Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - 30e Dimanche Temps ordinaire – Année A

Dimanche 23 octobre 2011 - Cathédrale Notre-Dame

La question des pharisiens autour du grand commandement manifeste l’éparpillement de leurs pratiques et la perte de l’unité des commandements de Dieu. La réponse de Jésus permet d’unifier notre pratique chrétienne sans nous perdre dans un empilement de préceptes et de gestes.

 Ex 22, 20-26 ; Ps 17, 2-4.20.47.51 ; 1 Th 1, 5c-10 ; Mt 22, 34-40

Frères et Sœurs,

Dans l’Évangile de saint Matthieu, le récit de la fin du ministère public de Jésus rassemble un certain nombre de controverses suscitées autour de lui. Dimanche dernier, nous avons entendue comment les pharisiens tentaient de piéger Jésus en lui demandant s’il convenait ou non de payer l’impôt à César. Après la question des saducéens sur la résurrection, nous entendons aujourd’hui comment, dans le passage suivant de l’Évangile, les pharisiens cherchent à prendre Jésus en défaut en lui demandant quel est le grand le commandement. (Mt 22, 36)

Pour comprendre la difficulté posée par cette question, il nous faut chasser de notre esprit une vision trop critique et trop noire du rôle des pharisiens dans le judaïsme au temps de Jésus. Nous avons quelquefois tendance à les considérer comme les « mauvais élèves » de la religion, alors qu’ils en sont au contraire les plus assidus. L’objectif constant de leurs efforts et de progresser dans l’obéissance aux commandements de Dieu et de correspondre le plus parfaitement possible aux exigences qu’ils proposent. Pour cela, ils ont - en termes modernes - décliné ces commandements : à partir des Dix Paroles reçues par Moïse au Mont Sinaï, ils ont détaillé plus de six cents préceptes qui explicitent comment observer les Dix Paroles dans toutes les situations concrètes de la vie de l’homme au long de toute son existence, comme au cours de chacune de ses journées. Intégrer ces six cents préceptes représentait un bel effort de mémoire, mais induisait également une complexité certaine de l’existence. Toute activité, toute situation devait être rattachée à une application définie des commandements. Les pharisiens étaient donc les plus zélés dans l’observance de la Loi. Saint Paul ne revendiquera-t-il pas d’avoir été « pharisien quant à l’observance de la Loi » (Ph 3, 5) pour prouver qu’il excellait dans le judaïsme ?

Ainsi, la volonté incontestable de fidélité aux commandements et de perfection des pharisiens, au lieu d’ouvrir un chemin à la conversion, les conduisait à s’imposer des obstacles impossibles à surmonter. Ils formulaient des exigences qu’eux-mêmes ne pouvaient pas observer. Ils étaient prisonniers de cet émiettement de l’essentiel dans une foule de préceptes secondaires. C’est ce que Jésus leur reproche dans le chapitre suivant de l’Évangile (Mt 23) à propos du serment sur le Temple ou sur l’or du Temple. Nous comprenons donc que le défi qu’ils posent à Jésus dans le passage que nous avons entendu est un débat, pourrait-on dire, entre professionnels. Cette question est envisagée depuis la conviction des pharisiens qui est qu’une quantité considérable de préceptes assure seule la fidélité aux Dix commandements. Elle devient donc un piège : quoique Jésus choisisse, il trouvera parmi ses interlocuteurs des gens pour dire qu’il se trompe, qu’il est bien plus important de faire ceci ou de faire cela…

Comment Jésus sort-il de ce piège ? Il réoriente ce qu’il y a de positif dans la volonté d’obéir aux commandements de Dieu, en montrant l’unité de leur source pour échapper à l’éparpillement des préceptes. Le grand commandement, c’est celui qui est l’origine, la source et le pôle de compréhension de tous les autres. Le grand commandement, c’est d’adorer Dieu de toutes ses forces et le second, c’est d’aimer son prochain comme soi-même. Cela, les pharisiens le savent, mais, pour la première fois, ils entendent que ce second commandement est semblable au premier. Bien-sûr, ce n’est pas la même chose d’adorer Dieu ou d’aimer son prochain, mais Jésus révèle que c’est de valeur comparable. A travers l’unité de ces deux commandements, il veut manifester que la fidélité à l’appel de Dieu ne s’accomplit pas dans une infinité de préceptes tous plus particuliers les uns que les autres, mais dans l’enracinement de notre fidélité dans la communion avec Dieu.

Tout ceci pourrait nous sembler être un débat rabbinique dépassé. La problématique des pharisiens n’est pas forcément la nôtre ! Mais, il nous faut cependant nous interroger quelques instants. Si nous ne nous posons pas la question du grand commandement, ne cherchons-nous pas souvent à énoncer ce qu’il faut faire pour être chrétien ? Ne finissons-nous pas régulièrement par aligner des préceptes parfois un peu étranges, permettant d’investir notre désir d’être chrétien dans une diversité d’obligations, de gestes et de paroles que l’on peut toujours démultiplier ? Nous connaissons bien des gens autour de nous pour qui la vie chrétienne est un empilement de pratiques. Nous devons respecter leur intention d’être fidèles à Dieu, mais nous pouvons néanmoins nous interroger pour savoir quel est le but de ces pratiques. S’agit-il de garantir notre fidélité ou de tourner vraiment notre vie vers le Seigneur ? Être chrétien, c’est croire en Dieu de toutes nos forces et mettre en œuvre notre foi par une prière conforme à ce que le Seigneur nous a enseigné, et non pas conforme à notre imagination, nos goûts ou nos fantaisies. Être chrétien, c’est aimer notre prochain comme nous-mêmes, en sachant que le prochain ne porte pas une pancarte autour du cou pour se signaler à notre attention. Vous vous souvenez que pour Jésus, mon prochain est celui de qui je me fais proche. Aimer notre prochain comme nous-mêmes, c’est être constamment disponible et attentif à l’égard de nos frères. C’est laisser ce dynamisme de l’amour nous conduire à trouver des gestes et des paroles pour manifester notre bienveillance.

N’est-il pas bon que, de temps en temps, l’Évangile nous ramène au cœur de la foi en Dieu et au cœur de la charité à l’égard du prochain. Il nous replonge ainsi dans l’espérance : nous pouvons mettre en pratique tous les commandements de Dieu parce qu’ils se résument tous en un seul : « aimer Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit … aimer son prochain comme soi-même » (Mt 22, 37.39). Dieu n’a pas envoyé son Fils pour nous compliquer le chemin, mais pour ouvrir un chemin devant tout homme. Il ne l’a pas envoyé pour ajouter des exigences à d’autres exigences, mais pour rassembler notre attention sur la seule exigence qui se déploie à travers toutes les circonstances de la vie.

Prions le Seigneur, pour que la Bonne nouvelle dont nous sommes les témoins ne soit par reçue par les hommes et les femmes qui nous entourent comme une sorte de chape de plomb que l’on voudrait plaquer sur leur vie. Qu’elle soit accueillie comme un chemin de liberté qui ouvre nos cœurs à l’amour de Dieu et à l’amour de nos frères. Amen.

+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris

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