Appel à la mission - Assemblée diocésaine
Assemblée des Conseils Pastoraux le 13 janvier 2001 à Saint-Sulpice.
« Va au large ! »
Si aujourd’hui nous achevons le temps du Jubilé par une sorte de bilan, c’est, comme le Pape nous y invite, pour nous ouvrir à l’avenir. L’avenir commence à tout moment, mais il se prépare.
Voilà pourquoi je propose au diocèse entier, et d’abord à vous qui êtes des responsables, de prendre le temps de réfléchir, de "programmer". Vous découvrirez en quels termes provocants le Pape parle du « programme » [1]. C’est simple : « le programme, c’est le Christ. Contemplons-le ». Ensuite, pour les moyens à mettre en œuvre, nous ferons appel à toutes les ressources de notre intelligence, de notre audace, de notre générosité, de notre foi et de notre amour.
Notre travail va durer d’aujourd’hui jusqu’à la Pentecôte 2002 où nous aurons une Assemblée diocésaine. Nous marquerons une étape à la Pentecôte de cette année, le samedi 9 juin 2001.
D’ici là, je voudrais que nous travaillions pour comprendre ce que Dieu attend de nous, pour reconnaître tout ce qu’il nous a donné et découvrir la grâce qui nous est faite, dans le temps qui est le nôtre et à l’endroit où le Seigneur nous a placés.
Nous sommes dans un endroit stratégique. Je ne dis pas cela parce que « Paris, c’est Paris » mais parce que la capitale est un creuset où tant d’hommes et de femmes, de toutes conditions et toutes origines, se retrouvent, se confrontent, s’affrontent ; où se côtoient tant de beautés et tant de laideurs, tant de générosités et tant de péchés et de tentations, tant d’argent et tant de pauvreté. Ce n’est pas un coin tranquille, mais dur, fort.
Pourquoi Dieu nous a-t-il placés là ? Pour mener à l’abri notre petite vie ? Pour être chrétien à l’aise ? Pour cultiver notre jardin, comme jadis les curés de campagne cultivaient des roses trémières ? Cela ne les empêchait d’ailleurs pas d’aller voir la vieille grand-mère souffrante, de tirer l’oreille du gamin qui avait chapardé des poires, de réconcilier le boucher avec la crémière, d’aider le petit gars à son départ pour le lycée ou pour l’armée. Nous rêvons de ce temps-là : les fêtes, les processions dans les champs... Comme c’était beau !
Ne rêvons plus, c’est fini ! Ce n’est pas notre temps, ni notre lieu.
Où vivons-nous ? Entre Montparnasse et Montmartre, entre la porte d’Orléans et la porte de Clignancourt, entre Belleville, la Goutte d’Or et Passy, entre Saint Lazare et Austerlitz... C’est cela notre monde. Dieu nous a placés là. Pourquoi ? Pour qui ?
Pour nous ? Oui, puisque nous y sommes. Mais aussi pour nos frères ! Pourquoi donc ? Pour leur annoncer la magnificence de l’amour que Dieu a pour eux, pour leur apporter l’Evangile.
Ne pensez pas que je sois en train de commenter des sondages où, nous explique-t-on, l’on voit le catholicisme reculer, l’islam s’avancer, le bouddhisme faire des petits pas sur le côté, etc. Cela n’est pas notre propos. Nous ne sommes pas des comptables de la religion, laissons cela au Ministère des Finances ou à l’INSEE...
Pourquoi sommes-nous là ? Parce que sous nos yeux apparaît un monde nouveau !
On ne cesse de le dire, et les jeunes en particulier. Il est comme il est, ce monde nouveau. Il est peut-être fou, voire dangereux et peut-être magnifique ; il est capable d’apporter des merveilles et de provoquer des guerres mondiales, il est injuste et il est plein d’espérance.
Ce monde nouveau, c’est le nôtre. Il est là et il a besoin d’entendre l’annonce de l’Evangile. Pourquoi ? Parce que Dieu l’aime, parce que le Christ est venu pour nous sauver. Le Christ dont nous avons célébré le deuxième millénaire est là présent, au milieu de nous. Il nous destine, nous son Eglise, à être sa présence pour ce monde. Il nous a appelé et rassemblé précisément pour que nous accomplissions sa mission, notre mission, la sienne qu’il nous partage.
Nous avons cette chance inouïe de vivre à une époque où l’Evangile est à l’état jaillissant, et sa force bouleverse et purifie les cœurs. Bien sûr, toutes sortes de contradictions et de tentations se font jour dans notre société. Et alors ? Premièrement, il en a toujours été ainsi, étant donné ce qu’est l’espèce humaine, ce que nous sommes les uns et les autres. Deuxièmement, le mystère du Christ mort et ressuscité, c’est le mystère d’un amour qui va jusqu’au bout de soi-même et au-delà de soi-même, amour plus grand que nos forces car il vient de Dieu.
Oh ! Nous ne bâtissons pas des pyramides, nous ne sommes pas des pharaons et ne prétendons pas édifier une civilisation impérissable. L’expérience nous a appris qu’il faut laisser du travail aux archéologues de l’avenir : un jour, ce que nous avons construit sera peut-être enfoui sous des amas de terre que des générations futures déblaieront, à l’affût de la moindre trace...
Le Royaume de Dieu, lui, se construit dans l’invisible des vies humaines qui s’assemblent dans l’amour. Chacune est infiniment précieuse. Nous sommes responsables d’annoncer à d’autres cet amour et cette vie. Voilà la mission !
« Va au large » commande Jésus à Pierre, « Jette le filet ». Alors ne dites pas : « Ecoute, Seigneur, j’étais bien installé, j’avais mon curé, ma chaise à l’église ; quand j’étais petit, j’ai obéi à mon papa et à ma maman, maintenant les jeunes n’obéissent plus à personne... Il y avait le catéchisme, il n’y en a plus. Qu’est-ce qu’on va devenir ? » Tout cela n’a pas d’importance ! Seul compte ce que nous allons faire ensemble parce que Dieu nous le demande.
Nous sommes sur la ligne de fracture de l’amour. Nous sommes embarqués. Dans un séisme, on ne choisit pas : pourquoi moi ? Pourquoi pas lui ? Serais-je plus capable de résister ? Non, mais il se trouve que je suis là, que nous sommes là. Nous, tels que nous sommes, les catholiques de Paris.
Certes, nos contemporains ont le même réflexe que nous. Ce réflexe de la mémoire d’une situation plus stable, où ils pouvaient compter sur une présence religieuse qui, dans les malheurs, était proche et aidait à faire face aux difficultés, qui apportait un signe secourable, qui participait à l’œuvre d’éducation des enfants ou d’assistance aux malades. Bref, on se souvient que les chrétiens ont fait tout cela au cours des siècles passés, et encore aujourd’hui, Dieu merci ! Et nos contemporains nous disent : « Alors que faites-vous ? On ne peut plus compter sur vous ? »
Même si nous étions dix fois moins nombreux, même s’il n’y avait qu’une poignée de chrétiens, comme ce fut le cas et ce l’est encore aujourd’hui dans bien des pays, nous savons ce que nous avons à faire. « Va au large, jette le filet ». Annonce l’amour, donne ce que tu reçois, donne plus que tu n’es capable de recevoir puisque ce que tu reçois, c’est l’amour dont Dieu t’aime, c’est l’Evangile. Partage l’Evangile, dis à tes frères ce que le Seigneur a fait pour toi.
C’est cela la mission, et non pas essayer de satisfaire chacun de nous selon ses désirs, car chacun trouverait dans le grand magasin Eglise l’article dont il rêve, au moment où il veut. Nous ne sommes pas un super-marché de la religion qui renouvèle ses produits en fonction des ventes !
Le Christ nous pousse et nous dit : « Va au large », va où tu n’as pas pied. Et si tu te mets à aimer, tu vas perdre pied...
Mais, direz-vous, ce discours enflammé, c’est du fanatisme ! On a travaillé toute la nuit en vain, on est harassé, on n’en peut plus, c’est trop ! « Va au large » ne cesse de répéter le Seigneur Jésus. Alors, répondez-lui : « Jésus, sur ta parole, je vais jeter le filet ».
En vous parlant, je me parle à moi-même, je vous dis ce que je me dis, ce que je pense que le Seigneur vous dit. Celui qui vous parle, c’est le Christ lui-même, je ne suis qu’un porte-voix. Il vous parle aussi, dans le fond de votre cœur. Il vous dit la parole que chacun de vous peut entendre, qui lui est destinée, ce à quoi il l’appelle.
Je commence à avoir de l’expérience ; j’ai vu bien des événements de la vie de l’Eglise. C’est mon "métier". J’en suis persuadé, cette force toujours neuve de l’Evangile est la caractéristique la plus fondamentale de l’Eglise, de la vie de l’Eglise. Le dire n’est pas de la naïveté mais du réalisme.
Et si je vous le dis, c’est parce que nous en avons reçu la preuve, pendant toutes ces années vécues ensemble, bien ou mal. Les uns ont pu traîner les pieds, d’autres ont accompli des choses formidables ; certains sont venus sur le tard, certains sont partis plus tôt... Il y a tous les cas possibles ! Mais si nous regardons maintenant ensemble ce que vous faites et vivez dans toutes les paroisses, si nous en écoutons le témoignage, nous verrons combien est prodigieux ce que le Seigneur réalise par nos mains. Nous ne nous rendons pas compte nous-mêmes de ce que nous pouvons faire, car c’est Dieu qui agit en nous, bien au-delà de nos propres forces. Mais en regardant les frères, nous voyons sans peine que c’est merveilleux. Et puisque Dieu a fait cela, il n’y a pas de raison que ce qu’il vous demande aujourd’hui, il ne vous en donne pas les moyens. Et je suis sûr , comme je suis sûr de lui, qu’à son appel des hommes et des femmes frapperont et diront : « Nous sommes là, nous voulons t’aider, toi ou le Seigneur qu’on ne connaît pas encore ».
Si nous ne sommes pas décidés à annoncer le Christ, comme tant de générations de chrétiens l’ont fait, l’Eglise sera réduite à n’être qu’une partie des meubles de notre société. Et les meubles peuvent être mangés par les termites, pourris par les champignons et tomber en ruines... Dans notre pays de magnifiques abbayes qui ont joué un rôle capital dans la vie de l’Eglise - je pense à Cluny - n’existent plus maintenant qu’en « virtuel », reconstituées en images électroniques ! Mais l’amour dont ces moines ont vécu est caché en Dieu. Ils prient pour nous auprès de Dieu. L’Eglise, ce n’est pas le champ de ruines, ce ne sont pas les pièces de musée. C’est la Jérusalem invisible dont nous faisons partie, qui traverse comme un feu l’histoire des hommes.
Ne nous accrochons pas à nos souvenirs comme un noyé à une poutre, alors que nous voulons répondre à l’appel du Seigneur : « Va au large ! »
Le but que je vous invite à poursuivre est d’accueillir en premier lieu tout ce que Dieu a suscité parmi nous dans le passé récent, mais pour vivre l’avenir. Le pape emploie une formule magnifique pour dire que le Jubilé est « à la fois un regard sur le passé et une prophétie de l’avenir, une prophétie du millénaire qui vient ». Toute cette force dont nous n’avons pas conscience, je souhaite qu’elle apparaisse à nos yeux, que nous la découvrions ensemble et que nous apprenions, calmement, paisiblement, sereinement, dans la foi, la charité et l’espérance, à la faire converger sur quelques objectifs fondamentaux.
Avec efficacité, souplesse et intelligence, avec amour pour notre temps. Le cœur pleinement habité par l’amour du Seigneur, allons au large !
Pour intérioriser les réflexions qui ont pu vous traverser l’esprit, nous allons chanter « La terre a donné son fruit ». Les couplets sont des paroles de Jésus dans l’Evangile selon saint Jean, tirées du Discours après la Cène : « Comme je demeure en vous, vous-mêmes demeurez en moi et vous porterez beaucoup de fruit ». Porter du fruit, c’est faire ce que Dieu attend de nous, les frères et les sœurs qu’il a donnés à son Fils. J’ai vu quels fruits le Seigneur a permis que vous portiez déjà, c’est pourquoi je vous appelle, comme votre Evêque, à les produire en surabondance, selon la parole du Seigneur (Jean 15, 16) pour que les hommes découvrent l’amour dont ils sont aimés, pour que Dieu soit glorifié et votre vie transfigurée.
Jean-Marie Cardinal Lustiger, le 13 janvier 2001
[1] Voir Jean-Paul II, Au début du nouveau millénaire, Lettre apostolique au terme du Grand Jubilé de l’an 2000