Intervention du cardinal André Vingt-Trois lors du colloque « en paroisse au service de l’Education »

École Cathédrale – Samedi 12 avril 2008

En quoi cela intéresse-t-il notre diocèse ? Que veut-on ?

Les quelques réflexions que je vais vous proposer s’inscrivent dans l’actualité de ces jours-ci. Si j’en crois les journaux et les informations, divers mouvements de jeunes lycéens se répandent dans les rues. Les lycéens expriment bien sûr quelque chose de ce qu’ils ressentent mais ils expriment aussi quelque chose de ce que ressent notre société. Ils permettent à une partie des adultes qui ont la charge de leur éducation d’exprimer en même temps leur propre malaise et leurs propres difficultés. Je pars de là car je pense que ces mouvements sporadiques qui se produisent à intervalles variables expriment quelque chose de plus profond que les difficultés concrètes qui les causent immédiatement.

Pour comprendre ces mouvements plus profonds, il faut nous rendre conscient de ce que j’appellerai un sentiment ambivalent qui traverse notre société : l’enfant y est à la fois l’objet absolu de tous les désirs et le péri redouté. Dans notre société, si nous prenons l’enfant comme un sujet symbolique (je ne parle pas de tel enfant en particulier), dans notre société l’enfant est à la fois celui que l’on désire et celui que l’on redoute. Quand on le désire, c’est à tout prix, puisqu’il doit satisfaire quelque chose de nos attentes, et si on le redoute c’est que la déception sera à la mesure du désir : on a tellement investi, dans notre tête sinon dans la réalité, dans l’image future de cet enfant que jamais ni aucun enfant réel, Pierre, Paul, Jacques ou Mathilde, ni aucun système éducatif, ni aucune famille, ni aucune réalisation ne permettront d’atteindre les buts que l’on s’est fixés. Cette relation ambivalente à l’enfant est donc tout à la fois l’objet d’un ressentiment profond, d’une déception et d’une révolte. De cela nous sommes témoins à travers la vie de notre société. Essayons de réfléchir un peu plus avant en nous demandant ce qui pourrait changer.
Nous sommes confrontés à deux questions : une question que l’on peut appeler la question de la transmission, et une autre que l’on peut appeler la question de l’intégration.

Prenons d’abord la question de l’intégration. Comment une société comme la nôtre est-elle prêtre à intégrer sa jeunesse ? Il y a quelques années, en rencontrant des chefs d’entreprise de tailles diverses : il y avait le patron d’une petite usine de 200 employés et des artisans, menuisiers, boulangers, etc., en discutant avec eux une soirée, j’avais été frappé que quelle que soit leur situation économique, quel que soit leur âge aussi d’ailleurs, ce qu’ils craignaient le plus, c’était d’embaucher des jeunes. Tout le reste, ils s’en débrouillaient mais embaucher des jeunes, c’était pour eux l’aventure absolue, et l’aventure absolue qu’ils n’étaient pas prêts à courir. Comme c’étaient de braves gens, sympathiques et généreux, cette réticence qui se faisait jour à travers leurs propos faisait réfléchir. Comment notre société est-elle prête à intégrer sa jeunesse, sous l’angle du travail bien sûr, mais pas seulement sous l’angle du travail, sous l’angle aussi d’une vie sociale intégrée ? Et quoi transmettre ?
La question de la transmission nous l’abordons souvent sous l’angle pédagogique. Nous ne savons pas faire. Nous cherchons de tous côtés dans l’espoir de trouver la formule qui permettra d’être « compris » des jeunes. C’est une question pédagogique permanente qui s’est posée et se posera à travers toutes les générations. Il me semble qu’il y a une question plus profonde : que veut-on leur transmettre ? Dans la crise de la transmission, il n’y a pas seulement une difficulté pédagogique : comment s’adresser aux jeunes ? Il y a une difficulté personnelle pour celui qui est en situation de transmettre, celle de savoir de quoi il est convaincu au point de se considérer comme ayant le droit de chercher à le transmettre à la génération suivante ? Regardez les grands-mères, leurs mœurs, la manière dont elles ont conduit leur vie, ce qu’elles ont vécu avec bonheur et conviction, et mesurez leur inhibition à penser qu’elles peuvent dire à leurs petits-enfants que c’est cela la bonne manière de vivre. Il y a une quinzaine ou une vingtaine d’années, les jeunes qui vivaient en couple sans se marier étaient quand même beaucoup plus rares qu’aujourd’hui ; déjà la génération de leurs parents et même de leurs grands-parents, n’était plus très sûre qu’il était mieux de se marier ; aujourd’hui, ils sont beaucoup plus convaincus que cela n’a aucune importance : cela ne veut pas dire qu’ils renient ce qu’ils ont vécu mais cela fait qu’ils ne se sentent pas habilités à transmettre un code de vie, un code social. Le but n’en serait pourtant pas que les enfants fassent comme leurs parents mais de correspondre au fait qu’une société est fondée sur un certain nombre de codes. Ainsi, la question de la transmission, si je la transpose dans un autre domaine que le mariage, la question de la transmission quant à la Trinité, par exemple, n’est pas le problème métaphasique de savoir comment dire telle réalité, mais d’abord de savoir que dire. Prenons la question de la célébration de l’eucharistie le dimanche ; sans doute, selon le programme musical et le menu artistique, elle plus ou moins attrayante, mais ultimement on sait bien que cela n’est pas pour l’attraction artistique que l’on va à l’église. Qu’elle est notre conviction ? Sommes-nous des chrétiens convaincus que la foi est une réalité d’ordre vital ? Au total, dans la question de l’éducation, la première interrogation porte sur l’éducateur. A quoi veut-il intégrer ? Avons-nous des convictions assez motivées pour pouvoir, non pas dire que notre société telle qu’elle est est une société parfaite de sorte que la génération qui suit, si elle existe, ne peut que s’en accommoder, mais affirmer que notre société est une société suffisamment démocratique et évolutive pour qu’il faille en accepter les règles du jeu parce que c’est à travers ces règles du jeu que quelque chose pourra changer ? Sommes-nous assez convaincus que la stabilité familiale est une question d’équilibre pour des enfants ? Sommes-nous assez convaincus, comme le disait le Code Civil, que toutes les obligations qui pèsent sur les parents sont formulées au bénéfice de l’enfant et non pas au bénéfice des parents ? Je ne poursuis pas davantage : sur ce point, vous voyez ce que je veux dire.

J’essaye maintenant de réfléchir à ce que cela veut dire dans l’Église. Car cette difficulté de notre vie sociale : comment intégrer notre jeunesse et comment lui transmettre quelque chose, une difficulté centrale de notre vie ecclésiale. Je dirais même aussi, avec tous les accommodements que vous voudrez, que le phénomène de désir et de rejet que j’ai évoqué tout à l’heur,e je le rencontre quotidiennement au cœur de notre pastorale. Les « jeunes », - on ne sait pas trop qui ils sont d’ailleurs mais cela n’a pas d’importance puisqu’on ne les voit pas -, les « jeunes » sont ceux dont tout le monde dit qu’ils ne sont pas là et dont tous rêvent qu’ils soient là, ce sont les enfants désirés de nos paroisses, et quand, par malheur, il y en a 15 qui viennent à la messe, on ne sait plus quoi en faire ! Ils sont les enfants du désir et ils sont un embarras. Cette situation n’est pas extraordinaire, c’est toujours comme cela. Regardons comment a fonctionné le dispositif pastoral : nous nous apercevrons qu’il est très bien pour le déroulement de nos activités dominicales et annexes mais que le reste des activités possibles et de la vie a été gentiment orienté vers des branches spécialisées qui n’interfèrent pas trop avec le déroulement de la vie habituelle. Dans le meilleur des cas à Paris, je ne parle pas de la France entière, je crois qu’il y a un certain nombre de paroisses où des curés généreux étaient prêts à payer pour qu’il y ait un local pour les jeunes, ils étaient même presque prêts pour qu’il y ait un prêtre qui s’en occupe, pourvu que ce soit bien localisé, et que cela n’interfère pas avec le reste. Moi, enfant, il y a longtemps, j’ai connu des paroisses parisiennes dont certains nous disent aujourd’hui qu’elles étaient bourrées de jeunes, etc. ; je peux vous dire qu’il n’y avait pas un jeune vivant à la messe le dimanche, parce que la paroisse, généreusement, avait à 300 m de l’église un local spécialisé que l’on appelait patronage où l’on regroupait les enfants non seulement pour les loisirs mais aussi pour la messe du dimanche. Les enfants allaient à la messe, certes, mais pas dans la paroisse ; ils allaient à la messe de l’autre côté. Je ne dis pas cela par esprit critique ou moquerie, mais parce que c’était notre manière de traiter le problème. Peut-être cela correspondait-il aussi à une époque où le nombre et les moyens permettaient de spécialiser les fonctions, mais nous n’en avons plus ni le nombre ni les moyens. Alors il nous faut bien faire face avec les moyens que nous avons.

Nous devons faire face à la question qui est une question réelle : comment nos communautés chrétiennes sont-elles prêtres à accueillir et à faire leur place à des jeunes ?

On peut affronter cette question de manière très pratique, dans des activités habituelles. Tout le monde sait très bien, par exemple, que si on propose à un jeune de participer à une activité donnée, il y participera à sa manière : il ne sera pas fiable, il faudra aller le chercher par la main 10 mn avant que cela commence parce que, bien qu’il ait promis d’en être, il n’est pas là ; s’il avait promis de préparer quelque chose ce ne sera pas forcément fait, et si c’est fait, ce ne sera pas fait comme on aurait voulu ; si c’est fait comme on aurait voulu, ce ne sera pas au bon moment, etc. Vous viviez cela dans vos familles. Mais comme nous avons un vision très perfectionniste de nos activités, nous ne supportons pas cet amateurisme, c’est pourquoi on relègue le jeune dans le rangement des chaises et dans le balayage de la salle ce qu’ils ne savent pas faire. Ce fonctionnement rend de plus en plus difficile l’intégration. Si on veut vraiment qu’il y ait une participation, il faut que, dans les activités habituelles, nous nous exercions à accueillir la participation des jeunes. Cela veut dire que, dans nos organisations, dans l’organigramme de nos paroisses, les activités de jeunes ne doivent pas être orientées vers une dérivation mystérieuse à adresse inconnue, elles doivent être au cœur de nos activités. Notre souci doit être non seulement que les jeunes participent aux activités de jeunes, mais aussi qu’ils aient leur place dans nos activités. On s’étonne que des jeunes n’aient pas envie de venir à la messe où ils s’ennuient (probablement pas beaucoup plus que les adultes, mais ils supportent moins de s’ennuyer), mais dans la Messe, on n’a rien à leur demander, si bien que s’ils n’étaient pas là, cela se passerait aussi bien. Pour qu’ils comprennent que leur absence fait que tout ne se passe pas si bien, il faut que nous sachions montrer ce qu’ils font, en tant que jeunes, lorsqu’ils sont là. Quel est leur rôle au milieu de nous ? Qu’attendons-nous d’eux ?

A ces questions, nous ne pouvons plus continuer de répondre par des organisations séparées. Qu’il y ait des mouvements de jeune,s c’est très bien et c’est nécessaire, parce qu’il est nécessaire aussi que les jeunes se retrouvent ensemble, mais que la communauté paroissiale puisse fonctionner sans la participation de ses membres les plus jeunes, cela ce n’est pas bien. Pour en sortir, il faut que nous découvrions comment nous pouvons devenir davantage capables de faire quelque chose avec des jeunes. Vous allez en découvrir aujourd’hui quelques exemples à travers différentes expériences, qui ne seront pas, je l’espère, seulement des expériences pédagogiques mais aussi des expériences de vie commune partagée avec des jeunes.

Je vous souhaite un bon courage pour la suite de cette journée, et une bonne fête du Bon Pasteur. Merci.

André cardinal Vingt-Trois
archevêque de Paris

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