Intervention de Mgr André Vingt-Trois – Invitation du Congrès Juif Mondial à Bruxelles
Bruxelles – 23 novembre 2005
Allocution de Mgr André Vingt-Trois, archevêque de Paris, donnée le 23 novembre 2005, au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, à l’invitation du Congrès Juif Mondial.
« Questions nouvelles, réponses nouvelles »
Avant tout, je voudrais exprimer ma reconnaissance. En m’invitant à prendre la parole devant vous ce soir avec le rabbin Brodmann, vous m’offrez l’occasion d’affirmer avec une certaine solennité mon engagement personnel dans le dialogue entre l’Eglise catholique et le judaïsme. Ce que le cardinal Lustiger a commencé n’est pas l’affaire d’un homme ou de quelques hommes. S’il a joué un rôle déterminant dans cette réflexion, ce fut suivant la volonté délibérée du Pape Jean-Paul II que son successeur, Benoît XVI, a déjà faite sienne, par des gestes significatifs. C’est désormais l’expression de l’évolution de l’Eglise catholique depuis plusieurs décennies. Votre invitation, cher Docteur Maram Stern, nous encourage dans cet engagement de l’Eglise catholique. De tout cour, je vous en remercie.
Devant vous et tous ceux qui sont ici réunis ce soir, j’affirme ma détermination à servir, avec modestie mais avec persévérance la meilleure compréhension mutuelle de nos deux traditions. Je mesure la place particulière de Paris dans la géographie du judaïsme contemporain en raison de l’ancienne tradition juive de cette capitale, de la vitalité et de l’organisation de ses synagogues, de ses écoles juives et des institutions juives françaises et européennes qui y sont installées. Je suis bien conscient de la responsabilité qui en découle pour moi dans ma mission d’archevêque de Paris.
Prononcer cet engagement dans votre ville de Bruxelles en présence de nombreux ambassadeurs, de hauts représentants de l’Europe mais aussi du Congres Juif mondial constitue un signe particulier. Notre Europe, telle qu’elle s’est construite depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, est en train d’intégrer de nouveaux membres. A cette occasion, elle s’interroge sur elle-même et sur ses frontières. Ce que nous vivons ici est donc aussi important pour ce projet politique. L’unité et la paix de notre continent ne peuvent se bâtir sans que chacun de ses membres s’y interroge sur sa relation au peuple juif et à son histoire en Europe.
On peut discuter autant que l’on veut sur les racines concrètes de l’Europe comme entité géographique, comme réalité culturelle, comme construction politique. Mais il est indéniable que les pays qui, de près ou de loin, relèvent de l’Europe ont tous connu dans leur histoire le peuple juif, en raison de la présence de populations juives en leur sein et aussi parce que, marqués par le christianisme, leur culture s’articule nécessairement avec le judaïsme. La dynamique engagée à partir de 1950 l’a été, nous le savons, sur des bases économiques très concrètes. Nul n’ignore cependant que ceux qui ont donné ses fondements et son élan au projet européen comptaient en leur nombre des chrétiens fervents, d’Allemagne, de France, d’Italie, de Belgique, qui savaient, en raison même de leur foi, l’urgence qu’il y avait à sortir des logiques qui avaient conduit à la guerre. Cette urgence était accentuée évidemment par l’horreur de la Shoah qui exigeait des hommes qu’ils prennent des moyens politiques hors du commun pour couper court à toute reviviscence d’un tel génocide. Si les fondements de l’Europe qui lui assurent la paix et la stabilité, sont solides, plus que par le simple accord d’intérêts économiques qui peuvent toujours se retourner, c’est par le regard nouveau que portent les chrétiens et les hommes de culture chrétienne sur le peuple juif. C’est dans la mesure où ce regard renouvelé devient celui de tous et de chacun que l’Europe peut approfondir son projet et regarder avec confiance vers l’avenir. Aucun pays d’Europe aujourd’hui ne peut se dispenser de reprendre avec lucidité et en esprit de repentance l’histoire de sa relation avec le judaïsme.
Ce qui se vit dans l’Église catholique quant au rapport avec le judaïsme a été rendu possible par l’audace de Jules Isaac et l’accueil de Pie XII et surtout du bienheureux Jean XXIII. Cette étape initiale fournit un terreau profond et sûr pour l’effort de coopération et d’unité dans lequel sont entrés les pays européens. Quand ces visées spirituelles profondes sont perdues de vue ou niées, le projet européen vacille, il perd de sa cohérence, il se confond avec des constructions économiques et politiques plus banales. Les rencontres fraternelles du type de celle que nous vivons ce soir contribuent à créer un sol renouvelé qui féconde déjà ses prémisses.
Le renouvellement du regard de l’Église catholique sur le peuple juif comme sur Israël et, je me permets de le mentionner, humblement et avec beaucoup d’espoir, le renouvellement du regard des Juifs sur l’Église catholique, ont d’abord une portée spirituelle. Ils sont porteurs de fruits de paix et d’unité pour l’Europe et pour le monde. Ils sont une garantie pour la sauvegarde de l’homme dans une civilisation emportée par les progrès technologiques et les facilités de la communication. Le cardinal Lustiger a souvent développé ces perspectives, il l’a fait à nouveau récemment à l’occasion du quarantième anniversaire de la déclaration Nostra Aetate du second Concile du Vatican.
La principale question à laquelle nous sommes confrontés quarante après le Concile et surtout après les pas décisifs accomplis par le Pape Jean-Paul II, est à mon avis celle de la pénétration de cette nouvelle attitude dans l’ensemble du peuple chrétien. Dans un premier temps en effet, le renouvellement du regard que j’ai mentionné a concerné quelques individualités parmi les chrétiens et quelques groupes de pionniers. Ils furent stimulés par la rencontre de quelques hautes personnalités juives. Ce mouvement a été encouragé à la tête de l’Eglise et a permis les avancées qui se sont développées au Concile Vatican II. Nous devons travailler sans relâche pour que ce qui a été réalisé au niveau officiel devienne le bien commun de tout le corps. Le Pape Jean-Paul II le disait lors de sa visite historique à la grande synagogue de Rome en 1986 : « Il faudra encore pas mal de temps, malgré les grands efforts déjà faits d’un côté et de l’autre, pour supprimer toute forme, même inconsciente, de préjugé, pour nous exprimer de manière adéquate et donc pour présenter, toujours et partout, à nous-mêmes et aux autres, le vrai visage des juifs et du judaïsme, comme aussi des chrétiens et du christianisme, et ceci à tout niveau de mentalité, d’enseignement et de communication ». Permettez-moi ce soir de décrire plus précisément un des lieux principaux où il me semble que le renouveau du regard de l’Eglise catholique est particulièrement opérant et efficace, où il est installé de manière irréversible, où il se diffuse à l’ensemble des membres de l’Église et agit pour transformer en profondeur les mentalités. Ce lieu est la liturgie.
Le premier effet du renouvellement du regard de l’Eglise catholique sur le judaïsme s’exprime dans la liturgie chrétienne par les lectures faites dans les offices. Instinctivement, l’Église a repoussé la tentation marcionite de détacher le christianisme des Écritures juives. La grande tradition chrétienne consiste à recevoir l’ensemble des Écritures considérées par le peuple juif comme inspirées comme Parole de Dieu, c’est-à -dire à en reconnaître l’actualité. L’Église ne lit pas le Pentateuque, les Prophètes et les écrits de Sagesse comme des monuments du passé, évoquant des temps révolus mais comme la Parole du Dieu vivant, parole efficace et nourriture pour aujourd’hui et demain.
Toute liturgie chrétienne a depuis toujours comporté une lecture d’un passage de l’Écriture sainte, ce que nous appelons l’Ancien Testament et ce que nous appelons le Nouveau : les Évangiles et les Épîtres. Outre ces grandes lectures, chaque liturgie chrétienne comporte de nombreuses citations scripturaires, explicites ou implicites, notamment tirées des psaumes.
Depuis la réforme de la liturgie voulue par le Concile, la liturgie de la Parole fait entendre chaque dimanche deux textes de la Bible juive : un passage significatif de la Torah, des Prophètes ou des écrits de Sagesse d’abord, puis un psaume. Les suit un passage d’un livre du Nouveau Testament avant la proclamation de l’Évangile. La première lecture permet de parcourir en trois années l’ensemble des livres de la Bible hébraïque selon un choix de passages jugés particulièrement importants. Le cycle des offices quotidiens permet une lecture identique mais sur deux ans. Ce système a des limites mais il a l’immense avantage de faire entrer de manière habituelle l’ensemble du peuple chrétien dans la lettre de l’Ecriture sainte d’Israël.
Une familiarité se crée ainsi avec la réalité du peuple juif. Les Patriarches, les rois, les prêtres, les prophètes, les sages, forment autant de figures qui accompagnent la vie des chrétiens. Dès lors, il devient difficile d’oublier l’existence présente du peuple juif qui lit ces mêmes Écritures parce que c’est pour lui qu’elles furent écrites et que ces paroles furent données. La simple proclamation de cette lecture et le chant du psaume qui la suit, crée une familiarité certaine entre le peuple chrétien et le peuple juif. Nous savons que la mémoire de nos relations dans les siècles passés est douloureuse, L’histoire du peuple juif nous est ouverte, non parce que nous pourrions nous l’approprier par la violence, mais par grâce. Le commentaire prescrit chaque dimanche doit faire percevoir l’actualité de cette parole. C’est dire la responsabilité de ceux qui, dans l’Eglise catholique, ont la charge de prêcher, évêques, prêtres et diacres. Mieux ils réalisent la permanence vivante des Juifs lisant et se nourrissant de leurs Écritures qui contiennent la Parole de Dieu, mieux ils pourront conduire le peuple chrétien dans cette découverte. Cette réflexion fait ressortir l’importance des journées que le Congrès juif mondial organise depuis quelques années à New York pour des cardinaux et des évêques, journées de rencontre avec les maîtres des yeshivoth et des séminaires du judaïsme orthodoxe. Je voudrais exprimer spécialement ici ma reconnaissance profonde pour le rabbin Israël Singer qui est l’initiateur de ces rencontres. Je veux aussi dès maintenant le remercier d’avoir accepté de parler ce lundi 5 décembre à l’École cathédrale de Paris devant des formateurs de prêtres ou de religieux et religieuses.
Plus globalement, les réformes liturgiques du Concile Vatican II ont été préparées au XXe siècle par les travaux de ce que nous avons appelé le « mouvement liturgique » qui a mis en évidence les racines juives de la liturgie chrétienne. La liturgie de la Messe, la liturgie eucharistique, est structurée selon la structure propre de la liturgie synagogale et de la liturgie du repas, l’une et l’autre étant dans la dépendance de la liturgie du Temple, même s’il nous est difficile de reconstituer celle-ci avec certitude. La louange que nous adressons à Dieu, le sacrifice que nous voulons lui offrir, nous ne pouvons nous-mêmes chrétiens les comprendre que sur l’arrière-fond de la liturgie que le peuple juif a célébrée et ne cesse de célébrer encore aujourd’hui.
Plus largement, la perception de l’origine juive de notre liturgie et de son lien avec celle du peuple juif est aussi une responsabilité pour nous, pasteurs de l’Eglise, pour que l’ensemble du peuple chrétien se sente stimulé, appelé à vivre avec plus de vérité ce qu’il célèbre. La louange de Dieu se vérifie dans la fraternité dont elle nous rend capables. La liturgie marque à la fois ce qui nous rapproche et ce qui nous distingue. La visite du Pape Jean-Paul II au Mur occidental, la possibilité qui lui a été donnée, comme elle l’est à tout pèlerin d’inscrire sa prière dans la prière des Juifs et l’accueil que le peuple d’Israël a fait de sa prière, cet ensemble représente un pas décisif de notre marche les uns vers les autres et les uns avec les autres.
Plus généralement désormais, la proximité dans la foi doit s’exprimer dans des actions communes. D’où, chers amis, l’enjeu des quelques opérations communes qui ont pu être menées ces dernières années, en Argentine au profit des personnes frappées par la crise économique, et ce que nous tâchons de préparer pour l’Afrique par la distribution de médicaments contre le Sida. Permettez-moi de mentionner aussi l’importance symbolique du travail accompli en Ukraine par l’Eglise catholique en lien avec le rabbinat pour retrouver les fosses communes des victimes juives des Einsatzgruppen afin de leur donner une sépulture et de les faire bénéficier d’une prière conforme à leur tradition. Là encore, il me semble que ce qui est engagé ne vaut pas seulement par la réparation du passé mais surtout comme préparation de l’avenir. Le respect rendu aux morts, le respect de la prière pour les morts, indiquent la manière dont les hommes se considèrent les uns les autres, dont ils voient dans autrui quelqu’un qui n’est pas seulement fait pour la mort, mais qui porte une part irréductible de la destinée de l’humanité.
C’est une joie pour nous tous et un encouragement précieux que de constater la fécondité des efforts entrepris. Il y a quelques années, au plus fort d’une série d’événements antisémites en France ; le Grand Rabbin de France, le Président de la Conférence des Évêques catholiques, le Recteur de la Mosquée de Paris étaient intervenus ensemble pour dire avec vigueur que ces actes ne pouvaient correspondre à la volonté de Dieu. Cette déclaration commune avait été suivie d’une baisse des actes antisémites, momentanée seulement hélas mais significative tout de même. L’an passé, une chaîne de télévision avait commencé une caricature calomnieuse du Pape Benoît XVI. Les autorités du CRIF sont intervenu publiquement pour dénoncer cette campagne avec nous. La réciprocité dans le dialogue et l’union dans l’action représentent des fruits substantiels des efforts accomplis depuis des décennies et accompagnés de beaucoup de peines et de souffrances.
Nous savons tous ici que la condition du dialogue est la franchise mutuelle. La franchise des personnes engagées dans les débuts du dialogue entre nous après la deuxième guerre mondiale, très particulièrement celle de Jules Isaac, a permis les avancées notables dont nous nous réjouissons aujourd’hui. Toute occasion de nous connaître mieux, toute occasion de nous estimer personnellement, est un gage de notre marche commune vers le Dieu unique qui nous appelle. Que nous ayons su, dans les dernières années, nous exposer clairement les problèmes qui surgissaient dans nos mémoires, nous permet de connaître aujourd’hui entre nous, je crois, un climat de vérité et d’humilité. La responsabilité et la reconnaissance humble des problèmes rencontrés jour après jour permettent à la fraternité de tenir et de croître. Il me semble que nous parvenons à avancer dans le dialogue sans renoncer à rien de nos convictions, de nos traditions, de nos dogmes et de notre morale, ni de notre effort de transmission à notre jeunesse. Le dialogue ne se nourrit pas du relativisme ; bien au contraire, il est la rencontre de frères qui sont conscients des dons reçus et osent se les exposer l’un à l’autre. Sans doute, la qualité qui a été atteinte dans nos relations peut-elle nous servir de guide pour le dialogue que nous cherchons à approfondir avec les autres religions. Puissions-nous nous entraider à ouvrer au nom des Lois reçues sur le Mont Sinaï. Le monde a grand besoin de cet effort commun ; il y va de sa paix.
Je vous remercie.
+ André Vingt-Trois,
archevêque de Paris