« Qui choisit le Christ aujourd’hui ? »
Interview exclusive du cardinal André Vingt-Trois
Paris Notre-Dame du 3 novembre 2022
Le 7 octobre 2022, le cardinal André Vingt-Trois, archevêque émérite de Paris, a accordé à Paris Notre-Dame un entretien où il revient sur ses années de prêtrise, sa relation à Dieu, sa vision de la société et de l’Église. Et lance un appel à « assumer sa vie, affronter l’existence » avec courage, et surtout avec foi.
Paris Notre-Dame – Comment recevez-vous cette nouvelle dizaine qui s’ouvre pour vous ?
Cardinal André Vingt-Trois – Avec beaucoup de sentiments mêlés. J’essaie de comprendre ce que Dieu veut me dire à travers ce supplément de vie. Qu’attend-il de moi ? Je pense à cette phrase de saint Paul : « La mort fait son œuvre en nous pour que la vie fasse son œuvre en vous » (2 Co 4, 12). Je m’efforce d’interpréter ce temps qui passe, avec les handicaps et les difficultés propres à l’âge, non pas seulement par rapport à moi, à ma vie, mais par rapport à l’Église. Pendant une cinquantaine d’années, mon service de l’Église a été de faire un certain nombre de choses. Ce n’est plus le cas. Maintenant, mon service de l’Église s’inscrit dans la manière dont j’accepte, j’assume, je porte, les difficultés de l’âge, l’usure, la disparition des forces, non pas comme un signe d’échec ou d’anéantissement mais comme un signe que cette vie, qui est en train de me quitter, fleurit par d’autres.
P. N.-D. – Quel regard portez-vous sur votre vie d’homme et de prêtre ?
A. V.-T. – Je constate, d’abord, que mon parcours de vie est improbable. J’aurais pu mourir nourrisson, ne pas avoir d’éducateur qui m’aide à me construire, ne pas adhérer à l’annonce de l’Évangile, reculer devant l’engagement à prendre… J’ai eu la grâce de recevoir une vision de la vie qui n’était pas centrée sur moi-même et qui m’a appris à comprendre qu’on ne fait pas société si on ne se met pas au service des autres. Ce n’était pas une voie tracée pour être prêtre – cette dimension du service, de la force d’assumer l’existence par amour de l’autre, aurait pu m’emmener à être militaire ou infirmier ou médecin – mais une orientation de vie qui s’est concrétisée par la rencontre de prêtres dont la personnalité était éducative. Quand il a été question que j’entre en 6e , je me posais déjà la question de la prêtrise. J’ai demandé à mon curé si je devais aller au Petit Séminaire. Et lui, à l’encontre de ce qu’il aurait dû me dire, m’a fait réfléchir et m’a conseillé d’entrer au collège. Après avoir passé mon baccalauréat, l’aumônier qui m’accompagnait m’a conseillé de choisir la propédeutique. Il craignait, à juste titre, que de passer de la terminale à la première année de séminaire ne soit pas une rupture suffisante. Cela m’a permis de prendre la décision de rentrer au séminaire de façon plus réfléchie.
P. N.-D. – Comment votre relation à Dieu a-t-elle évolué au fil des années ?
A. V.-T. – Ma relation à Dieu aujourd’hui réside d’abord dans l’action de grâce. L’action de grâce de voir ce que Dieu a accompli à travers ma vie. J’ai toujours été convaincu que ce n’était pas moi qui agissais. Si cela avait été le cas, j’aurais été enfermé dans ma propre image. Pour moi, recevoir le sacrement de l’ordre ne consistait pas à recevoir un trousseau de clés qui me donnait le pouvoir sur les autres. C’était être identifié au Christ pasteur et espérer ne pas faire obstacle à ce qu’il voulait réaliser. Si bien que je n’ai jamais connu de grand déchirement lorsqu’il fallait quitter un poste ou en trouver un autre. Tout au long de ces années, ma prière a donc été de me conformer au Christ pasteur et de le laisser agir à travers moi. Deux éléments m’ont beaucoup aidé : les grands exercices de saint Ignace et la découverte de la Bible. J’ai connu la Bible dans ma jeunesse mais je l’ai vraiment reçue au séminaire et, surtout, lorsque j’ai commencé à prêcher. Je me suis alors rendu compte que tout ce que j’avais appris ne m’était pas seulement utile pour ma nourriture personnelle mais pour le partager. J’ai par ailleurs eu la chance de suivre dans les années 1980 un voyage en Terre Sainte organisé par l’un de mes amis, prêtre du diocèse de Nanterre (Hauts-de-Seine). Nous y avons passé six semaines, avons gravi le Sinaï, traversé le désert, sommes restés à Jérusalem une quinzaine de jours. J’avais déjà fait un pèlerinage « classique » mais cette immersion a été une vraie découverte. Elle m’a permis d’approfondir ma connaissance de la Bible, l’a incarnée.
P. N.-D. – Aujourd’hui, après deux années de Covid-19, la guerre en Ukraine, la crise économique, énergétique, écologique... l’avenir peut paraître angoissant. Comment continuer à appréhender la vie comme une bonne nouvelle ?
A. V.-T. – Nous vivions dans une société d’abondance, de consommation, de jouissance et d’individualisme. Ma première réaction est de dire : « On a cassé les joujous. » Cet effritement est à peu près du même ordre que ce qui s’est passé entre la Première et la Deuxième Guerre mondiale. Sauf que la vie était alors plus difficile. Dans les années 1930-1940, une partie importante de la population française et la plus jeune – la génération de mes parents – a été transplantée dans les villes. Pendant ce temps-là, c’était les Années folles. Personne ne pensait que cela pourrait ne pas durer. Et cela n’a pas duré. Dans des conditions différentes, nous avons aujourd’hui une société qui se représente elle-même comme une caisse mutuelle où on peut trouver de l’argent pour faire ce qu’on veut. Manque de chance, il n’y a plus d’argent. D’où le spleen et l’angoisse devant l’avenir. Ce qui me rend plus optimiste c’est que la réalité ne correspond pas à l’image médiatique qu’on en donne. Il y a des personnes qui affrontent l’existence, qui se marient, ont des enfants, essaient de les élever, essaient de travailler, recommencent quand cela ne fonctionne pas…
P. N.-D. – Cela réinterroge notre vision et le sens de la vie…
A. V.-T. – À quoi accordons-nous de l’importance ? Le sens de la vie est de faire ce qu’on a à faire. Nous sommes dans une société où un certain nombre de personnes voient leur avenir uniquement comme des victimes, si possible indemnisées et prises en charge. Des personnages politiques de différents courants se définissent comme des protecteurs. Seulement, ils peuvent nous protéger d’un certain nombre de choses mais ne pourront pas nous protéger de la mort. Alors, ils essaient de contourner le problème en faisant en sorte que la mort se passe en douceur, en éliminant ceux qui souffrent trop… Mais ce n’est pas de cette protection-là dont nous avons besoin. Nous avons besoin d’être protégés contre l’inaction, le découragement, contre le manque d’énergie.
P. N.-D. – C’est comme si nous avions du mal à devenir adulte, à « assumer nous-mêmes nos existences » comme vous le dites…
A. V.-T. – C’est d’autant plus vrai que, pour un certain nombre de personnes, ceux qui auraient dû assumer leur responsabilité d’adulte ne l’ont pas fait. Nous avons donc des enfants qui ont grandi en devenant les adultes de leurs parents. Plus que tout cela, ce qui fait défaut est la capacité de dire vers quoi nous voulons aller. Comment voulez-vous que les individus sortent de leur individualisme s’ils n’ont pas de projets auxquels se donner ? Sous le règne de Louis-Philippe, le leitmotiv politique était « enrichissez-vous ». Sous la IIIe République : « Nous devons civiliser le monde. » Après la Deuxième Guerre mondiale, il fallait reconstruire un pays dévasté. La période des Trente Glorieuses a réussi à former des objectifs économiques mobilisateurs : l’énergie atomique, le TGV, le Concorde, le France… Aujourd’hui, le France a été racheté, le Concorde, arrêté. Nous nous retrouvons avec des maisons, un travail… Mais pour quoi faire ? Qui va oser demander à nos concitoyens de se dévouer pour une cause commune et non seulement pour leur retraite ? Il ne suffit pas d’avoir des penseurs. Si leur horizon se borne à l’optimisation technologique de l’organisation de la société, cela ne vaut pas le coup de se sacrifier. Il nous faut des croyants.
P. N.-D. – L’Église n’est pas épargnée par ce mouvement de perturbation. Il y a la crise des abus, la baisse constante des vocations et des pratiquants... à Paris, les démissions successives de deux vicaires généraux, de Mgr Michel Aupetit, alors archevêque. Comment accueillir tout ceci ?
A. V.-T. – Les crises de l’Église sont concomitantes à l’Église depuis le début. Elles le seront jusqu’à la fin. Nous vivons, nous, une crise qui a ses caractéristiques et ses composantes mais qui n’est pas pire que la crise des Borgia. C’est une crise qui a un effet purificateur parce qu’elle nous oblige à nous demander en qui nous avons mis notre foi. Certains chrétiens avaient retenu de leur catéchisme que l’Église était une société parfaite, un atoll où on pouvait être à l’abri de tout péril. C’est faux. Au moment de la Passion, Pilate vend Jésus pour trente deniers ; Pierre le renie trois fois. Quand on lit les épîtres de Paul, on s’aperçoit qu’il est obligé de mettre de l’ordre dans les communautés où il y a des groupes dissidents… La perfection et la sainteté de l’Église sont une conquête permanente que les chrétiens doivent porter dans leurs prières et dans leurs actions. Le regard qui doit compter pour nous, c’est le regard que Dieu porte sur nous. Benoît XVI a expliqué que nous sommes passés d’un christianisme sociologique à un christianisme de choix. Dans sa bouche, cela signifiait que le christianisme sociologique pouvait se dissoudre. La question est de savoir : qui choisit le Christ aujourd’hui ?
P. N.-D. – Comment alors retrouver le sens d’une vie digne ?
A. V.-T. – La seule dignité qui vaille est la dignité de l’amour. Ce qui nous rend digne, c’est d’être aimé. Il ne s’agit donc pas d’une ressource dont nous pouvons disposer à notre gré mais un cadeau que nous pouvons chercher et recevoir gratuitement.
P. N.-D. – Quel message avez-vous à transmettre aux jeunes générations ? Aux fidèles et aux prêtres ?
A. V.-T. – Aux jeunes générations, je dis : retroussez vos manches et ne comptez pas sur les autres pour faire le travail à votre place. Aux fidèles de Paris : vous avez un trésor que beaucoup de monde vous envie, qui n’est pas le trésor caché de Notre-Dame, mais qui est la vitalité des communautés chrétiennes, la générosité de tant d’hommes et de femmes qui se mettent au service de leurs frères. Cherchez comment les soutenir, comment les rejoindre. Et aux prêtres : vous avez une chance exception nelle de ne pas être les patrons de l’Église, mais les serviteurs du Christ.
• Propos recueillis par Isabelle Demangeat
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