« Au cœur du paradoxe de la mort, il faut être en capacité de donner du sens »
Paris Notre-Dame du 13 novembre 2025
Connu pour avoir mis à l’abri le Saint-Sacrement et participé, entre autres, au sauvetage de la Sainte Couronne lors de l’incendie de Notre-Dame en 2019, le P. Jean-Marc Fournier, ancien aumônier de la Brigade des sapeurs-pompiers de Paris, était présent lors des trois attentats qui ont frappé Paris en 2015. Il revient sur la nuit du 13 novembre et donne des pistes d’espérance.
Propos recueillis par Marie-Charlotte Noulens
Paris Notre-Dame – En 2015, vous avez été mobilisé sur trois attentats : la rédaction de Charlie Hebdo, l’Hyper Casher et le Bataclan. Pourquoi faire appel à l’aumônier militaire au cœur de l’urgence ?
P. Jean-Marc Fournier – Depuis 742, des hommes de foi accompagnent les unités militaires. La mort est une hypothèse de travail pour les soldats. Or, il n’est absolument pas naturel d’être en permanence confronté à la mort, qu’elle soit donnée, reçue ou qu’on la côtoie. Ainsi, les aumôniers, experts de l’âme humaine, ont pour mission d’accompagner spirituellement les militaires et leur famille. Au cœur du paradoxe ou du non-sens de la mort, il faut être en capacité de lui donner du sens. C’est la raison pour laquelle on m’appelle sur les attentats et plus généralement sur les interventions. Il arrive que mon champ de mission s’élargisse avec un soutien spirituel pour les victimes ou les témoins d’actions violentes ayant entraîné la mort. Dans le cas des attentats de Charlie Hebdo, les membres non touchés de la rédaction ont été mis à l’abri et je suis resté avec eux car je sais qu’une fois la sidération et l’adrénaline dissipées, leur état psychologique peut se dégrader. Il est nécessaire d’être présent à ce moment-là.
P. N.-D. – La France commémore aujourd’hui les dix ans des attentats du 13 novembre. Pouvez-vous retracer cette soirée ?
J.-M. F. – On me téléphone, tard le soir, pour me dire qu’il y a des attentats multiples à Paris : ça tire de partout et il y a de nombreux morts. Je fonce vers l’État-Major de Champerret, dans le 17e arrondissement. D’ailleurs, tous les pompiers qui étaient sur la plaque parisienne – en repos ou en permission – ont rejoint les casernes. Le général Jean-Claude Gallet, général en second à l’époque, finit d’écouter un compte-rendu. Il me demande de prendre ma voiture avec un conducteur et le chef de cabinet, tous les deux pompiers également, pour me rendre sur place. Nous voilà partis à trois. L’effervescence de l’État-Major tranche avec les rues vides de Paris. Moi, je ne sais pas en détail ce qu’il se passe. Lorsque nous arrivons dans le 11e arrondissement, tout est désert. Il n’y a plus de lumière… On ressent tout de suite une sensation oppressante de ville fantôme. Nous nous arrêtons dans un boulevard parallèle au Bataclan et nous descendons de la voiture lorsque des policiers nous crient : « Cachez-vous, ça tire ! » Effectivement, on entend des coups de feu et on se jette de chaque côté de la voiture. Je rampe sous le véhicule pour rejoindre le conducteur et l’officier. Comme ancien militaire dans l’Infanterie de marine, ayant connu l’Afghanistan, j’ai encore des réflexes de combattant. Je prends l’initiative de gérer les déplacements sous le feu pour nous mettre à l’abri. Mes réflexes de survie sont devenus une seconde nature. On court jusqu’à un angle de rue et puis on rejoint une première courette déjà pleine de personnes qui cherchent à se protéger. On s’élance vers la courette d’après et là, nous tombons sur le premier point de rassemblement des victimes (PRV). Les terroristes étaient toujours au premier étage du Bataclan mais les pompiers commençaient à faire des évacuations des survivants ayant réussi à se sauver du rez-de-chaussée. Pendant à peu près une heure, on a fait du secourisme. C’était une scène de guerre. Face à l’afflux massif de blessés, le matériel de secours dont nous disposions ne suffisait pas. Pour arrêter les hémorragies, on était contraint de mettre les doigts dans les impacts de balle de kalachnikov et de faire des garrots avec nos ceintures. À la fin, ce sont les victimes elles-mêmes qui compressaient leurs blessures. Dans ces situations, il n’y a plus d’histoire d’aumônier, de lieutenant-colonel ou de soldat : il y a juste des pompiers. Une fois les victimes stables, on reçoit l’ordre de les emmener du PRV vers un restaurant japonais qui servait de centre de tri des blessés, pour ensuite les évacuer sur tous les hôpitaux parisiens. Au bout de plus d’une heure, il ne restait plus que six personnes, déjà décédées, à qui je donne l’absolution collective, car il y a peut-être des chrétiens parmi ces morts. Avec mes camarades, nous allons jusqu’à la salle de spectacle. L’assaut vient d’être donné et les gens continuent à sortir. Nous les évacuons par le balcon via quatre échelles, dont une que je tiens. Une fois l’évacuation terminée, le silence s’installe. On laisse le groupe de déminage passer, puis j’ai le droit de rentrer dans le Bataclan.
P. N.-D. – Quels sont les souvenirs de votre entrée dans la salle de spectacle après l’assaut ?
J.-M. F. – Ce qui m’avait déjà marqué, avant d’entrer, c’était la rivière de sang qui sortait du Bataclan pour rejoindre le trottoir. Les deux premières victimes décédées que j’aperçois sont les deux vigiles à l’entrée. La troisième victime me marque particulièrement. C’est une jeune femme qui est presque à l’entrée. Il ne lui reste que 50 cm pour sortir du Bataclan… Son visage est figé dans des traits de stupeur. Elle était en train de se sauver, elle pensait réussir à sortir mais elle a été fauchée au seuil. Depuis le début de la soirée, il y avait une réelle gravité dans l’action, mais pas aussi incarnée que les traits de cette jeune femme. Je rentre ensuite et je vois les scènes que tout le monde a déjà décrites : du sang partout, un désordre terrible et des monceaux de corps.
P. N.-D. – Que faites-vous ?
J.-M. F. – Ce que je remarque et qui me frappe beaucoup – un peu comme saint Paul « espérant contre toute espérance » (4 Rm, 18) –, c’est que dans cette scène de chaos, l’amour est plus fort que la violence. On voyait qu’au paroxysme de la violence, personne n’a essayé de se protéger soi-même, de prendre quelque chose pour le jeter sur les assaillants. Tout le monde a tenté de se sauver puis vous avez ultimement cet amour plus fort que la violence. Dans ces corps entremêlés, je vois des gens qui ont essayé de sauver ceux qu’ils aimaient, en faisant rempart de leur corps : des pères sur leurs enfants, des conjoints sur leur épouse… Pour moi, c’est un signe d’espérance. Une fois l’instinct de survie dépassé, l’amour vient mettre de l’ordre, vient triompher et donner du sens à la scène de chaos à laquelle j’assiste. Je donne l’absolution collective. Je reste prier un peu à l’intérieur puis c’est la fin de ma présence au Bataclan.
P. N.-D. – Y a-t-il eu un avant et un après attentat dans votre ministère ?
J.-M. F. – Les attentats de 2015 à Paris ont surtout marqué les familles des pompiers car beaucoup d’enfants ont somatisé. Ils savaient que papa ou maman était intervenu sur les attentats. Les familles m’ont contacté en nombre et je suis donc passé pour discuter un peu avec les enfants et essayer d’apporter un peu de sens là où il n’y a en pas.
P. N.-D. – Quel sens apportez-vous ?
J.-M. F. – Pour moi, les attentats sont la réalité du péché originel. À aucun moment, le Bon Dieu n’est responsable de cela. L’homme est libre de faire ça tout seul. Dieu est comme le père du Fils prodigue. Il est sur le bord de la route et Il attend qu’on revienne. Il ne cesse de nous manifester son amour mais sommes-nous toujours dans les bonnes dispositions pour le recevoir lorsque nous nous confrontons à la réalité de l’homme dans sa déchéance première ? C’est plus facile d’en parler dans les familles croyantes, qui vivent de l’espérance chrétienne et ont foi dans la vie éternelle : qu’on meure maintenant ou demain, qui peut rajouter une coudée à sa vie ? On est juste des pèlerins sur la Terre et cette notion de pèlerinage est une manière d’aborder plus sereinement un certain nombre de choses sans être tout de suite dans l’hystérie.
P. N.-D. – Que répondez-vous aux personnes qui pensent que, dix ans après, il est temps de tourner la page ?
J.-M. F. – Je pense que c’est une erreur absolue. Un peuple sans mémoire est un peuple sans racine, ballotté à l’air des vents et des idéologies qui participent à la faillite de la Nation. Il faut de la mémoire pour construire un chemin et aspirer à un futur. Il se trouve que – c’est la providence – je me suis retrouvé acteur dans chacun des changements de paradigme que notre société a vécus : en 2008, l’embuscade d’Uzbin en Afghanistan, les talibans tuent dix soldats français, le corps militaire est touché. En 2015, les attentats à Paris, cette fois c’est le corps social qui est touché ; les Français prennent alors conscience de la violence du monde. En 2019, Notre-Dame de Paris brûle, la France est touchée en son âme. Et de fait, ces trois changements de paradigme marquent, qu’on le veuille ou non, l’âme française. Ils restent dans la mémoire collective et ont profondément modifié le rapport à la société et la société elle-même.
P. N.-D. – La violence ne s’est pas amoindrie, ni en France, ni dans le monde. Quel serait votre message d’espérance ?
J.-M. F. – Pour l’incendie de Notre-Dame de Paris, l’enseignement est précis, simple et accessible : le vrai trésor, c’est le Christ, réellement présent dans l’eucharistie avec son corps, son âme, sa divinité, son humanité. Pour les attentats, l’enseignement est autre. Il nous dit de ne pas se méprendre sur la réalité violente du monde. C’est la prophétie d’Isaïe : vous êtes « comme un agneau conduit à l’abattoir ». Il faut accepter ce rapport de force. Mais l’autre l’enseignement de ces attentats, c’est aussi qu’il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime. L’amour du prochain signifie aussi passer par ce sacrifice ultime.