L’Europe avant l’Europe
12 septembre 2003
Cet article publié dans Le Figaro du vendredi 12 septembre 2003 a fait l’objet d’une publication hors-série de Paris Notre-Dame en date du 2 octobre 2003.
En 1849, Victor Hugo appelle à la création des “Etats unis d’Europe”. Le modèle américain habite depuis plus de deux siècles l’imaginaire politique de notre vieux continent. En effet, le nouveau monde apparaît comme la nouveauté fascinante d’une société idéale ; il porte en lui les espérances du Siècle des Lumières, rejetant les archaïsmes, la tyrannie, voire l’obscurantisme des vieilles nations que les premiers pères pèlerins ont laissés derrière eux en quittant les rives de l’Angleterre. De fait, les États Unis d’Amérique ont été une création institutionnelle, juridique, politique, précédant la naissance d’une nation. La devise américaine “E pluribus unum” l’atteste, sans que ceux qui l’adoptèrent aient pu imaginer la diversité des futurs immigrants venus de tous les continents du monde. Mais aujourd’hui, les États Unis d’Amérique savent que le melting-pot est un rêve.
L’Europe, quant à elle, et c’est là le point le plus important, l’Europe préexiste aux constructions politiques qui ont façonné son visage. L’Europe préexiste depuis des siècles comme histoire, comme culture, comme communauté de destins, avant que le projet d’une communauté politique européenne, aujourd’hui en voie de réalisation, ne commence à prendre corps après la Seconde Guerre mondiale. Faudrait-il, à l’instar des fondateurs des États-Unis d’Amérique, faire table rase du passé de l’Europe pour que s’ouvre l’avenir de la communauté européenne ?
Le débat très délicat sur la nature de ces institutions, sur la répartition des pouvoirs, la négociation de l’élargissement actuellement en cours, parle de l’Europe comme d’un projet d’abord économique, puis politique, qui devrait désormais trouver ses assises culturelles et créer une unité jusqu’ici inexistante ; alors que le projet européen tire d’abord sa force de l’Europe elle-même, un ensemble de peuples et de nations qui, au cours des deux précédents millénaires, sont nés des mêmes événements fondateurs et étaient déjà unis per fas et nefas par une vocation commune. Les peuples divers, déjà unifiés par Athènes et Rome, sont nés à une nouvelle fraternité en recevant le baptême.
Un retour sur la période de l’immédiat après-guerre est de ce point de vue nécessaire pour comprendre la signification des premiers pas de notre projet européen.
Le régime nazi avait voulu, en invoquant l’Europe, mobiliser au bénéfice de son idéologie la France envahie. Voilà pourquoi dans les pays occupés, le mot d’“Europe” ne désignait pas alors une espérance. Du côté des Alliés, Winston Churchill avait dès 1943 souhaité la création d’un Conseil de l’Europe. Deux idéologies européennes se faisaient face. Après la victoire des Alliés, le Conseil de l’Europe vit le jour en 1950. Cette même année, à la suggestion de Jean Monnet, Robert Schuman, président du Conseil, proposait, je le cite : « de placer l’ensemble de la production franco-allemande de charbon et d’acier sous une Haute Autorité commune, dans une organisation ouverte à la participation des autres pays d’Europe. » La Communauté européenne Charbon-Acier fut instituée par le Traité de Paris en 1951, au milieu de quantité d’autres projets des pays signataires : la France, l’Allemagne, l’Italie et le Benelux.
Ce commencement ne montre-t-il pas que la construction européenne a débuté par l’économie ? A mon avis, il est inexact de penser que la création de la Communauté européenne Charbon-Acier se réduit à la mise en commun du potentiel de ce que l’on appelait l’industrie lourde. Car entre la France et l’Allemagne s’interposaient la mémoire de conflits séculaires, des sentiments de revanche et de haine et surtout la blessure de cet immense et premier massacre industriel que fut la Première Guerre mondiale dont les conséquences furent la prise de pouvoir d’Hitler, la montée du nazisme et la Seconde Guerre mondiale.
Que représentait réellement en 1950 la Communauté européenne Charbon-Acier pour les Français et les Allemands ? A cette époque le Charbon et l’Acier étaient le symbole de la puissance économique au service de la guerre ; c’était les armes. Si l’on veut comprendre en profondeur la suggestion de Jean Monnet, la conviction de Robert Schuman comme d’Alcide de Gasperi, et bientôt la pleine coopération du Chancelier Konrad Adenauer, il faut citer ces paroles du prophète Isaïe que ces hommes politiques, chrétiens convaincus, avaient en mémoire et qui nourrissent la liturgie de Noël.
Tout d’abord, en Isaïe 2, 4-6 : « Le Seigneur sera juge entre les nations, l’arbitre de peuples nombreux. Martelant leurs épées, ils en feront des socs, de leurs lances ils feront des faucilles. On ne brandira plus l’épée nation contre nation, on n’apprendra plus à faire la guerre. Maison de Jacob, marchons à la lumière du Seigneur. » Puis, en Isaïe 9, 4-6 : « Toute chaussure de combat, tout manteau roulé dans le sang seront brûlés, jetés dans le feu. Car un enfant nous est né, un fils nous est donné ... On l’appellera “Prince de la paix” pour que s’étende le pouvoir dans une paix sans fin... dans la justice ». Et encore au chapitre 11, 6-9 : « Le loup habitera avec l’agneau, le léopard se couchera près du chevreau. Le veau et le lionceau seront nourris ensemble, un petit garçon les conduira ... Le nourrisson s’amusera sur le nid du cobra. Sur le trou de la vipère, le jeune enfant étendra la main. Il ne se fera ni mal ni destruction sur toute ma montagne sainte ».
Le Charbon et l’Acier étaient dans la conscience des Français, j’en témoigne personnellement, le symbole du militarisme prussien et de l’impérialisme nazi. Souvenez-vous du sort de la Ruhr au lendemain de la Première guerre mondiale et du statut de la Sarre après la Seconde Guerre mondiale. En créant la Communauté Charbon-Acier, les pères de l’Europe n’entamaient pas un projet économique, mais, par un acte aussi symboliquement expressif que concrètement efficace, ils fondaient une ouvre de pardon, de réconciliation, de vérité entre les deux peuples : ils voulaient briser les épées pour bâtir une société pacifique dans la justice et la paix.
Ce geste fondateur ne pouvait devenir politiquement un pacte immuable qu’au prix de la réconciliation des peuples, et donc d’une conscience nouvelle faite de pardon dans la vérité. Si un tel geste était possible entre ces deux nations, c’est qu’il existait un fondement commun à cette réconciliation : la conscience des valeurs qui avaient créé leur commune civilisation, enracinée dans la longue histoire européenne où la mémoire biblique et la foi chrétienne jouent un rôle majeur. Le destin du peuple juif présent depuis deux millénaires au milieu des peuples d’Europe appartient à cette histoire : destin rarement heureux, traversé par des persécutions, des expulsions et auquel le nazisme a mis un achèvement dont l ’horreur est sans précédent.
Autrement dit encore, le démarrage du projet moderne d’Europe économique, politique n’a été possible qu’en raison de la communauté historique de destin qui donnait aux premiers pays signataires un langage commun, une conviction commune. Pour sceller leur réconciliation ils ont puisé dans leurs réserves chrétiennes d’humanité. Alors en réunissant des frères ennemis, l’Europe a dévoilé son identité défigurée par ses enfants. Autrement dit encore, le projet politique de l’Europe repose sur l’existence d’une famille de peuples que la Parole de Dieu a constituée, que la volonté de puissance de ses membres a divisée et qui trouve dans son origine même la force de sa réconciliation.
On le voit, la réalité de l’Europe est d’abord nourrie de son histoire religieuse et elle repose sur la vérité de l’aveu réciproque. J’en suis le témoin pour ma génération. Je n’invente pas, un demi-siècle après les événements, cette signification de la Communauté Charbon-Acier. Je rappelle ce que nous, jeunes français et jeunes allemands, nous avons véritablement vécu dans une volonté commune, où le pardon des offenses et le commandement d’aimer son ennemi étaient au centre de notre vision de l’avenir. Voilà pourquoi il fallait - et nous en avons eu le courage - faire la vérité sur le passé si douloureux, au lieu de l’enfouir dans le silence.
Le passé commun de l’Europe n’est donc pas une préhistoire : il est un patrimoine unique dont la communauté européenne est le fruit ou la résultante ; bien plus, ce trésor commun est la condition de possibilité de la construction européenne.
J’en tire ici deux conséquences :
1. Comment unir l’Est et l’Ouest ?
Le débat autour de la Constitution européenne dont le président Giscard d’Estaing s’est fait l’artisan, a bien pressenti cette dimension historique qui est au fondement de l’avenir de l’Europe. Cette histoire permet d’unir dans un projet commun des nations et des peuples différents par la langue, les traditions nationales, mais dont le trait commun s’inscrit dans un passé au moins millénaire, sinon plurimillénaire si l’on y inclut l’extraordinaire aventure de la civilisation gréco-romaine. Histoire où l’évangélisation et la présence de la tradition biblique ont été déterminantes pour établir une communication, une communion entre ces peuples dont elles ont respecté la diversité. A cet égard, la réconciliation entre l’Allemagne et la France, symbolisée par la Communauté européenne Charbon-Acier, demeure un exemple pour l’avenir. On ne pourra pas réunir ce que, au temps de la Guerre froide, l’on a appelé l’Est et l’Ouest de l’Europe sans remédier à cette rupture majeure entre la tradition byzantine à laquelle s’est identifiée la majorité des peuples slaves, et la tradition romaine de l’Occident, qui inclut les pays germaniques. C’est pourquoi l’œcuménisme qui travaille à rétablir la communion des Églises de l’orthodoxie avec le catholicisme, et aussi les Églises issues de la Réforme, est l’un des facteurs déterminants pour l’avenir de l’union européenne. Car cette réconciliation peut seule rassembler, en profondeur, ceux qui dans le passé se sont divisés sur l’essentiel. Comment y parvenir si l’on fait silence sur cet essentiel ?
Ce qui s’est passé en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale au sujet du peuple juif est à cet égard significatif. Les autorités politiques ont reconnu leur responsabilité pour les actes commis au nom de leur nation ; des compensations matérielles ont été décidées ; des déclarations solennelles ont voulu assurer la conscience blessée des juifs d’Europe que de tels événements ne pourraient plus se reproduire. Cependant une pensée hante les esprits : quelles que soient les promesses, le pire est toujours possible ; les plus solennels traités peuvent être tenus pour des “chiffons de papier”... Comment se fait-il que la démarche du pape Jean Paul II, en mars 2000, à Yad Vashem et au Mur du Temple ait eu une portée sans commune mesure avec tout ce qui a précédé depuis un demi-siècle ? C’est que les gestes silencieux du Pape engagent la conscience des croyants d’une manière irrévocable et scellent une réconciliation fondée sur la Parole de Dieu donnée à son peuple.
2. Faut-il ou non admettre la Turquie dans l’union européenne ?
Je me garderai de prendre position. Mais il me semble que les hésitations à ce propos relèvent précisément du silence au sujet de l’histoire. La communauté des peuples européens passe par une réconciliation enracinée dans la reconnaissance de leurs communes racines chrétiennes et non dans leur oubli ou leur refoulement. L’état turc démocratique et laïc est l’héritier de l’empire ottoman, dont la confrontation guerrière avec les nations d’Occident n’a pas été oubliée, même si la mémoire en a été refoulée ; les conflits sanglants des Balkans, aujourd’hui à peine pacifiés, en sont le signe. Le cas de la Turquie met en jeu la relation des vieilles nations d’Europe qui sont dites chrétiennes avec les sociétés musulmanes. Comment la Turquie moderne, héritière de l’Islam, pourrait-elle entrer dans la famille des nations européennes héritières de la tradition biblique et du christianisme, sans tirer au clair dans une mutuelle reconnaissance ce qui les a séparées et ce qui les unit ?
Pour que puissent se faire dans la vérité et la sécurité les extensions à venir de l’Europe, il importe au plus haut point que les “histoires de famille” soient explicitées et confrontées ; afin que tout le non-dit et les ressentiments puissent être exprimés, les blessures guéries, le pardon sincèrement donné, les conditions de l’avenir clairement posées. Il en va de même dans les querelles de toute famille. Mais comment y parvenir ? Où en puisera-t-on la force si l’on occulte ce qui a présidé à la fondation et à la croissance de cette famille ?
Souvenons-nous des mésaventures de la diplomatie européenne qui au cours du 19ème siècle et du 20ème a fait des traités de paix bientôt brisés par une nouvelle guerre. Les compromis politiques qui ne tenaient pas compte des raisons de vivre des peuples, nourrissaient les frustrations et les désirs de revanche, au lieu de travailler à une véritable et solide réconciliation des nations. Comment unir leurs destins sinon en se fondant sur le respect et la reconnaissance de ce qui constitue leur identité et commande leur volonté de vivre et leur avenir ?
Cardinal Jean-Marie Lustiger