Lettre aux générations futures

Publié en français sous le titre La violence de l’amour, dans Lettres aux générations futures à Paris aux Éditions Unesco (1999). Textes réunis par Federico Mayor en collaboration avec Roger-Pol Droit.

Pages 101-107.

La violence de l’amour

Une bouteille à la mer. Autrefois, au temps de la marine à voiles, les naufragés enfermaient dans une bouteille jetée à la mer leur ultime message ou leur appel de détresse, dans l’espoir qu’un jour quelqu’un le découvre…

De même, je jette sur l’immense mer du temps ces quelques lignes, ne sachant qui elles atteindront dans un demi-siècle. Quant à notre génération, elle sera depuis longtemps, selon l’expression de Saint Paul dans sa lettre aux Colossiens (III,3), « cachée avec le Christ en Dieu ».

Je pense d’ailleurs plus probable que personne, alors, n’en tirera d’autre profit si ce n’est, peut-être, de s’en amuser. Je le souhaite, redoutant pour cet hypothétique lecteur que ces lignes n’éveillent la nostalgie d’une imaginaire « belle époque », si, comme cela est possible, le temps qu’il vit alors est plus cruel encore que le nôtre. Car tout est possible.

Le meilleur comme le pire est toujours possible.

Tout est toujours possible en ce monde, le meilleur comme le pire de la part des hommes. Voilà une première affirmation qui peut paraître bien naïve parce qu’évidente. Il ne m’a pourtant pas été facile de l’écrire, alors que notre siècle a été emporté dans des projets colossaux de transformation de l’humanité, en croyant que le bonheur était pour demain et qu’il suffisait d’attendre pour qu’apparaissent inéductablement « des lendemains qui chantent ».

« Le meilleur comme le pire ! » car ce qui constitue la condition humaine, c’est sa liberté spirituelle, faite pour choisir le bien et cependant blessée au point de le refuser. Mystère de la condition humaine qui dépasse toutes ses déterminations. Mystère déjà exprimé dans la première page du récit de la Genèse qui nous décrit, nous hommes, « créés à l’image et à la ressemblance de Dieu », nous détournant de lui.

Si donc nous sommes capables du meilleur comme du pire, nous devrions savoir depuis tant de millénaires écoulés comment choisir le bien plutôt que de le refuser. Car on ne choisit jamais le mal. Le penser est l’illusion suicidaire de celui qui pour mieux vivre se précipite dans la mort.

L’expérience ne se transmet pas

Arrivé à ce point, je mesure combien il peut vous paraître étrange de vous proposer, pour un futur qui nous est insaisissable, des conseils et des recommandations tant de fois renouvelés au cours des siècles précédents par tant d’hommes et de femmes qui ont cherché la vérité et mis toutes leurs forces à tenter de lui être fidèles. Il devrait suffire de vous renvoyer aux classiques de l’humanité.

Peut-être attendez-vous de nous plus de modestie. En faisant l’inventaire des erreurs, des fautes commises par notre génération, voire même par notre siècle, peut-être pourrions-nous en tirer quelque enseignement positif à votre usage. Mais là aussi j’hésite. Une seconde évidence se présente, en effet, à mon esprit : l’expérience ne se transmet pas.

On peut transmettre des savoirs, des savoir-faire ; mais rien ne peut dispenser un être humain d’engager sa liberté et de l’éprouver, d’ouvrir son propre esprit à la vérité qui s’offre à lui et d’obéir à la lumière qu’il en reçoit, d’entrer dans l’apprentissage véritable de ce que Saint Jean appelle l’amour. Il applique ce mot à Dieu pour en nommer le mystère. L’amour, c’est-à-dire l’oubli de soi au point de se perdre et, dans ce don de soi, recevoir la vie. Ce que résume cet avertissement paradoxal du Christ : « Celui qui cherche sa vie la perdra ; celui qui la perd à cause de moi la trouvera. » (Luc, XIX, 24).

Lorsque j’ai écrit « l’expérience ne se transmet pas », je voulais vous dire : aucun artifice ne vous dispensera de vivre par vous-mêmes l’amour qui vous a fait naître. Aucune richesse transmise ou héritée ne pourra remplacer la libre disposition par laquelle vous saurez donner plutôt que recevoir. Aucune vie reçue ne vous dispensera de vivre, c’est-à-dire de donner votre vie. Aucun savoir ne vous dispensera de réfléchir à cet appel : « Qui fait la vérité vient à la lumière » (Jean, III, 21), « qui vient à ma suite ne marchera pas dans les ténèbres, il aura la lumière de la vie » (Jean VIII, 12). Secret messianique pour le salut des hommes qui n’est dévoilé qu’à celui qui s’engage dans ce chemin.

La paix est impossible

S’il fallait donc commencer d’entreprendre cet examen de nos échecs et de nos réussites, je le résumerais dans une seule formule : la paix est impossible.

Notre siècle a, sans le vouloir, réussi à établir d’étranges territoires de paix totale : il y a accompli l’extermination de toute vie humaine et accessoirement du reste. Une paix beaucoup plus intense que celle de nos cimetières. Car, dans un cimetière, il y a des tombes auprès desquelles les vivants renouent les liens de la mémoire avec les générations passées.

Mais notre siècle a su créer des cimetières absolus, des cimetières dépourvus de tombes et où aucun vivant ne pouvait plus pénétrer. Ce fut le cas d’Hiroshima et de Nagasaki au Japon, où, à la fin de la seconde guerre mondiale, les armes atomiques détruisirent toute vie et interdirent aux vivants d’y revenir, sous peine de mourir à leur tour.

Ce fut le cas aussi de cet enfer créé par des hommes qui se désignaient eux-mêmes comme des surhommes, pour y avilir et y exterminer ceux qu’ils appelaient des sous-hommes. C’est ce que fit le régime nazi de l’Allemagne en détruisant plusieurs millions de juifs sur le territoire de l’Europe. Ceux qui accomplirent ce crime se détruisirent eux-mêmes moralement, sinon toujours physiquement, morts vivants, hommes qui se dépouillèrent eux-mêmes de leur humanité.

Ni Hiroshima, ni Auschwitz, ni bien d’autres lieux dont vous découvrirez leur nom en feuilletant les archives de l’histoire, ne sont des prototypes de la paix.

Mais alors ? Il nous aurait fallu découvrir que la paix était un combat et que sa défense exigeait la mobilisation de toues les ressources humaines. Notre siècle en plusieurs circonstances n’a su établir la paix que par les moyens de la guerre, au nom du « droit d’ingérence ». Et ce fut, aux yeux de beaucoup, un immense progrès, dans l’espérance d’établir un ordre juridique international capable de garanti en tout lieu et en tout temps le respect des droits fondamentaux. Là, encore, vérifiez les annales de l’Afrique, de l’Asie, de l’Europe, etc.

Cependant, combien il fut difficile de peser le poids des malheurs, ce que provoquait la défense guerrière des forces de paix !

Cette « guerre des justes » a invoqué le droit et le bon droit, mais n’apparaîtra-t-elle pas aux yeux de vos générations comme une forme renouvelée de la guerre où ceux qui la mènent s’autojustifient ? Comment la guerre pourrait-elle détruire la guerre, la violence arrêter la violence, la haine supprimer la haine ?

Aimez vos ennemis

Pouvons-nous donc identifier une guerre autre qui produise la paix ? Il faut nécessairement, dans ce cas, que les armes soient différentes, les stratégies opposées. On fait disparaître le mal non pas le mal mais par le bien. Le choix des moyens fait partie du respect de la fin.

Il nous faut donc trouver une violence du bien, radicalement différente de la violence du mal, une violence de l’amour qui soit capable de supporter et de vaincre la violence de la haine.

Voilà bien des siècles que cette force est à l’œuvre. Elle se nomme le pardon et la miséricorde. Elle apparaît avec une radicalité absolue dans le témoignage des Évangiles : le Messie crucifié n’est pas une victime qui subit une violence imposée. Il est habité par la puissance divine de l’amour qui, seul, peut changer le cœur du bourreau, alors même que celui-ci accomplit son crime. Il est habité par la puissance divine du pardon qui, seul, peut briser le cercle infernal de la vengeance.

Il ne s’agit pas seulement d’une médiation pacifique au prix de sa propre vie comme en furent le symbole quelques-unes des grandes figures de notre siècle, victimes qui devinrent l’étendard pacifique des opprimés : Martin Luther King, Gandhi, Dag Ammarskjöld. De ceux-là et de quelques autres, certains ont retenu la puissance d’une technique non violente s’opposant aux violences de la technique. Mais la non-violence ne permet pas de nommer le péché ni de guérir les plaies qu’en subit la charité du pécheur, ni de donner à la victime la force de lui pardonner et même de l’aimer.

« Aimez vos ennemis » : ce précepte donné par Jésus invite à aimer même celui qui vous hait, qui vous attaque, qui vous fait mal, et non seulement à s’opposer à lui sans violence. Est-ce humainement possible ? Le Messie l’a fait, car « tout est possible à Dieu » (Matth., 19, 26). Il appelle ses disciples à mettre en ouvre cette même force divine de pardon.

Aimez la vie

Ce que je vous décris peut vous paraître une impossible utopie. Pourtant, nous avons expérimenté, non seulement en notre siècle, mais tout au long des millénaires écoulés, que cette force travaille comme un ferment la sombre pâte humaine.

Il serait naïf d’imaginer l’histoire des hommes, ainsi que je vous le disais en commençant, échappant aux conflits et aux combats qui la caractérisent, à moins que les hommes ne soient réduits à l’inconscience et à l’esclavage. Et encore, les esclaves se sont battus entre eux : les drogués se sont déchirés pour leurs drogues.

Seule la violence de l’amour qui pardonne peut répondre à l’excès du mal dont l’homme peut être l’auteur. Cet amour, c’est Dieu lui-même, vers qui nous nous tournons lorsque nous prions. Encore faut-il apprendre à prier et vouloir prier.

C’est la grandeur de l’humanité d’être capable de mener ce combat, de faire naître sans cesse l’espérance là où tant de nos semblables ont désespéré, de rétablir des ponts là où tous les liens ont été détruits, de permettre aux hommes de se respecter et de s’accepter là où le mépris et les calculs d’intérêt ont tout faussé.

Je prie Dieu que, dans les générations qui viennent, ces « naïfs », ces « ravis », ces « chimériques » continuent de maintenir la flamme vive qui sauve l’humanité dans sa course folle.

Notre siècle en a reconnu quelques-uns qui vécurent au milieu des horreurs concentrationnaires. Je préfère, en terminant, mettre sous vos yeux la figure de Saint-François d’Assise qui surgit au début du IIe millénaire, dans le sein d’une Europe déchirée. Il a été le témoin de cette générosité qui se fait pauvre pour enrichir tous les hommes, qui se fait pacifique pour arrêter les conflits, qui invite l’homme à ne pas être le prédateur du cosmos dont Dieu lui a remis la charge, mais à aimer la vie, puisque la vie nous est donnée par Dieu.

Cardinal Jean-Marie Lustiger

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