Intervention du cardinal Jean-Marie Lustiger – Y a-t-il une culture chrétienne ?
Conférence donnée le mercredi 14 janvier 2004 au temple de l’Étoile.
En acceptant de traiter en vingt minutes ce sujet immense, je prends tous les risques possibles et vous aussi !
Tout d’abord, comment définir la culture ? Vaste espace d’incertitude ! Pour ma part, je placerai la culture du côté du sujet humain et de sa liberté, alors qu’on la place le plus souvent du côté des objets de culture que produit ce sujet. Ainsi, le Ministre de la Culture a-t-il pour mission de gérer cet ensemble d’objets accumulés par les siècles et d’en promouvoir la production.
Une culture peut se définir aussi selon le point de vue des ethnologues, des littéraires, des historiens de l’art, etc. Et que signifie aujourd’hui « un homme de culture » ? Arrêtons là ces énumérations. Je vous propose en guise de définition de mettre la culture du côté du sujet et des libertés, et non de la réduire aux objets produits, à une culture objectivée.
Y a-t-il une culture chrétienne ? Je réponds : oui ; et j’ajoute : elle est universelle. Inutile de vous dire que je suis conscient du tour paradoxal, provocateur de mon propos. J’appelle « culture chrétienne » cette réalité de la communion dans la foi que nous pouvons expérimenter, nous, chrétiens - catholiques, protestants, orthodoxes (encore que les Églises orthodoxes soient souvent liées à une culture nationale).
Ainsi, il existerait une culture chrétienne et elle serait universelle. En quel sens ? La foi au Christ Jésus, la manière dont elle est reçue et vécue ne se jauge pas à partir de l’observation de l’homme en son humanité, telle qu’elle peut apparaître à un sociologue, à un anthropologue, à un historien, voire à un juriste ; elle se manifeste à la mesure de la liberté qu’elle fait naître chez les croyants.
Car, le baptême, l’acte qui enfante un chrétien, est un acte où se rencontrent la souveraine liberté de Dieu qui nous aime et qui nous sauve, et la liberté de l’homme que la grâce du mystère de l’Incarnation et de toute l’histoire du salut vient saisir.
Si je me trouve par exemple avec un chrétien chinois, bien que nous ne parlions pas la même langue, bien que nos liturgies ne se ressemblent guère et puissent nous paraître impénétrables, bien que les signes extérieurs (rares dans ce temple, mais plus abondants dans les Églises d’Orient et même dans l’Église catholique) par lesquels s’exprime la foi nous semblent étrangers parce que d’une culture étrangère, puisque nous professons ensemble la même foi, nos libertés coïncident dans l’affirmation de la même réalité. Elle ne constitue pas un noyau culturel que l’on chercherait à isoler dans la diversité des cultures. Cette réalité est le fait de personnes qui communient dans le même acte. Et cet acte est l’acte de l’Esprit en nous qui nous unit au Christ, lui-même, selon l’affirmation paulinienne. Et cet acte est un événement réel et majeur de l’histoire - même culturelle - de l’humanité.
Quand j’affirme qu’il existe une culture chrétienne universelle, j’évoque la manière singulière de vivre la vie humaine dans la foi. Car le mystère de l’homme s’explique ou du moins se dévoile par le mystère du Christ mort et ressuscité ; car la conduite de la liberté humaine trouve son déploiement dans le don de l’Esprit qui rend libre ; car la fraternité entre les hommes trouve sa source dans la paternité de Dieu révélée par le Fils.
De la sorte, dans les différences objectives des cultures, la culture prise au sens du sujet se déploie avec une force inouïe. Autrement dit, cette manière chrétienne de vivre humainement ne peut pas être purement et simplement réduite aux déterminations historiques d’une culture. On ne peut pas la culturaliser parce qu’elle peut habiter toutes les cultures et les faire communiquer entre elles sans les aliéner. Depuis deux millénaires, en vérité, cet événement spirituel rend perceptible le visage particulier du chrétien qui fait se reconnaître frères au plus intime de leur existence des hommes et des femmes de toute culture. Car l’Esprit nous donne ce même langage dont la source universelle est aussi l’Écriture en sa particularité historique.
Dire qu’il y a une culture chrétienne et qu’elle est universelle, c’est dire qu’elle ne se réduit à aucune des cultures et leurs objets. Elle ne réside que dans cette liberté donnée par l’Esprit, liberté qui traverse l’histoire des hommes.
Par ces propos provocateurs, je vous propose un fondement pour notre réflexion. Elle nous met au cœur du débat sur ce qu’est la culture. En même temps, elle nous tient à distance des conflits de culture où le christianisme a pris sa place. Pour être cohérent avec mes prémisses, je préfèrerais dire non pas le christianisme, mais l’action, la vie dans la foi des chrétiens et des Églises, des communautés chrétiennes avec leurs particularités.
Maintenant, chaussant les lunettes de l’historien ou de l’anthropologue, on peut identifier ce que l’on appelle « des cultures chrétiennes ». Il faut ici être précis et concret. Quelle culture chrétienne ? De quel siècle ? Pourquoi la disons-nous chrétienne ? En quoi l’est-elle ou ne le serait-elle pas ? Si elle l’est, quelles sont ses chances de survie ou, au contraire, a-t-elle dépéri et pourquoi ?
Nous avançons sur un terrain difficile. Il faut bien peser le rapport de cette puissance de l’Esprit et de la liberté qui est créatrice de ce que notre siècle a appelé « la culture ». Elle vise le rapport entre la force de l’Esprit et les civilisations dans lesquelles elle se déploie. A cet égard, aucune culture n’est déterminée, achevée. Seule est susceptible d’être circonscrite une culture morte, précisément parce qu’elle est morte !
Prenons par exemple la culture française. Qu’appelons-nous la culture française ? Faut-il l’historiciser en commençant au 9e siècle avec Charlemagne et puis en tranches chronologiques jusqu’à nos jours ? N’est-ce pas aussi ce dont nous, aujourd’hui, nous héritons, tout ce travail dont nous sommes les continuateurs ? La culture française d’aujourd’hui, me direz-vous, c’est aussi le rock, le pop ou Dieu sait quoi d’autre ! Oui ; non ! C’est aussi la manière dont nous assumons aujourd’hui ces réalités. Nous réagirons différemment selon que pour nous l’idéal du temple de la culture est le musée, l’encyclopédie, voire la mémoire de l’ordinateur qui peut tout conserver. Ou bien selon que pour nous ce sont les êtres vivants qui portent et créent ce que nous nommons leur culture. Dès lors nous devons reconnaître que les cultures sont périssables ; périssables mais toujours en transformation.
Alors, culture chrétienne ? On peut dire que tel moment de la société, tel moment de la vie de l’Église a produit une culture très reconnaissable. Mais : Est-elle chrétienne ? Oui, dans la mesure où ceux qui la façonnent sont chrétiens. Par quels traits est-elle chrétienne ? Dans la mesure où les exigences de l’Évangile - amour de Dieu et amour du prochain - ont peu à peu pétri les comportements, suscité des œuvres où s’expriment les peurs mais aussi les espérances, les fantasmes mais aussi les vraies lumières données à une génération.
Mais si, au contraire, nous réduisons la culture à n’être qu’un objet, alors la culture chrétienne, a fortiori quand nous la mettons du côté de la vie sociale, s’identifie à la contrainte sociale, au conformisme. Il n’y a pas de société sans conformisme ; il est toujours présent, quoi qu’il arrive. La question est de savoir où se situe la liberté et comment ceux qui vivent l’assument et peuvent se comporter par rapport à lui.
La vraie culture chrétienne dans une civilisation n’appelle-t-elle pas la contestation ou la révolte ? Ce sont, me semble-t-il, les mouvements pendulaires des générations par rapport aux pesanteurs de la production des objets de culture.
Regardons l’histoire de la culture chrétienne de la France, ces deux derniers siècles : après les destructions de la Révolution française, Le Génie du christianisme de Chateaubriand, puis les philosophies spiritualistes du 19è, les peintres, etc. Quelles évolutions en peu de temps !
A chaque occasion, la foi chrétienne produit des œuvres de culture. Pourquoi ? Parce que la foi fondamentalement libère l’homme dans ses puissances spirituelles, en assumant la condition humaine avec toute son histoire. Ceci en vertu du mystère de l’Incarnation et de la réalité « sacramentelle » de l’Église (pardonnez-moi ce mot) ; elle façonne l’existence sans effacer pour autant les stigmates des péchés, des erreurs, des obscurités.
Nous ne devons donc pas accepter de réduire l’apport d’une culture chrétienne au sens que nous avons esquissé, à la pression sociale d’une culture normative devenue un moyen d’action majeur du pouvoir politique des États. Elles sont nécessaires, ces cultures chrétiennes. En quel sens ? Il est normal que nous exprimions ce qui est essentiel pour nous, dans notre vie par les objets que nous produisons, par les œuvres que nous faisons, par les rites sociaux que nous observons, par la manière dont nous nous comportons face aux puissances de l’esprit humain, et ce en croyants, mais sans chercher à forcer le trait.
Nous en sommes davantage conscients aujourd’hui, nous savons, que la science ne fait pas partie des idées platoniques qui se révèlent d’elles-mêmes ; mais c’est une recherche de l’homme ; l’homme l’oriente, pas seulement selon le désir de son esprit, mais surtout selon son centre d’intérêt : l’argent est un facteur majeur de la recherche avec les investissements qu’elle comporte. Une culture technicienne comme la nôtre joue sa valeur chrétienne sur sa capacité de réfléchir à ces investissements et d’en décider.
La plus grande œuvre du 20e siècle finissant et peut-être celle du 21e siècle, c’est la société elle-même, totalement bouleversée par les découvertes techniques et scientifiques. Les égyptiens ont fait leurs monuments funéraires. Nous, nous avons fait et des autoroutes et des communications et toute une manière de vivre dans l’image avec les conséquences sociales qui en découlent. Voilà notre culture, nous en sommes d’autant plus responsables pour nous et pour la génération qui vient.
Comment vivre en chrétiens dans cette culture ? C’est la question cruciale aujourd’hui. Comment faire en sorte que notre manière de vivre change cette culture dans ses axes et dans ses choix de façon qu’ils soient plus respectueux de la dignité humaine et laissent la place suffisante à la liberté de l’esprit pour adorer Dieu et reconnaître son amour ?
Jean Marie cardinal Lustiger