Rencontre de Mgr Vingt-Trois avec les responsables d’aumôneries de collèges et de lycées
21 février 2006
Devant l’évolution de notre société, les chrétiens pratiquants que nous sommes pouvons être tentés de nous replier sur nous-mêmes. Nous avons le sentiment de n’être ni compris ni entendus ; nous pourrions envisager de nous retrouver uniquement avec ceux qui sont bien disposés, prêts à croire, à faire un effort, à bien vouloir écouter et recevoir la Parole de Dieu.
Nous voyons se développer en France une société composée d’une juxtaposition de sociétés différentes avec des traditions de foi différentes ; la vertu dominante serait la tolérance, la capacité de se regarder différents et d’en prendre son parti, d’accepter que chacun ait son propre mode de vie. Pour vivre en paix, il faudrait ne pas provoquer de chocs entre les différences. Si l’on se laisse entraîner ainsi, on en arrive à une sorte de coexistence pacifique fondée sur l’isolement de chacun par rapport aux autres. Aucun contact n’est réellement envisageable, alors, ils risqueraient de créer des aspérités, des désaccords qui pourraient devenir source de désordre pour la société laïque et sécularisée. On assiste à une privatisation absolue des convictions et des croyances, qui se trouvent enfermées dans la sphère de la vie privée. Cette tendance se retrouve au sein des familles, entre les membres d’une même famille. Le risque est bien entendu d’en prendre son parti et de camper aux frontières qui séparent les groupes religieux et les conceptions de la vie.
Si nous voulons être fidèles à la vocation du message évangélique, nous ne pouvons pas accepter que la figure du Christ Sauveur de l’humanité et sa résurrection ne puissent concerner que notre propre groupe. Par notre baptême nous nous trouvons engagés dans la communication universelle de la Bonne Nouvelle.
La jeunesse et la famille
Nous vivons une crise par rapport à notre jeunesse : la société éprouve pour elle une dévotion qui confine à l’aliénation. Des adultes régressent à l’état d’« ados » ou bien on traite les « ados » en adultes.
On ressent en même temps une crainte vis-à -vis d’elle : « Les jeunes d’aujourd’hui » nous apparaissent difficiles à comprendre, ils ont un mode de vie différent, des centres d’intérêt différents. Nous avons peur de voir se développer un univers auquel nous ne sommes pas préparés. La question de notre avenir se pose : qui va préserver nos retraites ? En seront-ils capables ? Nous sommes dépendants d’eux. On s’aperçoit aussi que tous les systèmes en place ont du mal à entrer en contact avec les jeunes et à les aider à progresser.
Peut-être pouvons-nous nous poser quelques questions :
Comment pratiquons-nous la confiance envers les jeunes ?
Nous avons tendance à vouloir tout fabriquer pour les jeunes. On pourrait leur faire découvrir qu’ils peuvent ne pas être des consommateurs culturels des produits fabriqués par les adultes, qu’ils devraient pouvoir « s’essayer », faire des tests, expérimenter la croissance qui se produit à travers les choix que l’on pose. Comment, à travers des projets déterminés, nous donnons-nous pour objectif que les jeunes aient quelque chose à faire, autre chose que « causer » ? Ils ont quelque chose à faire ensemble, à construire.
Quel idéal de vie s’offre aux jeunes ?
Ils sont dans une phase où ils croient que tout est possible, que l’on peut tout faire : danseur et footballeur et autre chose encore. Mais il faut leur apprendre que l’axe d’une vie se définit, prend corps et se manifeste au fur et à mesure des choix que l’on fait, étant entendu que nous avons des capacités et un temps délimités. C’est un principe de réalité que les jeunes doivent expérimenter. On ne peut pas être tout en même temps.
Sous la IIIe République, un instituteur apprenait aux enfants les fondamentaux, plus quelques règles d’hygiène de vie, de morale, de vie en société. Ensuite, “l’ascenseur social” était en route, et certains pouvaient y arriver. Si on travaillait bien, on réussissait ses examens ; si on les réussissait, on avait une clé pour entrer dans la vie. Aujourd’hui on ne retrouve pas dans l’éducation nationale une telle possibilité. On peut faire des études interminables pour se retrouver chômeur. L’ancienne génération continue de penser encore en terme de promotion mais les jeunes ne peuvent pas voir ce que la promotion signifie.
De plus, se constitue une société de la sécurité à tout prix (la grippe aviaire n’est pour le moment qu’un danger potentiel !) qui veut tout faire pour protéger tout le monde. Pour les jeunes, dans un tel monde, il ne peut rien se passer ; il leur faut donc faire arriver quelque chose, créer des événements artificiels pour se confronter au danger. Paradoxe : plus on essaie de les protéger, plus ils ont une conduite à risques qui semble aberrante. Le vide culturel est effarant du point de vue métaphysique. A travers la pauvreté des sujets des informations télévisées, l’importance objective de la réalité est biaisée. Comment remplit-on ce vide métaphysique ? En parcourant “les soldes métaphysiques” de l’Internet qui ouvrent une possibilité de rêve, de sortie de la monotonie (sites “gore”, gothiques ou satanistes..) ça les accroche, ça remplit un vide, on peut devenir rapidement “accro”.
L’idéal de vie serait d’aider le sentiment bon et la générosité réelle des jeunes à passer de la complaisance narcissique de qui éprouve des bons sentiments à la mise en pratique d’une réelle charité. Comment pouvons-nous les aider petit à petit dans ce chemin ?
Que signifie aujourd’hui qu’il pourrait y avoir un monde meilleur ?
L’Europe va-t-elle se refermer comme une citadelle assiégée pour défendre son niveau de vie ? Va-t-elle continuer à dire qu’il faut que le monde soit plus généreux, à condition que ça ne change rien à sa manière de vivre ? Pensons-nous que le modèle de vie que nous avons est le meilleur, qu’il faut le défendre bec et ongles, que le reste du monde est un danger pour nous ? Mais si on essaie d’imaginer une autre manière de vivre, à quoi sommes-nous prêts à renoncer ?
Dans une famille un peu nombreuse sans gros revenus, la vie commune suppose que chacun accepte de ne pas avoir tout ce qu’il veut. On apprend très tôt à négocier ses désirs. Mais pour un enfant unique dans une famille où tout le monde s’échine à lui offrir tout ce qu’il désire, il n’y a plus de négociations, il n’a plus la même expérience de la réalité.
Comment pouvons-nous faire en sorte que les jeunes ne renoncent pas au désir d’un monde meilleur mais acceptent aussi que ce combat pour un monde meilleur passe par des choix dans leur vie et pas seulement dans la vie des autres ?
Comment nos rencontres avec les jeunes permettent-elles de découvrir quelque chose de Jésus-Christ ?
Cela suppose qu’il y ait une certaine quête, une certaine attente. Même si elle a du mal à se dire, à s’exprimer, il faut qu’elle soit entendue. Je voudrais souligner trois points :
- Savons-nous les accueillir sans autre objectif que de leur donner place dans le fonctionnement ecclésial ? Il ne s’agit pas de copains qui se reçoivent mais des communautés qui se rencontrent : l’identité du lieu et de ses objectifs doivent être perceptibles. A ceux qui sont chrétiens, qui souhaitent l’être et qui essaient de l’être, nous devons faire des propositions qui les fassent avancer dans leur vie chrétienne. Dans un groupe divers, il peut y avoir une plate-forme commune à côté de laquelle ceux qui sont prêts à une démarche spécifique proposée à la liberté de chacun (partage d’Évangile, préparation aux sacrements.) trouvent de quoi aller plus loin.
- Soyons attentifs à mettre en ouvre les conditions nécessaires au développement de l’identité personnelle : que les garçons et les filles puissent se retrouver ensemble et aussi séparément. Il est nécessaire qu’il y ait des temps où les garçons se parlent entre eux et les filles entre elles. Ils sont soumis à une mixité permanente dans la société depuis l’enfance et ils finissent par ne plus s’identifier par leur différence. C’est un service que nous leur rendons et qu’ils ne trouvent pas ailleurs.
- Nous devons les aider à acquérir leur identité devant le Christ. Ces jeunes n’ont pas bénéficié d’un apprentissage à la prière très développé dans leur enfance. Nos activités devraient comporter une dimension d’“alphabétisation” de la prière, elles pourraient les aider à comprendre comment fonctionner avec leur corps dans la prière, comment utiliser la parole de Dieu dans la prière. On ne peut pas faire cet apprentissage n’importe comment semaine après semaine. Cela demande un minimum de calme, un environnement favorable, un temps consacré à ce moment particulier. Ils vont découvrir petit à petit, et leurs animateurs avec eux, que la rencontre avec le Christ change quelque chose à l’intérieur de soi, transforme la personne. Il faut tenter l’expérience avec un petit groupe de volontaires, les emmener. Peut être emmèneront-ils alors les autres.
+ André Vingt-Trois,
archevêque de Paris