Damien De Veuster, le missionnaire le plus heureux du monde
Mission de l’Eglise n°164, juillet-septembre 2009.
Le 11 octobre 2009, le Pape Benoît XVI canonisera un lépreux, Damien De Veuster, « prêtre-missionnaire » de la Congrégation des Sacrés Cœurs de Jésus et de Marie (Picpus). Peut être est-ce la première fois que l’Église catholique introduit dans « l’immense cortège » de ses saints un de ses membres souffrant de cette maladie. Un missionnaire catholique de la fin du dix-neuvième siècle soignant les lépreux et contaminé lui-même n’a, finalement, rien d’exceptionnel. Cependant, la personnalité et l’itinéraire du père Damien ne peuvent laisser indifférents. Gandhi, lui-même, s’est interrogé à son sujet :
« L’Église compte parmi les siens des milliers d’hommes qui, à son exemple, ont sacrifié leur vie au service des lépreux. Il vaudrait la peine de rechercher à quelle source s’alimente un tel héroïsme. »
Celui qui devait devenir le père Damien nait le 3 janvier 1840.
Il est baptisé le jour-même et reçoit le prénom de Joseph. Il est le septième enfant de fermiers aisés. De son enfance et de sa jeunesse dans la paroisse rurale de Tremelo dans le Brabant flamand à quelques kilomètres de Leuven (Louvain), ses biographes n’ont récolté que quelques anecdotes qui fleurent bon l’hagiographie. Ses parents avaient des projets pour lui. A 18 ans, il leur annonce que
« la volonté de Dieu est qu’il quitte le monde pour embrasser la vie religieuse ».
La formule est des plus traditionnelles. La suite ne l’est pas.
Un de ses frères est déjà au couvent de la Congrégation des Sacrés Cœurs à Louvain. Cette famille religieuse fondée à Poitiers, en 1800, par le père Marie-Joseph Coudrin et la mère Henriette Aymer de la Chevalerie, s’est d’abord développée en France à partir de la maison-mère sise rue de Picpus, à Paris. Dès 1825, le St Siège confie à la Congrégation l’évangélisation de l’Océanie orientale. L’année suivante un premier groupe de missionnaires s’embarque pour les îles Hawaï. En 1840, le couvent de Leuven est ouvert avec la mission de drainer des vocations missionnaires de Belgique, Hollande et Allemagne. C’est là que Joseph rejoint son aîné.
On étend sur lui le drap mortuaire,
en signe de mort à une vie ancienne
Le 2 février 1859, il commence le noviciat et Joseph devient Damien. Le 7 octobre 1860, à Paris, il prononce ses vœux perpétuels « comme frère de la Congrégation des Sacrés Cœurs de Jésus et de Marie au service desquels », il déclare vouloir « vivre et mourir. » Ensuite, prosterné sur le dallage de la chapelle de la rue de Picpus, on étend sur lui le drap mortuaire, en signe de mort à une vie ancienne afin de naître à une vie nouvelle à la suite du Christ. Ce rite qui, aujourd’hui, nous paraît étrange, va le marquer pour la vie. Il ouvre pour lui le chemin du don de sa vie qu’il va pousser jusqu’à l’extrême.
À Paris et ensuite à Leuven, il poursuit ses études avec sérieux et ténacité. En 1863, son frère reçoit son obédience pour l’Océanie. Malade, il ne peut embarquer. Damien saisit l’occasion au vol et sollicite du Supérieur général l’autorisation de partir à sa place alors que sa formation est loin d’être achevée.
Le 30 octobre, il embarque à Brème pour les îles Hawaï.
Le voici engagé plus vite que prévu, dans une aventure qui l’a fait souvent rêver et s’identifier à saint François Xavier comme tant d’autres jeunes hommes de son époque. Cependant, c’est le cœur gros qu’il quitte sa chère Flandre natale dont la terre va encore longtemps coller à son cœur et à ses semelles. Mais, n’est-ce pas
« le Sauveur lui-même qui nous dit comme à ses premiers apôtres : Allez... » ?
Aussitôt ordonné (le 21 mai 1864), le voici
« lancé sur les plages lointaines de l’Océanie à la recherche des brebis égarées.. . »
Pendant neuf ans, il va arpenter à pied ou à cheval les terres volcaniques de la grande île d’Hawaï, baptisant, catéchisant, bâtissant églises et écoles. Très vite, il sait trouver les mots et les gestes pour établir le contact avec les autochtones :
« J’aime beaucoup, écrit-il, mes pauvres insulaires. Je donnerai volontiers ma vie pour eux comme l’a fait notre divin Sauveur. Aussi, je ne m’épargne pas lorsqu’il s’agit d’aller voir des malades à 7 ou 8 lieux ... J’ai bien des croix et des misères ici, cependant je m’estime très heureux ».
Damien est un missionnaire heureux.
Au gré de ses visites dans les villages, terrés au fond de leur case, il découvre des lépreux pourchassés. Depuis 1840, la lèpre a fait son apparition dans l’archipel et progresse inexorablement au point que le gouvernement royal a décrété une ségrégation des malades qui sont confinés sur une partie de l’île de Molokaï difficilement accessible. En théorie, un comité gouvernemental est chargé de la gestion de cette colonie de lépreux. En fait, la peur de la lèpre et l’incurie ordinaire d’une administration en ont fait une zone de non-droit.
Tous les bien-pensants de Honolulu
se lamentent dans les journaux.
Le père Damien et ses confrères ne sont pas étonnés lorsqu’en mai 1873, ils entendent Mgr Maigret, vicaire apostolique de l’archipel demander des volontaires pour assurer une présence tournante à Molokaï. Les candidats ne manquent pas et parmi eux Damien n’est pas le moins empressé :
« Ayant passé sous le drap mortuaire, le jour de mes vœux, je crus de mon devoir de m’offrir ... ».
Le 10 mai 1873, accompagné de son Evêque, il débarque sur la presqu’île sans autre bagage que son bréviaire. Il dort sous un arbre près de la chapelle. Les premiers temps sont difficiles.
« Les lépreux sont très hideux à voir, écrit-il, mais ils ont une âme rachetée au prix du Sang adorable de notre divin Sauveur. Si je ne puis les guérir comme notre Seigneur, au moins puis-je les consoler... »
Mais, ajoute-t-il,
« vous connaissez ma conviction, je veux me sacrifier aux pauvres lépreux ... »
Et sa conviction l’emporte, il restera définitivement à Molokaï !
Les initiatives se succèdent à perdre haleine
Sans répit, il visite les malades - 800 à son arrivée. L’œil avisé du paysan flamand ne tarde pas à percevoir d’autres besoins. Tendre la main au lépreux comme le Christ entraîne bien au-delà de la catéchèse, de la célébration des sacrements et des soins à domicile. Dès lors, les initiatives se succèdent à perdre haleine : rénovation et assainissement de l’habitat, adduction d’eau, construction d’une route, ouverture d’un orphelinat et d’un magasin sans oublier l’organisation de courses de chevaux et la création d’une fanfare !
Certes, la lèpre reste inguérissable même si le père Damien s’ingénie à dénicher les meilleures thérapies disponibles à l’époque. Les premiers visiteurs alertés par les échos de son travail au service des lépreux en sont témoins : là où, hier, régnait la loi de la jungle, s’épanouit une communauté où le plus faible a sa place, la première ! Aimant les lépreux à la manière du Christ Serviteur qu’il a fait vœux de suivre, Damien met en œuvre la puissance de sa Résurrection dans ce lieu de mort. Seul l’amour qui se livre dans l’humble service est capable de faire refleurir les déserts d’humanité.
Les difficultés ne manquent pas
au missionnaire de Molokaï.
Quelquefois la rugosité ou l’impétuosité de son tempérament en rajoutent ! Cependant,
« mon plus grand bonheur, écrit-il, est de servir le Seigneur dans ses pauvres enfants rejetés ... »
Prend-il toutes les précautions qui s’imposent à qui vit au milieu des lépreux. Très rapidement, il s’est affranchi des strictes consignes reçues des médecins et de ses Supérieurs. Comment pouvoir dire « Nous autres lépreux ..." comme il aime le répéter en chaire, sans les toucher ou prendre la nourriture à la main dans le plat familial ?
Damien a du mal à accepter, mais la réalité est bien là. En 1885, les premiers symptômes de la lèpre apparaissent sur son corps. Mois après mois, le lourd manteau de la lèpre le recouvre comme naguère le drap mortuaire de sa profession.
« C’est bien par le souvenir, écrit-il à son évêque, d’avoir été couché sous le drap mortuaire, le jour de mes voeux, que j’ai bravé le danger de contracter cette terrible maladie en faisant mon devoir ici et tâchant de mourir de plus en plus à moi-même. »
La maladie dégradante,
les angoisses de la solitude,
les incompréhensions, les calomnies ...
À la maladie terriblement dégradante pour lui si vigoureux, viennent s’ajouter les angoisses de la solitude, les incompréhensions sinon la jalousie de ses supérieurs, les calomnies ... Et pourtant, au fil de sa plume, sautillent des éclats d’un « étrange bonheur ».
« La joie et le contentement du cœur que me procurent les Sacrés Cœurs font que je me crois être le missionnaire le plus heureux du monde. »
Celui qui veut trouver pour s’y désaltérer, la source de l’héroïque compassion et le secret du bonheur de Damien le lépreux, doit le rejoindre dans son adoration matinale et sa messe quotidienne :
« Sans la présence de notre divin Maître à l’autel de mes pauvres chapelles, je n’aurais pas pu persévérer à jeter mon sort avec les lépreux de Molokaï ... Comme la sainte communion est le Pain de tous les jours, je me sens heureux. »
Depuis le drap mortuaire de sa profession religieuse, l’adorateur de Molokaï a toujours cherché à servir les plus « pauvres parmi les pauvres » au prix d’une vie offerte sans réserve comme on répond à un appel. Le lundi saint, 15 avril 1889, » le bon Dieu l’appelle a célébrer les Pâques avec Lui ».
Le grain tombé dans la terre de Molokaï porte du fruit bien au-delà de ces rivages sinistres : la bienheureuse Marianne Cope, le bienheureux Eustache van Lieshout, Raoul Follereau, Mère Teresa, sœur Emmannuelle et bien d’autres anonymes n’hésiteront pas à dire combien le « missionnaire-lépreux » de Molokaï a inspiré et soutenu leur engagement.
« Comme un frère aîné, désormais conformé au Christ, affirmera Jean Paul II au soir de sa béatification, Damien vous montre le chemin de la sainteté et le secret du bonheur sans fin ! »
Bernard Couronne, ss.cc.
(Paru dans Mission de l’Eglise n°164, juillet-septembre 2009
les illustrations et les notes de bas de page n’ont pas été reproduites.
Les inter-titres ne figurent pas dans la revue)