Conférence du cardinal Jean-Marie Lustiger sur la ville
La première quinzaine d’août 2001, le Cardinal Lustiger était invité en Australie, notamment à Melbourne, à Sydney, à Perth, pour une conférence sur « La ville ».
La ville
En Afrique, en Amérique et en Russie, il existe deux espèces de criquets : les « criquets migrateurs », et les « criquets pèlerins ».
Les hommes, à l’origine de notre espèce tels ces criquets, auraient d’abord vécu nomades et dispersés. Puis, poussés par leur génie ou par un mauvais démon, ils se sont regroupés donnant naissance aux villes.
Mais quelles villes ? Ces merveilles d’humanité que sont les cités antiques, Athènes par exemple ? Ou bien, comme me les décrivait Dom Helder Camara, ces misérables favelas où les populations du Nord-Est brésilien, fuyant la famine, espéraient trouver un sort meilleur ?
En réfléchissant avec vous sous le patronage de Dom Helder Camara, j’ai l’impression de continuer à dialoguer avec lui sur l’extraordinaire phénomène d’urbanisation qui a marqué le XXe siècle et qui marquera sans doute le XXIe
En cinquante ans, de 1950 à l’an 2000, la population des villes est passée, pour l’ensemble de la planète, de 30% à près de 50%. Les pays développés sont passés, pour leur part, de 54% en 1950 à 78% en l’an 2000, et les pays en développement, de 18% à plus de 40%. Une immense vague migratoire fait bouger les masses humaines sur notre planète.
C’est exactement ce que font ces braves criquets : lorsqu’ils sont dispersés dans la nature, comme tous les insectes, ils prélèvent pour se nourrir leur part de végétation sans causer de dommage grave. Puis, soudainement, ils se regroupent en nuées énormes qui ne cessent de grossir. Elles ravagent sur leur passage toutes les récoltes et toute la végétation. On a tout essayé pour les arrêter, du lance-flammes aux nappes d’insecticide projetées par avion. Mais la nature fait bien les choses : lorsque les criquets ont tout détruit, ils se dispersent et redeviennent de gentils insectes !
En va-t-il de même aujourd’hui pour l’espèce humaine ? Inexorablement la population abandonne les espaces ruraux pour former ces immenses mégapoles qui recouvrent la terre de leur béton. Les humains devraient-ils, comme les criquets, être nommés « migrateurs » ou bien « pèlerins » ?
Mais laissons là les criquets et ouvrons la Bible. Les premières pages nous décrivent l’origine de l’humanité. Dieu place le premier couple dans un jardin, l’Eden. Maintenant, allons aux dernières pages : l’ Apocalypse nous dévoile l’ultime destin de l’humanité sous la figure d’une ville, la Jérusalem d’En Haut où l’humanité entière est assemblée dans l’amour et participe en plénitude à la vie de Dieu.
Qu’y a-t-il entre le jardin d’Eden, ce paradis perdu, et la Jérusalem d’En Haut, bonheur inouï espéré pour la multitude des hommes ? Non pas seulement les quelques milliers de pages de nos bibles, mais toute l’épaisseur de l’Histoire, notre histoire, c’est-à-dire notre passé, notre présent et notre futur. Notre histoire n’est donc pas la variante humaine de l’instinct grégaire et destructeur des criquets, mais elle dévoile la vocation divine de l’homme qui, selon ses besoins économiques, se fait migrant de continent en continent et, selon le dessein de Dieu, s’avance en pèlerin vers la Cité d’En Haut.
Quelles sont les premières villes nommées par le livre de la Genèse ?
- La première a été fondée par Caïn, le meurtrier d’Abel (Gn 4, 16-17). Cependant, il lui donne le nom de son fils, Henoch, signe de vie. La ville sera-t-elle à l’image de son fondateur, elle aussi meurtrière ? Quel est donc son lien avec la mort et la vie ?
- La seconde ville nommée par la Genèse (11, 1 .9) est Babel et sa tour. Babel, prodigieux symbole de l’ambition humaine qui veut prendre la place de Dieu. Cette idolâtrie suprême refuse la mission divine confiée à l’humanité de soumettre la terre et de la cultiver. Alors Dieu introduit la confusion des langues qui pousse les hommes à se disperser. La ville tentée par l’idolâtrie est divisée par la quête d’une impossible unité.
- Enfin, la troisième, Sodome, devenue le symbole universel de l’aliénation. Car cette ville impose à ses habitants un conformisme totalitaire et la perversion de leurs mœurs. Mais elle rappelle aussi l’intercession du juste au nom de la miséricorde divine (Gn 18, 16 sq).
La ville, lieu de l’autodestruction de la dignité humaine et de son besoin de rédemption ? Ces trois villes des origines associent donc leur destin :
- à la mort,
- à l’idolâtrie
- à la dégradation de la vie humaine.
Comment comprendre ce sévère diagnostic ? Se vérifie-t-il en notre siècle ? Peut-il nous aider à trouver lumière et espérance ?
Nous permet-il de découvrir les moyens d’action efficaces pour que la vie humaine soit digne de l’homme ? Car Dieu tire le bien du mal. C’est pourquoi nous ne « nous laisserons pas vaincre par le mal » (Rm 12, 21), nous dit Saint Paul.
I. La ville de Caïn, meurtrier de son frère.
Quels signes de la mort sont aujourd’hui visibles dans nos villes ?
1. Essayons d’en dresser une liste.
- Beaucoup de mégapoles détruisent la nature , entassent rejets et détritus sur lesquels des êtres humains, considérés eux aussi comme des déchets, s’installent et cherchent leur subsistance. Je les ai vus à Manille.
- Beaucoup de mégapoles tuent la dignité des hommes. Les populations rurales très pauvres viennent s’y entasser ; elles y trouvent une misère plus cruelle que celle qu’elles voulaient quitter. Misère qui peut tuer l’âme et son espérance avant de faire mourir les corps, objets de multiples trafics, prostitution, vente des enfants.
- La plupart des mégapoles déchaînent l’instinct meurtrier . L’entassement des cultures, des langages, des mémoires dépouille hommes et femmes de leur identité et des liens familiaux auxquels se substituent de nouveaux types d’appartenance dont les mafias sont l’exemple le plus vicieux. Dès lors c’est la guerre des pauvres contre les pauvres.
- La plupart des mégapoles provoquent la dérive suicidaire . Certains y cherchent un illusoire bonheur (drogues de toutes sortes) ; d’autres, jeunes ou vieux, désespérés, se détruisent pour en finir.
Ces maladies mortelles atteignent désormais toutes les couches sociales, riches ou misérables. Aucune de nos mégapoles n’est épargnée.
2. Quel serait donc le remède ?
Les responsables politiques, syndicaux, les chefs d’entreprise, les enseignants, les chrétiens ne cessent de vouloir porter remède à ces malheurs. De vrais progrès ont été accomplis grâce aux inventions techniques, aux découvertes et aux ressources scientifiques, grâce à la prise de conscience sociologique des problèmes, grâce aussi à l’extraordinaire générosité de tant d’hommes et de femmes saisis de compassion. Mais, pour autant, l’instinct de mort ne disparaît pas du cour des hommes. Quelle force pourrait l’en arracher ?
Certains imaginent qu’il suffit d’attendre. Car la libre compétition provoquera, à leur estime, le progrès économique et donc social. Mais pour le moment, au fur et à mesure que reculent pauvreté, misère et mort, elles ressurgissent plus fortement dans le monde entier sous des formes inattendues. La frontière de la mort sans cesse se déplace sans pour autant diminuer son emprise. Peut-on arrêter cette course poursuite, ce combat désespéré ?
Combat désespéré ? Non, diront certains mais combat nécessaire, car c’est le combat pour la vie (struggle for life). Et voilà enfin la formule magique qui nous permet d’escamoter la mort. On l’enseigne dans les écoles de commerce. Des grandes firmes aux U.S.A. entraînent leurs cadres avec des exercices de commando pour les rendre plus combatifs et impitoyables. C’est bien le slogan de notre univers où partout règne la compétition. Et la théorie darwinienne est venue à temps inspirer les théories sociales et légitimer la conduite agressive des êtres humains urbanisés.
Combat pour la vie ? Non, il faut dire combat pour la mort. Car toute victoire en ce domaine suppose un vaincu que l’on a réussi à éliminer, à tuer, sinon physiquement du moins psychiquement, économiquement ou politiquement. Lutte pour la mort ? Oui, car il faut tuer pour vivre. Et bien vite on apprend à vivre pour tuer. On appelle souvent les mégapoles « la jungle des villes ». C’est encore le geste de Caïn puisque la mort des faibles reste la condition du triomphe des forts avant que la mort ne mette ceux-ci hors-jeu.
3. À Jérusalem, la Cité Sainte, Jésus a ouvert le chemin.
Par ses actes, par son enseignement, la Parole de Dieu faite chair nous conduit plus loin que nos questions sans réponse, ouvre les impasses de nos projets. Avant d’entrer librement dans sa Passion, au moment de célébrer avec ses disciples son dernier repas pascal, Jésus prend la tenue de l’esclave pour laver les pieds de ses disciples.
Par cette inversion des rôles, Lui le maître se fait l’esclave, Lui, le suprême témoin du droit, se fait sans-droit. Dans le recueillement et la joie contenue de cette célébration, Il dévoile à ses disciples les chemins de la vie et le secret de l’Amour, l’Amour qui est Dieu, l’Amour dont le Christ nous aime et dont nous devons nous aimer les uns les autres. Par ce signe, le monde - c’est à dire les hommes prisonniers de la mort ou de l’aveuglement du péché - pourra recevoir l’amour qui triomphe de la mort et donne la vie.
À l’excès du mal, à la mort inexorable que s’infligent les hommes et leurs cités, Dieu répond par le mystère de la Croix de Jésus, par l’excès de la charité qui fait donner sa vie pour ceux qu’on aime. C’est là le trésor que Dieu nous confie. C’est là l’apport irremplaçable des chrétiens à l’édification de la cité des hommes et à la découverte de leur Bien commun.
Cette force secrète d’aimer délivre notre intelligence de son scepticisme, notre persévérance de sa lassitude, notre réalisme du cynisme devant la mort des autres. Avec un inlassable courage nous pouvons par notre raison découvrir ce qu’est l’être humain et sa dignité et en conséquence bâtir pour tous des demeures et des cités habitables. Aucune ouvre humanitaire ne peut vaincre la mort. Et pourtant nous ne devons pas nous résigner à ce constat. Le chrétien sait que la mort est vaincue par le Seigneur ressuscité. C’est pourquoi en ce monde il doit s’attaquer à la complicité avec la mort qui existe dans le cœur de tout homme.
Nous marchons les yeux fixés, dans l’Espérance, sur la Jérusalem d’En Haut où chacun des membres du genre humain trouvera la vie, la sécurité et la paix en plénitude.
Le lavement des pieds des Apôtres par Jésus a opéré dans le comportement humain une inversion du meurtre fondateur d’Abel par Caïn. Jésus, le nouvel Abel, nous montre le geste qui donne la vie aux personnes et aux communautés humaines et donc les arrache à la mort violente. Il nous invite à tracer avec charité, dans le respect des vulnérabilités humaines, les plans périssables de nos villes terrestres à l’image de la Cité des Cieux que décrit l ’Apocalypse (21, 3-4) : comme « la demeure de Dieu avec les hommes. Il aura sa demeure avec eux ; ils seront son peuple, et lui, Dieu avec eux, sera leur Dieu. Il essuiera toute larme de leurs yeux : de mort il n’y en aura plus, car l’ancien monde s’en est allé. »
II. Babel
Babel, la seconde ville nommée par la Genèse (11), nous propose une image saisissante du destin collectif d’une l’humanité trop arrogante pour ne pas être divisée.
1. Les hommes ne faisaient qu’un seul groupe qui « se servait d’une même langue et des mêmes mots » (Gn 11,1).
Ce groupe nomade “se déplaçait vers l’orient” comme déjà Caïn. Il découvre un site qui lui plaît et décide de s’y établir. Alors, ils se dirent : « Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet pénètre les cieux ! Faisons-nous un nom et ne soyons pas dispersés sur toute la terre ! »
Que signifie ce projet ?
Une phrase du chapitre 1er de la Genèse éclaire ce récit : « Dieu créa l’homme à son image., homme et femme il les créa. Dieu dit : Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la . » (Gn 1, 27-28). Telle est la destinée de l’homme : se multiplier et emplir toute la terre, pour y rendre Dieu présent et faire du monde entier comme un jardin d’Eden. L’homme est le prêtre du monde. La famille humaine reçoit une mission de bénédiction, d’offrande et d’action de grâce et est destinée à y trouver sa suffisance et son bonheur. Cette vocation divine consacre l’unité du genre humain. Hommes et femmes sont appelés à s’entendre et se comprendre. Leur unique langage est un don merveilleux du Créateur : Dieu leur parle et leur donne la grâce de lui répondre. Les hommes sont l’interlocuteur de Dieu pour le monde.
Au contraire, les hommes refusèrent de se séparer pour remplir la terre et décidèrent de “pénétrer” la demeure des Cieux. Ils ont dédaigné la terre pour s’emparer des Cieux, de la demeure de Dieu. « L’image » veut devenir son propre modèle, image de Dieu sans Dieu. Cette ambition idolâtrique enferme l’homme dans une solitude narcissique. Elle le coupe de toute communication, de tout dialogue. L’homme qui fait de lui-même son idole devient la proie de son égoïsme destructeur. Voilà pourquoi Dieu introduit la « confusion des langues ». Il veut ainsi garder les hommes de l’idolâtrie identitaire en leur rendant évidente leur diversité.
Car le récit de Babel porte déjà les caractéristiques de la tentation totalitaire. Les Sages inspirés d’Israël avaient devant les yeux les somptueuses civilisations du Proche-Orient - ici bien sûr Babylone. A leurs yeux, les hommes de Babel formaient une masse fascinée par l’ambition de s’emparer de la demeure de Dieu et d’affirmer leur supériorité par la construction de leur Tour. Nous avons vu au XXe siècle les rationalismes et les idéologies communistes, hitlériennes ou nationalistes, transformer des peuples civilisés et pacifiques en masses humaines irresponsables et les entraîner vers les pires cruautés et la destruction de leurs villes. L’extraordinaire récit biblique peut sembler naïf : il nous fait découvrir les enjeux et les défis du mouvement mondial de l’urbanisation, de la croissance des villes tentaculaires, de leur difficile survie si elles sont dénuées de modestie et d’harmonie.
2. Comment ne pas reconnaître dans nos mégapoles les traits caractéristiques de Babel, leurs divinités, leurs idoles ?
Comme la Tour pour Babel, leur architecture constitue un langage qui ne trompe pas.
Jadis, les cathédrales, les églises érigeaient leur monumentalité au centre des villes. C’est à leur ombre que s’organisaient les différentes fonctions et les différents pouvoirs. Notons au passage que les églises chrétiennes sont des lieux de rassemblement du peuple pour qu’il célèbre le sacrifice pascal de Jésus. Elles ne peuvent s’identifier au lieu du pouvoir politique. Il faut rappeler ici la signification fonctionnelle des édifices sacrés dans les grandes traditions religieuses et souligner leur différence spécifique.
Mais, de nos jours, partout dans le monde, les bâtiments les plus ambitieux, les plus orgueilleux, érigent leurs hautes tours au centre stratégique des villes. A leur sommet, aux Etats Unis comme en Europe, sont écrits, lisibles de partout, les noms des nouveaux dieux : les grandes firmes internationales, les puissances de ce monde. Telles sont les quasi-divinités que servent la plupart des mégapoles. L’accès à ces nouveaux temples est très restreint. Seul peut y pénétrer leur nouveau clergé, leurs employés et leurs dirigeants.
Le dieu suprême de ce nouvel Olympe est sans visage. Il divise pour régner Il transcrit en chiffres toute réalité : le travail de l’homme et son propre corps, ce qu’il mange, comme les déchets qu’il évacue, l’air qu’il respire, ses déplacements, les idées qu’il exprime ou publie. L’activité humaine tout entière est chiffrée en coûts et en profits. Cette opération mathématique, maîtrisée par les instruments de calcul, absolutise la rationalité financière et les soldes qu’elle peut laisser de profits ou de pertes. Le facteur humain, l’appréciation morale n’interviennent que dans la mesure où ils pèsent sur le résultat final à court, moyen ou long terme, car même le temps est de l’argent.
Ce choix de la richesse monétaire comme valeur suprême contribue à accélérer l’urbanisation de la planète. Comment échapper désormais aux questions fondamentales :
- Qu’est-ce que l’homme ? Qu’est-ce qu’un citoyen ? Peut-on le considérer comme un matériel parmi d’autres ? Dans l’existence des citadins, qu’est-ce qui n’est pas comptabilisable, n’a pas de prix, n’est ni vendable ni achetable ?
- Ce qui n’a pas de prix monétaire est-il sans valeur pour le fonctionnement des sociétés urbaines ? Ou est-ce, au contraire, ce qui donne valeur à tout le reste, par sa valeur inappréciable ?
Mais, l’idolâtrie de l’argent que l’urbanisation actuelle généralise méconnaît le respect de l’humanité et la diversité des hommes.
Nous voilà renvoyés à la confusion des langues. La Bible évoque de façon naïve l’expansion de l’espèce humaine et sa diversification, alors que nous formons une seule et unique espèce. Cette diversification est restée pendant des millénaires une dispersion. L’humanité ressemblait à un archipel dont les îles demeuraient isolées les unes des autres. La civilisation urbaine d’aujourd’hui rassemble dans un même lieu les différentes cultures. Cette situation peut être extrêmement féconde pour le bien ; elle est souvent destructrice, voire même explosive pour l’ensemble du monde.
Partout nous pouvons constater le désir de rencontre et de communion. Nous avons l’intuition que la différence est une richesse, mais, en même temps, partout nous discernons le refus de la différence, la haine de l’autre, parce que autre et différent, partout nous voyons les mécanismes d’oppression par l’argent, et dès lors, la marginalisation de l’habitat des pauvres.
De tout cela, vous êtes certainement conscients dans la richesse de votre identité australienne. Tout comme vous savez ses problèmes moraux et les misères qui peuvent en résulter.
Chrétiens, nous sommes dépositaires dans l’histoire des hommes d’une inspiration qui répond à ces défis énormes.
3. Le mystère du Christ relève le défi de Babel.
Jésus a pris librement la condition d’esclave, jusqu’à la mort sur la croix. Ressuscité, il a vaincu la mort. Lui, notre frère en humanité, a pénétré dans les Cieux. Lui, le Fils Éternel, nous annonce qu’il va nous y préparer une demeure pour partager sa gloire. Nous n’avons pas à prendre la place de Dieu, c’est Dieu qui nous fait part de sa vie en son Fils. Et cela dès à présent. Il nous donne infiniment plus que ce dont rêvaient de s’emparer les hommes de Babel en construisant leur Tour qui percerait les cieux.
La charité du Christ désacralise le idoles que les hommes se donnent. Elle nous enseigne qu’il ne suffit pas de vouloir les détruire pour en libérer l’homme. Seuls l’amour et le service du vrai Dieu nous rendent la liberté. La haine du mal ne suffit pas à découvrir le bien. Seul l’amour du bien délivre du mal, de l’aventure de la révolte et de ses échecs.
Bien plus, l’événement de la Pentecôte a changé en bénédiction la confusion des langues et la dispersion des hommes que nous vivions comme un châtiment. « Ce jour-là, des Juifs, venant de toutes nations, (représentant la diversité des peuples alors connus) sont rassemblés à Jérusalem. Tous entendent publier dans leur langue les merveilles de Dieu » (Ac 2, 5 sq), alors que les Apôtres, saisis par l’Esprit, parlent leur propre langue.
Il est possible aux hommes de s’aimer différents, d’être un dans la diversité puisque par grâce, nous ne formons qu’un seul corps dans le Christ. Le voisin, l’étranger n’est pas, de ce fait, un adversaire ; au contraire il peut demeurer un autre et devenir un frère. Et quand bien même il serait un ennemi, Jésus nous commande : "Aimez vos ennemis ». Ce qui nous est possible, unis au Messie crucifié. C’est par le sacrifice du Christ auquel participent ses disciples que cette victoire peut être remportée, c’est dans cette lutte perpétuelle qui permet de rendre plus humaine, plus humble et plus accueillante la cité des hommes.
Comme Saint Paul l’écrit aux gens d’Éphèse qui ont reçu le baptême (Ep 2, 19) : « Vous n’êtes plus des étrangers ni des immigrés ; vous êtes concitoyens des saints, vous êtes de la maison de Dieu ». D’avance la communion chrétienne établit sur cette terre une fraternité à l’image de celle qui, un jour, apparaîtra en pleine lumière dans la Jérusalem d’En Haut. Cette cité de la paix ne peut être établie qu’en « tuant la haine » (Ep 2,16).
« Voici qu’apparaît à mes yeux une foule immense que nul ne pouvait dénombrer, de toute nation, race, peuple et langue ; debout devant le trône et devant l’Agneau, vêtus de robes blanches, des palmes à la main ; ils crient d’une voix puissante : ’Le salut à notre Dieu. et à 1’Agneau’ » nous décrit le voyant de Patmos (Ap 7, 9-10). La diversité des langues et des cultures enrichit le chant unanime, la communion et le partage d’une même vie dans le Christ , Messie.
III . Sodome
La troisième ville, Sodome (Gn. 19), est devenue le symbole de la corruption, de l’autodestruction de la dignité humaine.
1. Le récit de la destruction de cette ville à cause de son péché est précédé par la discussion bouleversante d’Abraham avec Dieu auprès de qui il marchande le salut de la ville.
Il exhorte Dieu à ne pas traiter de même façon l’innocent et le coupable. Il obtient de Dieu qu’il fasse grâce à la ville s’il s’y trouve cinquante justes ; puis il discute jusqu’à faire descendre Dieu à dix justes.
Certes, nous trouvons chez les prophètes une vigoureuse affirmation de la responsabilité personnelle de chaque homme devant Dieu ; mais cela ne supprime pas la solidarité dans le crime que suppose le destin de Sodome. Les Évangiles nous rapportent les propos sévères de Jésus sur les villes du bord du lac.
Ce que nous vivons dans les mégapoles met en relief cette complicité dans le mal comme, d’ailleurs, la solidarité dans le bien.
Sodome est présentée comme une société où la contrainte morale s’exerce puissamment sur ses membres. Cette contrainte collective, ce conditionnement induit la perte du sens critique et un terrible conformisme dans le péché. Ce suivisme fait tenir pour légitimes et donc moraux des actes objectivement mauvais que devrait réprouver la conscience de chacun.
Nous jugions étouffantes les sociétés villageoises de l’ancien monde. Un conformisme infiniment plus oppressant apparaît dans notre civilisation de l’image. Sa puissance de perversion ne peut que terrifier les esprits libres qui souvent n’ont plus droit de parole, ni parfois de cité, dans l’arène publique. Nos sociétés, qui prônent la liberté individuelle, chassent les dissidents, sinon par des moyens policiers, du moins par la contrainte du politiquement ou du philosophiquement correct. Elles se servent, à cet effet, de la publicité, des sondages d’opinion ou des campagnes médiatiques.
Le phénomène de la dérision n’est pas nouveau, mais sa puissance est extraordinairement amplifiée en étendue et en force par notre civilisation de masse. Du coup, il affaiblit la moralité publique et oblitère la responsabilité personnelle de chacun. Il influence les mœurs censées tenir lieu de loi morale pour les individus. Plus que jamais, dans l’univers urbain contemporain, les sociétés deviennent myopes, et même aveugles sur leur destinée et sur la dignité morale des conduites qu’elles légitiment.
La corruption est un autre exemple de corruption de masse lorsqu’elle devient un mode de relation normale. Des peuples entiers, afin de survivre, ont appris à mentir et à se vendre. C’est le cas là où le régime soviétique avait succédé à l’empire ottoman. Aujourd’hui, y règne l’empire de la mafia. Il y faudra plusieurs générations et des saints et des héros pour réapprendre un nouveau civisme et une nouvelle moralité.
Il en va de même pour les conséquences de l’esclavage subi par les Africains déportés aux Amériques. Aujourd’hui encore, ils portent, comme une culture dont ils n’ont pas encore réussi à se défaire, les conséquences de la dislocation délibérée de la famille par les marchands d’esclaves. Taudis ou quartiers insalubres et dangereux n’aident pas à la libération spirituelle.
2. L’Encyclique Sollicitudo rei socialis (§36) parle de “structure de péché”.
Ce mot désigne précisément ce que j’essaie de décrire à partir de l’exemple de Sodome. Disons pour faire bref : les conditionnements d’une société sont les séquelles des péchés personnels et grèvent de leur poids la liberté de chacun de ses membres, mais aussi la liberté des générations qui y participent successivement. Le comportement des hommes de Sodome dévoile une structure de péché. Ainsi en va-t-il dans nos grandes villes.
Dans les pays développés, en l’espace d’un demi-siècle il s’est produit un bouleversement complet des mœurs : relations de l’homme et de la femme, déstructuration des familles, rupture des générations. Aujourd’hui, parmi les jeunes des plus grandes villes nous constatons une multiplication des violences, des viols (collectifs ou non), dont les auteurs et les victimes sont souvent des adolescents. Que dire de la perméabilité aux drogues ? Que dire surtout de l’échec des systèmes d’éducation qui pourtant n’ont jamais mobilisé autant d’argent et d’énergies ? Nous devons bien reconnaître, dans ces mœurs et ces déficiences établies, des « structures de péché ».Y porter remède demande un travail patient, persévérant et héroïque. Les fruits ne peuvent se recueillir en une génération.
Détruire cette structure de péché par la violence pour instaurer une société plus juste et plus raisonnable peut être aux yeux de certains une solution rêvée. Mais nous avons appris en Europe ce que coûte la violence qui se veut libératrice. Elle enfante à son tour la violence tyrannique. La liberté devenue licence provoque l’apparition de pouvoirs totalitaires !
3. Le récit de la Genèse nous propose une tout autre solution : celle de l’intercession d’Abraham, celle de la recherche des justes dont la justice pourra sauver la ville.
Surprenante solidarité dans le Bien que nous voyons poussée jusqu’à sa plus singulière expression dans cette phrase d’Isaïe (5, 1). "Parcourez les rues de Jérusalem, regardez donc, renseignez-vous, cherchez sur ses places si vous découvrez un homme, un qui pratique le droit, qui recherche la vérité : alors je pardonnerai à cette ville, dit le Seigneur.
Et il faut ajouter immédiatement ici ce poème bouleversant et admirable que nous trouvons encore dans le livre d’Isaïe (53, 4-5), le chant du Serviteur souffrant. Parlant du Serviteur "accablé et méprisé, le prophète nous dit : « Ce sont nos souffrances qu’il portait et nos douleurs dont il était chargé. Et nous, nous le considérions comme puni, frappé par Dieu et humilié. Mais lui, il a été transpercé à cause de nos crimes, écrasé à cause de nos fautes. Le châtiment qui nous rend la paix est sur lui et dans ses blessures nous trouvons la guérison ». Jésus lui-même a référé sa vie à ce passage lorsqu’il disait : « Le Fils de l’Homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude » (Mt 20, 28). Les Apôtres et les disciples ont compris dans la lumière de la Résurrection et par le don de l’Esprit ce mystère de rédemption par charité que déjà Abraham invoquait dans sa discussion avec Dieu. Abraham, l’intercesseur, annonce déjà le Messie rédempteur.
Dieu écarte de la ville Abraham et son neveu Lot, pour le faire échapper au châtiment. Les disciples de Jésus, eux, demeurent dans la ville. Jésus dans son ultime prière dit à son Père : « Ils ne sont pas du monde, mais je les ai envoyés dans le monde. Je ne te prie pas de les enlever du monde mais de les garder du Mauvais » (Jn 17, 15). Les chrétiens luttent pour sauver la dignité humaine et faire en sorte que la ville soit bâtie sur un juste fondement de charité.
Cette espérance et la vision de la foi qui l’inspire ont une traduction sociale et politique certaine :
- Comment réintroduire dans nos mégapoles l’espace de la liberté individuelle et personnelle, comment agir non pas selon les pulsions du désir, mais selon ce qui est conforme à la vraie santé de l’homme ?
- Comment éveiller les nouvelles générations aux exigences de la dignité humaine et faire découvrir le fondement universel des droits et devoirs du citoyen ?
- Comment résister au lynchage de la morale, à son effacement des consciences par des mouvements d’opinion qui portent atteinte au respect dû à toute vie humaine ?
- Comment ajuster aux nouvelles contraintes de notre civilisation les exigences fondamentales du respect de l’intégrité de la création sans la dénaturer et en la sauvegardant pour les générations futures ?
À cet égard, nos sociétés urbaines doivent découvrir et manifester la valeur fondamentalement humaine du pardon et de la miséricorde, pour traiter le délinquant coupable sans cruauté mais avec espérance. Elles doivent faire voir la beauté de l’humilité par laquelle chacun peut être amené à reconnaître sa juste place et à réparer ses fautes.
Ce programme spirituel est plus déterminant pour l’avenir que ne le sont les plans d’aménagement de l’espace urbain ou les législations qui en jalonnent l’évolution. Ce programme consiste à éveiller - à la bonté - les consciences des hommes qui mettront en ouvre les programmes d’ordre technique. Ainsi, pourrons-nous ouvrer pour que nos villes soient, au long des siècles, configurées à la Cité de la paix, à la Jérusalem d’En Haut.
Dans cette espérance, il nous faut, chrétiens, vivre des Béatitudes qui nous identifient au Christ. Elles révèlent, devant l’excès du mal, l’excès de l’amour de Dieu et des hommes. Les Béatitudes ne constituent pas le programme rassurant d’une vie tranquille : elles nous mènent au témoignage ultime par le don de notre vie. Elles nous apprennent la mission sacerdotale confiée au peuple chrétien de participer à l’intercession, à l’acte rédempteur du Christ.
N’est-ce pas ce que dit aussi l’Apocalypse (7, 14sq) lorsque saint Jean décrit la « foule immense revêtue des robes blanches » ? Avec cette formule déconcertante si on la prend matériellement : « Ces gens viennent de la grande épreuve : ils ont lavé leurs robes et les ont blanchies dans le sang de l’Agneau ».
Pour conclure
Ainsi les humains, sont peut-être migrants comme le sont les criquets, mais ils sont pèlerins, à coup sûr, d’une autre façon, puisqu’ils sont en marche vers une cité idéale.
Aujourd’hui les habitants des villes expriment souvent la nostalgie du jardin des origines. Beaucoup rêvent de retrouver un univers où la nature se mêlerait aux avantages des villes, où la beauté d’un univers encore intact de toute intervention humaine serait cependant humanisée par le confort.
C’est un rêve régressif, car le jardin d’Eden est à jamais perdu, ne serait-ce qu’en raison de la densité de l’occupation du sol par l’espèce humaine.
La ville est notre destin. Elle est le lieu du paroxysme. La concentration urbaine rend visible la démesure qui habite l’homme pour le bien, peut-être, pour le mal, certainement. Et c’est là notre espérance et notre combat. Notre espérance, il faut dire plus encore, notre joie.
Car même si beaucoup de citadins rêvent aujourd’hui de quitter cette concentration humaine dont les grandes métropoles d’Asie si proches de vous nous donnent un exemple surprenant pour nous, occidentaux, cette extraordinaire rencontre des hommes avec les hommes est, de fait, une chance, une joie, une expérience qui devient une dimension décisive de la culture humaine. La culture antique était celle d’agriculteurs. Vous avez la chance en Australie d’être encore proches de grands espaces et, à cet égard, vous, hommes des villes, vous participez de cette ancienne culture grâce à cette proximité de la nature ; mais ne pensez pas que cela soit le sort de toute l’humanité. Nous autres, gens des villes, nous aimons cette densité.
La densité urbaine de Paris intra-muros est telle que, si l’on traçait autour de Notre-Dame un cercle à l’échelle de cette densité, il suffirait d’un diamètre de quelques centaines de kilomètres pour contenir toute la population actuelle de la terre. Parisien, j’ai vécu ma petite enfance et toute ma vie d’homme dans cette densité des villes, et je l’aime cette ville. Je comprends comment des new-yorkais peuvent aimer leur ville et ne plus pouvoir s’en séparer.
Paris, New-York, ce ne sont pas des drogues, c’est une certaine manière d’aimer et de découvrir l’humanité d’aujourd’hui. Il serait absurde de rêver que ces villes sont déjà la Ville promise par la vision de l’ Apocalypse ; mais elles sont le lieu précisément du combat, du combat spirituel et du combat pour l’humanité. C’est là que les choses se passent, c’est là que le sort des hommes se décide. Là, celui qui se sent impuissant parmi la foule innombrable des hommes trouve un espace où la moindre action singulière peut devenir profitable et être immédiatement répercutée dans cet immense rassemblement d’hommes que nous ne devons pas comparer à une fourmilière.
Car la ville nous donne une image inachevée, encore défigurée par les excès du mal, de la vision ultime et de la ville à venir. Je vous disais que c’était le lieu du combat, oui, du combat spirituel, et aussi pour nous, chrétiens, le lieu de l’annonce de l’évangile, c’est-à-dire de l’annonce de l’espérance. L’Évangile présente, en réponse au paroxysme du mal, le paroxysme de l’amour. Folie pour folie ? Peut-être, mais devant la folie de l’humanité, il ne faut rien moins que la folie de Dieu pour que l’homme soit tout simplement un homme. Voilà pourquoi la ville est l’image du monde à venir tel que Dieu nous le propose et nous appelle à le construire.
Enfin je vous propose de méditer quelques phrases du chapitre 11 de l’épître aux Hébreux qui décrit la longue marche des croyants pour le salut de l’humanité entière.
L’auteur écrit (Hé 11, 13) : « C’est dans la foi qu’ils moururent tous, sans avoir reçu l’objet des promesses, mais ils l’ont vu et salué de loin et ils ont confessé qu’ils étaient étrangers et voyageurs sur la terre . Ceux qui parlent ainsi font voir clairement qu’ils sont à la recherche d’une patrie. Et s’ils avaient pensé à celle dont ils étaient sortis, ils auraient eu le temps d’y retourner ». N’est-ce pas le cas de tous les migrants ? « Or, en fait -continue l’auteur- ils aspirent à une patrie meilleure, c’est-à-dire céleste. C’est pourquoi Dieu n’a pas honte de s’appeler leur Dieu ; il leur a préparé, en effet, une ville. » (Hé 11, 13-16). « Car nous n’avons pas ici-bas de cité permanente, mais nous recherchons celle de l’avenir » (Hé 13, 14).
« Abraham déjà attendait la ville pourvue de fondation dont Dieu est l’architecte et le constructeur » (Hé 11, 10).
Telle est la marche que nous poursuivons, chrétiens. Par notre naissance, par notre culture, nous ne sommes pas des étrangers à notre civilisation. Mais comme chrétiens, nous appartenons déjà à une cité meilleure qui nous donne d’espérer et de travailler pour que nos cités terrestres soient saisies par la puissance de l’Esprit de charité.
+ Jean-Marie cardinal Lustiger