Conférence du cardinal Jean-Marie Lustiger – 40e anniversaire de Nostra ætate
Conférence donnée à Vienne le 30 octobre 2005.
« Nos frères aînés » (Jean-Paul II)
En 1986, à la synagogue de Rome, le Pape Jean-Paul II a déclaré : « L’Eglise du Christ découvre son « lien » avec le judaïsme « en scrutant son propre mystère » (cf Nostra ætate). La religion juive ne nous est pas « extrinsèque » mais, d’une certaine manière, elle est « intrinsèque » à notre religion. Nous avons donc envers elle des rapports que nous n’avons avec aucune autre religion. Vous êtes nos frères préférés et, d’une certaine manière, on pourrait dire nos frères aînés ».
Cette image employée par le Pape Jean-Paul II me paraît très suggestive. Je vous propose de réfléchir à ce que signifie cette fraternité entre l’aîné et le puîné.
1) Tout d’abord quel est le fondement de cette image ? Dire que juifs et chrétiens sont l’un par rapport à l’autre comme deux frères c’est affirmer qu’ils ont le même père. Qui est ce père ? Est-ce Abraham ? Pour le frère aîné, la réponse est évidemment affirmative. Mais le cadet peut-il se dire légitimement enfant d’Abraham et à quel titre ? L’aîné devrait-il et pourrait-il y consentir ? Avec quelles conséquences ? Ou bien le père commun ne serait-il pas le Père des Cieux ? Que le Père soit Abraham ou le Père des cieux, comment est révélée cette paternité, quelles conséquences entraîne cette filiation, quelle est la relation réciproque du premier né et du puîné, les deux fils ont-il part au même héritage.? En tout cas, l’histoire nous apprend que, de fait, ils ont l’un et l’autre, reçu en indivis la Révélation de Dieu, le trésor de l’Unique, sa Parole . Ils sont donc appelés l’un et l’autre à la fidélité aux Commandements du Père.
2) Essayons maintenant d’imaginer les relations qui peuvent s’établir entre les deux frères. Le livre de la Genèse nous donne un premier exemple qui nous fait frémir : Abel et Caïn.
Abel et Caïn, c’est la jalousie absolue, qui va jusqu’au meurtre. J’ai longtemps pensé que cette référence permettait de désigner dans sa nature spirituelle, l’extermination des juifs. Cependant l’entreprise nazie va beaucoup plus loin que Caïn. Car exterminer les juifs, c’est s’en prendre à Dieu lui-même puisque les juifs forment ce peuple à jamais témoin de la révélation du Sinaï et par qui la connaissance des Commandements est transmise à toutes les nations. Le Caïn d’aujourd’hui a lu Nietzsche. Jamais, il ne ferait d’offrande à Dieu, car il est fasciné par cette affirmation du serpent à Adam et Eve : « Vous serez comme des dieux ».
Telle est bien, me semble-t-il, l’ultime explication de la folie de la Shoah comme l’a bien vu Saul Friedländer dans son livre « Reflets du nazisme » qu’il conclut par les lignes suivantes : « la tentation fondamentale : l’aspiration à la toute puissance qui, par définition même, est la transgression suprême, le défi par excellence, le combat surhumain qui peut se solder par la mort. Cette tentation à la fois métaphysique et ludique d’être comme Dieu, d’être Dieu, est un quitte ou double : on peut tout gagner ou tout perdre, y compris la vie. [.] Le rêve de la toute-puissance, nous le savons, est toujours là, toujours endigué, réprimé par la Loi, quitte à risquer la destruction, avec cette différence (qui tempère peut-être - ou au contraire exacerbe- les rêves apocalyptiques) que, cette fois-ci, partir à l’assaut de la toute-puissance, c’est être assuré de s’engloutir soi-même, et l’humanité avec soi, dans une totale et irrémédiable destruction. [1]
3) Jacob et Esaü forment un second exemple à méditer. La relation des deux frères est pour le moins tourmentée. D’abord Esaü accepte de vendre son droit d’aînesse à Jacob en échange du pain et du brouet de lentilles. Puis, Isaac étant près de mourir, Rébecca substitue son fils Jacob à Esaü pour recevoir la bénédiction du père. Même si la Bible nous raconte ensuite la rencontre de Jacob et d’Esaü et leurs larmes lorsqu’ils se retrouvèrent, le moins qu’on puisse dire est que Jacob gérait leur relation avec une prudente méfiance. Sans vouloir forcer les choses, ne pouvons nous pas trouver dans l’oracle du prophète Malachie (1,2) : « J’ai aimé Jacob et j’ai haï Esaü » la raison de ce choix irrévocable de Dieu qui d’avance récuse la théorie de la substitution, théorie selon laquelle l’Église prend la place du peuple juif ? Car, Israël-Jacob, l’aîné selon le libre choix de l’amour de Dieu, n’a jamais méprisé ni cédé son titre de premier né. Car, aussi, aucune Rébecca n’a pu déguiser le cadet pour qu’il puisse être substitué à son aîné.
Il nous faut nous appesantir un instant sur cette théorie de la substitution et sur ses conséquences. Cette théorie a gangrené pendant une très longue période l’idée que les chrétiens se sont fait de la place des juifs dans l’histoire du salut. Pratiquement, elle revient à s’approprier l’histoire et la mémoire d’Israël en écartant ceux qui en sont les légitimes dépositaires.
Pour légitimer cette théorie, les allégations contre les juifs ne manquèrent point. La première et la plus cruelle de toutes fut la responsabilité de la mort du Christ. Et pourtant l’Église a toujours confessé que le Christ est l’Agneau de Dieu qui porte le péché du monde et qu’aucun homme, puisque tous sont pécheurs, ne peut se laver les mains de sa mort, pas même le romain Ponce Pilate. Les Évangiles, Paul et tout le Nouveau Testament soulignent bien que toutes les catégories de l’humanité ont participé à la mise en ouvre de sa Passion ce qu’a clairement affirmé le Concile Vatican II après le Catéchisme du Concile de Trente. Sur ce fond d’accusation théologique, le Moyen-Age et les temps qui le suivirent furent fertiles en inventions fantasmatiques, accusation de crimes rituels etc.
Malgré cette théorie, un point demeurait extrêmement ferme dans l’univers spirituel des chrétiens : c’est que l’histoire du salut commence avec le peuple juif : le Christ se présente comme le fils de David, fils d’Abraham. Les Écritures Saintes inspirées par Dieu sont transmises par les Juifs. Au fond, l’Église n’a jamais cédé à la tentation de Marcion qui au deuxième siècle de notre ère voulut extirper du Nouveau Testament toute trace du Premier Testament. Alors que le grand théologien protestant libéral Adolf von Harnack écrivait que « maintenir dans le protestantisme l’Ancien Testament comme un document canonique, de valeur égale au Nouveau Testament, c’est la conséquence d’une paralysie religieuse et ecclésiale ». En écartant les juifs, en les cachant ou en les expulsant, les peuples chrétiens voulaient préserver l’homogénéité de leur identité. Mais, chrétiens, ils ne pouvaient renoncer à la continuité de l’histoire du salut, ils devaient s’approprier l’histoire d’Israël. D’une certaine façon la théorie de la substitution qui repose sur une interprétation partielle et inexacte de certains textes du Nouveau Testament était une manière d’assurer cette continuité en maintenant l’exclusion. Sur ce point, je ne peux que vous inviter tous à lire un document rédigé par la Commission Biblique Pontificale, sous la direction du cardinal Joseph Ratzinger qui porte le titre « Le peuple juif et ses Saintes Écritures dans la Bible chrétienne » en recommandant particulièrement à votre attention l’introduction du cardinal Ratzinger. Ce document prend de front l’ensemble de ces questions et atteste la cohérence de la position de l’Église, proclamée par Vatican II, avec l’enseignement de l’ensemble des Écritures.
4) J’ai eu déjà l’occasion de dire que juifs et chrétiens ont en partage à la fois une racine commune et un conflit. Mais ce conflit, aux yeux mêmes des chrétiens, s’inscrit dans l’attente que l’histoire humaine s’accomplisse selon la volonté de Dieu ; ce qui est aussi l’horizon familier de la pensée juive. La théorie de la substitution supprime le conflit en supprimant l’attente, puisqu’elle élimine les juifs en leur substituant l’Église et en s’appropriant à jamais l’héritage qui, du coup, est trahi.
Il nous faut bien considérer la persistance du conflit. Ce conflit balise le temps de l’histoire et ne sera résolu qu’à la fin des temps quand Israël recevra son Messie, Lumière des Nations, (Lc 2 ; Is 49 ) et que les chrétiens verront « le Fils de l’homme dans sa gloire, venant sur les nuées du Ciel » dont parle le prophète Daniel ( Dn 7). Cet inachèvement, cette tension qui subsiste est constitutive de l’histoire puisque chaque homme est appelé à se situer par rapport à l’appel de Dieu ; puisque aussi l’espérance de la résurrection dont, chrétiens, nous vivons dans le Christ ne sera elle-même réalisée que dans la vision de la Jérusalem céleste qu’annonce le prophète Isaïe et que nous décrit l’Apocalypse. Et donc ce temps ouvert, ce temps du conflit, c’est aussi le temps de la conversion du pécheur, de la fidélité dans la nuit, en un mot de l’espérance. Juifs comme chrétiens sont tendus par une espérance. Ils ont en commun la Révélation reçue et transmise, qui porte leur regard vers cet achèvement dont les traits sont pour chacun marqués par l’expérience des siècles, des cultures et des peuples, marqués par ce que chacun accepte ou refuse de l’autre.
Qui ne sent ici que les tensions peuvent être d’autant plus fortes et douloureuses que les points d’accord et de communion sont plus riches et, finalement, plus solides ? Dès le moment où nous sommes de la même racine, toute tension est vécue comme la naissance d’une blessure, d’un refus possible ; mais elle peut aussi être vécue dans l’espérance d’une lumière et d’une fécondité toujours plus grande.
5) Je vous propose maintenant un troisième exemple de relations fraternelles. Celui de Joseph retrouvant ses frères en Égypte. Une anecdote me permet de le faire. On rapporte que Jean XXIII recevant des représentants du judaïsme aurait dit en se présentant : « Je suis Joseph, votre frère ». Joseph était effectivement son prénom de baptême, Joseph Roncalli. Dans cette formule que d’aucuns ont pu prendre pour humoristique, il y a une vérité plus profonde.
Entre Joseph, le plus jeune, et ses frères aînés, il y a, après une longue séparation, l’obstacle de la langue, de l’oubli, de toute l’expérience de la vie, il y a aussi la mémoire de l’abandon et de la trahison. Il faudra nous souvenir de la manière dont Joseph interroge ses frères qui ne savent pas qui il est pour demander des nouvelles de leur père. Et surtout méditer la scène bouleversante où Joseph se fait reconnaître et où, dans le face à face, ils échangent ce qu’ils sont devenus et qui les séparait pour retrouver leur commune origine et leur communion initiale. Cette scène n’évoque-t-elle pas ce que nous venons de vivre depuis un demi-siècle ? La pudeur m’empêche d’évoquer les larmes qui ont dû venir aux yeux de certains parmi nous, comme déjà aux yeux de Joseph.
Il me semble que dans les circonstances historiques actuelles, il y a une situation comparable à celle-là. Je cite ici l’une des orientations qu’a proposées Benoît XVI à la synagogue de Cologne. Souhaitant développer « une bonne convivialité avec les communautés chrétiennes » il nous invite à aller plus loin. « Nous devons nous connaître mutuellement beaucoup plus et beaucoup mieux. J’encourage donc un dialogue sincère et confiant entre juifs et chrétiens .C’est seulement ainsi qu’il sera possible de parvenir à une interprétation commune des questions historiques encore discutées. » Puissent se multiplier de pareilles rencontres. Puissent-elles aussi être mises sous les auspices des retrouvailles de Joseph et de ses frères.
Un travail de fond demeure cependant. Benoît XVI le formule en ces termes : « Faire des pas en avant dans l’évaluation, du point de vue théologique, du rapport entre judaïsme et christianisme ». Cette évaluation doit permettre aux juifs comme aux chrétiens, chacun pour sa part, de voir comment il se situe par rapport à l’autre et comment il reçoit l’autre dans le dessein de Dieu. Ces deux visions ne peuvent pas coïncider puisque le point de départ de chacun est différent. Mais chacun doit pouvoir comprendre le point de vue de l’autre et accepter qu’il pense de cette façon et non pas seulement s’y résigner ou le tolérer. Un autre conseil de Benoît XVI sera ici utile « Ce dialogue, s’il veut être sincère, ne doit pas passer sous silence les différences existantes ou les minimiser : précisément dans ce qui nous distingue les uns des autres à cause de notre intime conviction de foi et en raison même de cela, nous devons nous respecter mutuellement. »
6 ) Jusque-là nous avons vu, avec Caïn et Abel, les deux frères entrer dans un conflit mortel, avec Jacob et Esaü, revendiquer contradictoirement l’héritage paternel, avec Joseph, fêter leurs retrouvailles dans la fidélité à leur commune filiation. Il est un autre exemple : la plus haute mission divine confiée à deux frères, Moïse et Aaron, auxquels il faudrait joindre leur sœur Myriam. Mais ce coup-ci, la comparaison est trop audacieuse et risque de nous faire entrer sans que nous y prenions garde au point le plus aigu du conflit qui demeure au sujet du grand Prophète promis par Dieu (Dt 18,15). Il reste qu’il y a dans ces deux figures, l’image d’une commune responsabilité prophétique et sacerdotale donnée par Dieu à l’égard du salut du peuple et de sa fidélité à Dieu.
Revenons à l’expression de Jean-Paul II : « Vous êtes nos frères préférés et, d’une certaine manière on pourrait dire nos frères aînés ». Nous nous retrouvons donc, côte à côte, face à un univers mondial en plein bouleversement. Benoît XVI a mentionné, je le cite, « nos relations fraternelles et inspirées par une confiance croissante ». C’est un fait que nous pouvons tous constater en bénissant Dieu. Cette confiance a été retrouvée à partir de Nostra Aetate grâce aux gestes et aux paroles inspirées du Pape Jean-Paul II. Tout le monde ici les a en mémoire.
Rappelons aussi que, sur le fond, la conduite de l’Église a été clarifiée par une autre Déclaration sur la liberté religieuse « Dignitatis humanae », adoptée la même année. L’Église catholique, pour être fidèle à sa propre doctrine doit respecter la liberté de chacun. Aucun acte religieux ne doit être fait sous contrainte de quelque nature qu’elle soit ; car l’hommage que Dieu réclame est celui d’une liberté humaine que chacun doit respecter chez autrui puisqu’elle est donnée par Dieu. Quoiqu’il arrive et quoi qu’on puisse en penser il n’y aura pas une nouvelle inquisition.
Seuls cette confiance et ce respect mutuels permettent de vivre dans l’amour véritable la tension structurelle qui traverse les relations du judaïsme et du christianisme et rend possible leur témoignage ; seuls, ils leur permettent de « donner ensemble un témoignage encore plus unanime » comme le dit Benoît XVI, « collaborant sur le plan pratique pour la défense et la promotion des droits de l’homme et du caractère sacré de la vie humaine, pour les valeurs de la famille, pour la justice sociale et pour la paix du monde. » Sur tous ces points, le respect du décalogue nous réunit dans une même vision du bien de l’homme et de son véritable épanouissement.
Puissions-nous aussi, chacun pour notre part, en rendre grâce à Dieu. Prions les uns pour les autres. Demandons à Dieu pour l’autre sa bénédiction. Que ces retrouvailles aident chacun à plus de fidélité, à accomplir ce que Dieu lui demande. Ainsi, au Ciel, nos prières se rejoindront pour le salut du monde entier, comme se rejoint la prière de Moïse et d’Aaron. N’est-ce pas cela aussi que Dieu attend de nous ?
Au moment où la civilisation oscille sur ses bases et risque de subir de grandes pertes en raison de ses avancées rapides et de ses richesses, ce témoignage commun, et espérons-le unanime, devient un devoir, une ouvre bonne que Dieu demande aux uns et aux autres. Déjà on a pu voir les fruits de cette nouvelle attitude apparaître de bien des façons, dans des réalisations concrètes pour secourir les plus grandes détresses, intervenir avec précision et efficacité là où semble devoir être atteinte la limite de l’action humanitaire. J’estime d’ailleurs qu’en ce qui regarde la résurgence d’un antisémitisme ancien ou l’apparition d’un nouvel antisémitisme, cette action commune de l’Église catholique et des communautés juives est le meilleur moyen d’en prévenir le développement, car il met en évidence ce qui nous unit, frère aîné et frère puîné.
+Jean-Marie cardinal Lustiger
[1] Seuil, 1982 p.138-139