnée à la prière, à l’adoration, la beauté de la liturgie, le grand nombre et la diversité des propositions dans ce domaine (en particulier, le fait que les églises étaient largement ouvertes dans la journée, jour et nuit pour la cathédrale Notre-Dame, Montmartre et quelques autres sanctuaires), tout ce foisonnement spirituel a porté ces jours de mission.
Le vendredi, une « journée du pardon » (le mot « pardon » était accompagné des mots « écoute », « rencontre », « prière », « paix intérieure ») était organisée dans une quarantaine d’églises. L’afflux de personnes les plus diverses, parfois depuis longtemps éloignées de la vie chrétienne, parfois même non-baptisées, a été impressionnant, autant que le nombre de ceux qui demandèrent le sacrement de Réconciliation.
Le samedi, pour la quatrième année, a été consacré à Holywins organisé par les jeunes : toute la journée, large distribution dans la ville d’un journal (500 000 exemplaires) sur les thèmes de la vie et de la mort, en préparation de la Toussaint ; le soir, un grand concert rock place Saint-Sulpice, avec dans l’église, adoration et confessions. Probablement près de 80.000 jeunes sont passés entre 17 heures et 2 heures du matin.
Le dimanche 31, grand pèlerinage diocésain à Notre-Dame. Cela a représenté un flux ininterrompu, de midi à 20h00. Les paroisses venaient apporter leurs « Livres de vie » et présenter les milliers d’intentions pour les morts et les vivants, confiées par écrit par près de 300.000 personnes durant les quinze jours précédents. Toutes les paroisses et communautés ont souligné combien les démarches liées au Livre de vie avaient rencontré l’adhésion de la population, dans tous les quartiers.
L’ouverture et la clôture proprement dites de cette semaine missionnaire se déroulèrent sur le parvis de Notre-Dame où une très grande croix à l’échelle de la cathédrale (17 mètres de haut), œuvre de Jean-Marie Duthilleul et Benoît Ferré, architectes, et Hubert Damon, peintre, s’affirmait comme « l’arbre de vie », reprenant ainsi le thème iconographique de l’antiquité chrétienne. Passé l’effet de surprise, ce signe a marqué les esprits. La photo a été fréquemment reprise par la presse, plusieurs fois à la une. Pour les chrétiens, ce signe de la croix sur le parvis a conforté leur courage dans la foi ; lors du pèlerinage du dimanche la joie paisible des fidèles était comme tangible.
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Dans les témoignages que nous recueillons maintenant, les fruits spirituels apparaissent de façon souvent bouleversante. Ce sont vraiment les merveilles de Dieu. Le clergé, les fidèles ont été profondément touchés de voir ce que Dieu faisait. Ils ont été surpris de découvrir qu’ils pouvaient annoncer le Christ de bien des façons, auprès de beaucoup de gens, souvent inattendus.
Ce foisonnement, c’est le foisonnement de l’église telle qu’elle est ! Foisonnement des approches, appelons cela des sensibilités, mais réconciliées dans le mystère du Christ. Chacun avait sa place, mais non pas comme la diversité des stands dans une foire exposition : le Christ lui-même était le sacrement de cette unité manifestée. J’y vois une véritable conversion ecclésiale née de l’expérience effective de la mission : les chrétiens ont partagé avec tous ceux qui se présentaient le trésor de l’amour de Dieu et de la charité. Dans tout Paris l’annonce des Béatitudes - du bonheur - allait de pair avec un très grand nombre de gestes d’accueil, de partage avec les plus pauvres. La messe de la Toussaint célébrée pour les « gens de la rue », les vivants et les morts, en a été la plus belle conclusion.
Pour les chrétiens « anonymes » qui se sentent méconnus, humiliés, suspectés, ce fut comme un soupir de soulagement, « enfin ! ». Ce sentiment n’était en rien agressif ni « identitaire » : il était simplement le fait d’une liberté retrouvée, liberté d’oser être soi-même, d’oser se dire, de pouvoir se dire et se donner. Ce partage du trésor que nous avons reçu vient de l’amour que Dieu porte aux hommes et que Dieu nous porte, Amour qui ne peut qu’être partagé, dans le prolongement effectif de l’acte rédempteur du Christ.
Cette mission a été aussi une véritable expérience de communion : diversité des âges et des conditions sociales impressionnante, prêtres et laïcs, prêtres entre eux... Les communautés nouvelles et nouveaux mouvements ont trouvé leur place de façon paisible. A cet égard, la Communauté de l’Emmanuel, à qui les archevêques des cinq capitales associées ont confié la mission d’assurer la continuité des congrès missionnaires, a été d’un exemplaire désintéressement. C’est un service qu’elle a rendu à l’ensemble des chrétiens en raison de son expérience. Aucun signe de compétition n’a été perceptible, bien au contraire. Cela représente un pas décisif.
Trois remarques en guise de conclusion :
1. Cet événement n’est pas seulement l’aboutissement de dix ou quinze années marquées par la prise de conscience de la nécessité d’évangéliser. Il annonce et inaugure la « nouvelle » évangélisation de cette grande ville de Paris ! Il faut désormais aller plus loin avec audace et ténacité puisque Dieu a « ouvert la porte de la foi »...
2. Nos contemporains comprennent les questions que leur pose l’Evangile, même s’ils les rejettent. Ils les comprennent non pas parce qu’elles auraient été habillées ou adaptées, mais parce qu’elles touchent aux points essentiels de la condition humaine. Un bel exemple : l’un des trois grands débats organisés aux Beaux Arts a permis d’aborder, en profondeur et en vérité, entre chrétiens et non-chrétiens, la question du pardon.
3. Le symbolisme chrétien est une richesse inouïe dans notre univers d’images. L’expérience de la grande croix « arbre de vie » l’a bien manifesté. Nous disposons d’un symbolisme qui n’est pas fragile ou fugitif comme tout ce qu’invente notre culture publicitaire gouvernée par la loi du marché. Nos symboles sont riches d’une histoire et d’un contenu qui plongent loin leurs racines dans la mémoire humaine.
Une anecdote : le premier samedi, la « marche des lycéens » de Paris débouchait sur le parvis pour inaugurer la croix. La célébration nous la faisait acclamer dans la joie. Lorsque la chorale se mit à chanter « Voici le bois de la croix », j’ai bien sûr, pensé au Vendredi saint, et je me suis demandé si j’allais embrasser la croix. J’hésitais car je craignais que la foule très dense se précipite à ma suite. Il n’y avait en effet aucune barrière, les marches du podium étaient accessibles de tous côtés. Surgit alors près de moi un lycéen, Antillais ou Africain, revêtu du tee-shirt des organisateurs. Il me dit : « Il faut embrasser la croix ! » Je l’ai pris par l’épaule et nous avons vénéré la croix. Tout la foule aussitôt applaudit. Ce garçon était un envoyé du Seigneur. Le rite était retrouvé dans sa beauté et sa modernité ! Nous n’avons pas à défigurer nos signes et nos symbole ; ils gardent toute leur charge et leur force lorsque nous les exprimons avec les moyens d’aujourd’hui.
La foi au Christ Sauveur était la source d’une ouverture paisible, souriante, audacieuse, sur la ville. Les jeunes qui, en contre-point de la mission, avaient leurs propres activités en ont été des témoins privilégiés ; par leur présence et leur rayonnement, ils ont aidé à changer le visage de la ville.
C’est une grande action de grâce que je fais pour cette mission. Elle a révélé un mouvement profond dans la conscience des catholiques. Comment répondre à cet appel ? Comment poursuivre avec audace la mission, en permettant à toutes les forces d’y collaborer ? Une mission qui sera d’autant plus féconde qu’elle sera portée par la communion.
+Jean-Marie cardinal Lustiger