Catéchèse du cardinal André Vingt-Trois lors de la veillée de prière du lancement des JMJ de Cracovie 2016 - « Before JMJ »
Cathédrale Notre-Dame de Paris – Mercredi 6 avril 2016
– Voir le compte-rendu de la soirée.
Catéchèse du cardinal André Vingt-Trois
– 2 Co 5,14-21 ; Ps 31 ; Lc 15,1-3.11-32
« Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux » (Lc 6,36). C’est le thème que le Pape François a fixé pour les prochaines Journées Mondiales de la Jeunesse. Ce thème représente pour nous en même temps une espérance et une mission : l’espérance de bénéficier de la miséricorde de Dieu, la mission d’exercer à notre tour la miséricorde envers nos semblables. L’Église a besoin de miséricorde. L’Église est un peuple composé de pécheurs, depuis le Pape jusqu’à vous en passant par moi. S’il y a une égalité entre nous tous, c’est celle-là. Tous, nous participons du péché du monde, et tous nous portons dans notre cœur la blessure de ce péché. Nous ne sommes pas des justes, nous sommes des justifiés. Nous ne sommes pas de saints, nous sommes des sanctifiés. C’est avec la conscience profonde de notre pauvreté et de notre misère que nous recevons l’appel de Dieu à une vie nouvelle, et c’est par la confiance que nous faisons à sa parole, à sa promesse, à sa fidélité, que nous croyons ce que saint Paul dit dans la 2e épître aux Corinthiens : « un monde nouveau est déjà né, le monde ancien s’en est allé » (2 Co 5,17). Mais nous le savons, durant le temps de l’histoire des hommes jusqu’au retour du Christ, tous continuent de vivre dans ce monde ancien en même temps qu’ils vivent du monde nouveau. Nous croyons que la mort et la résurrection du Christ a fait de nous des créatures nouvelles, que par le baptême nous avons été mis au monde comme des êtres nouveaux, et en même temps, nous ne pouvons pas ne pas faire l’expérience que le vieil homme qui était en nous n’est pas encore complètement mort. Il est vaincu, mais il continue d’habiter notre cœur.
L’Église a besoin de miséricorde pour être convaincue par Dieu lui-même qu’avec ce peuple de pécheurs, Dieu veut manifester sa sainteté au milieu des hommes. Le monde a besoin de miséricorde. Il est rare que l’on parle des fautes, du péché, du refus, il est rare que l’on ose dire qu’il y a des choses interdites et des choses autorisées, il est rare que l’on reconnaisse qu’il y a une règle morale pour vivre. Notre culture a pensé s’affranchir du poids de cette règle morale, elle a essayé de répandre l’idée qu’il n’y a pas de mal, qu’il n’y a que des malheurs, et en même temps, à mesure que se développait cette conviction, que tout se vaut et que tout est possible. On a vu surgir des cohortes de procureurs, de gens qui font profession de chasser les méchants, comme dans les plus beaux westerns de la grande époque ; « il n’y a pas de loi au-delà du Pecos », mais il y a toujours des juges. Chez nous, la loi morale est affaiblie mais la puissance d’accusation reste entière. Depuis plusieurs jours, les journaux publient, à la honte des contrevenants, des articles qui relatent des infractions financières. Avec quelle jubilation ils nous donnent le résultat de leur enquête, s’il y a eu enquête ! Avec quelle satisfaction les lecteurs entendent ces accusations, comme si le fait de désigner des coupables nous innocentait, comme si, pour être reconnu innocent, nous avions besoin de trouver qui il faut pendre. La machine médiatique et les réseaux sociaux ouvrent à ciel ouvert un tribunal public permanent où les règles habituelles de la justice n’ont pas cours : il n’est pas nécessaire d’établir des faits, il n’est pas nécessaire de prouver quelque chose, il suffit de désigner les coupables. Et plus on a de doutes sur notre propre innocence, plus on est virulent à montrer la faute des autres. Ce monde soi-disant délivré des contraintes morales, qui devrait vivre dans la sérénité des innocents, vit comme un tribunal permanent. Le monde a besoin de miséricorde, plus que d’accusateurs. Le monde a besoin qu’on lui annonce que le drame de l’homme, ce n’est pas de pécher, c’est de ne pas être pardonné. L’homme a besoin qu’on lui annonce que le mal n’a jamais le dernier mot, que les fautes que nous pouvons commettre ne sont jamais à la mesure de l’amour de Dieu.
Ce débat actuel que j’évoque devant vous était déjà un débat autour du Christ. Les scribes et les pharisiens, tellement passionnés par l’observance de la Loi et la hantise de ne contracter aucune impureté, établissaient avec ceux qu’ils jugeaient pécheurs une barrière infranchissable. Quiconque s’approchait d’eux, partageait leur sort, devenait un mauvais juif à leurs yeux. De même qu’il ne fallait pas s’approcher d’un lépreux, de même qu’il ne fallait pas s’approcher d’un mort, de même il ne fallait pas s’approcher d’un pécheur. Jésus s’approche du lépreux et le purifie. Le bon samaritain s’approche de l’homme tenu pour mort au bord de la route et prend soin de lui, Jésus rend la vie au fils d’une veuve, à la fille d’un chef de synagogue, à son ami Lazare. Peut-être encore aurait-il pu lui pardonner ce qu’ils auraient jugé comme des coups de publicité, mais ce qu’ils ne pouvaient pas lui pardonner, c’était de partager la table des pécheurs, ainsi, quand il était allé manger chez Zachée.
Ainsi, dans ce chapitre 15 de l’évangile de saint Luc, les publicains et les pécheurs venaient tous à Jésus pour l’écouter, les pharisiens et les scribes récriminaient contre lui : « cet homme fait bon accueil aux pécheurs, et il mange avec eux » (Lc 15,2). Seigneur, si tu n’avais pas fait bon accueil aux pécheurs nous ne serions pas là. Si tu ne mangeais pas avec les pécheurs, nous ne pourrions pas participer à ton eucharistie. Si tu ne venais pas toucher nos blessures, nous ne pourrions pas nous relever. Comme Jésus ne veut pas entrer dans une discussion théologique avec les scribes et les pharisiens pour tenter de leur démontrer que leur interprétation de la loi est exagérée, il essaye de leur faire passer son message à travers trois petites paraboles. La première concerne la brebis perdue que le berger cherche avec anxiété. La deuxième concerne la pièce qu’une femme a perdue, elle retourne sa maison pour la retrouver. Et la troisième, cette parabole des deux fils et du père miséricordieux. En expliquant son comportement à travers des paraboles, Jésus essaye d’éveiller dans l’intelligence, dans le cœur de ses auditeurs, l’idée qu’ils pourraient faire quelque chose du même genre, eux aussi. Il ne définit pas de manière précise ce que chacun doit faire, mais il montre ce que lui, il est venu faire, et surtout il montre par quel chemin l’humanité peut rejoindre cette proximité du Dieu miséricordieux. Je voudrais donc simplement attirer votre attention sur quelques aspects de cette parole qui éclairent notre propre situation, notre propre manière de vivre, notre propre chemin.
Le plus jeune fils demande sa part d’héritage. Il lui pèse de vivre dans la contrainte familiale. Je gage qu’il y en a beaucoup parmi vous pour qui, à certains moments, la contrainte familiale pèse un peu… peut-être pas au point de réclamer votre héritage pour partir, mais en tout cas suffisamment pour rêver à certains moments que vous en êtes débarrassés. Cela vous aide à comprendre l’état d’esprit de ce plus jeune fils, il va vivre sa vie. Il part avec sa part d’héritage pour un pays lointain, dont l’évangile nous fait comprendre qu’il s’agit d’un pays païen. Ce jeune juif qui a réclamé sa part d’héritage est parti dans un pays païen puisqu’il va devenir gardien de porcs. Évidemment, il n’y avait pas de troupeau de porcs chez les juifs. Il est donc vraiment allé vivre sa vie autrement, ailleurs. A certains moments, des adolescents disent : j’en ai assez, je n’en veux plus de ces contraintes de la vie chrétienne : ils prennent leur part d’héritage et ils partent vers des terres lointaines. Dans ma jeunesse, il y en a beaucoup qui allaient à Katmandu… maintenant, il y a probablement d’autres territoires qui font rêver… En tout cas, il part. Il a emporté son capital. Nous sommes tous partis. Nous sommes partis avec les richesses que nous avions reçues. Nous ne sommes pas forcément partis pour un pays lointain, mais comme on dit pudiquement : nous avons pris des distances. Un peu chrétien mais pas trop, un peu catho mais pas trop, un peu l’évangile mais pas trop, enfin assez quand même pour se rappeler qu’on est de la maison, mais on est de la maison en étant ailleurs… Dans les vieux partis politiques, on parlait de « sympathisants ». Ils ne payaient plus leurs cotisations, ils n’avaient plus leur carte, mais en cas de malheur, ils disaient quand même : on y est, on en est… On est tous partis avec notre part d’héritage vivre notre vie, selon d’autres normes, d’autres règles que les commandements de Dieu. C’est cela que cela veut dire. A quoi bon le sabbat… oublions cela… Chez les païens au moins, on ne se pose pas toutes ces questions, on vit !
Seulement, dans ce pays païen, ce n’est pas très drôle. On a beau être délivré d’un certain nombre de contraintes, il faut quand même affronter la réalité. C’est ainsi que dans sa vie de désordre, il doit faire face à une grande famine : « Nous faisons face à une grande famine ». On nous explique - probablement qu’il y a du vrai là-dedans - que la jeunesse est en quête de repères, de boussole, d’idéal, d’avenir, une sorte de famine. Il y a une faim qui n’est pas satisfaite, mais on ne fait pas seulement face à la famine, on fait face à tous les malheurs de la vie : familles déchirées, amitiés brisées, amis ou proches malades, parfois morts, et comme on a déjà dépensé ce qu’on avait emporté, on ne peut plus faire grand-chose, d’où la fatalité, la désespérance… C’est dans le cœur de ce trou noir que le jeune fils, dans son pays païen, commence à rêver de la maison de son père. Ceci vous explique pourquoi on a tellement tendance à fermer les yeux sur ce qui ne va pas. Car si l’on accepte de voir les choses en face, on est obligé de se demander : qu’est-ce que l’on fait là ? Est-ce que ce ne serait pas mieux ailleurs ? Il pense aux serviteurs de son père qui mangent à leur faim, alors que lui n’a rien.
Peut-être que nous devons comprendre à travers cela, que pour mesurer les attentes, les inquiétudes, l’amertume qui peut habiter notre cœur, nous avons besoin de quelques difficultés, nous avons besoin d’éprouver le dénuement. Pour ne pas éprouver le dénuement, on s’occupe comme on peut. Pour ceux qui ont fait un peu de philosophie, rappelez-vous Pascal. Il avait constaté que les hommes préféraient penser à autre chose : le divertissement. On pense à autre chose pour ne pas voir la réalité. Cela peut suffire un certain temps mais qu’il arrive un moment où le besoin se fait trop fort, et il faut que nous acceptions d’être confrontés à cette épreuve de la faim, de la soif, de la souffrance, pour nous dire : est-ce que je n’ai pas fait une bêtise ? Est-ce qu’en prenant mes distances, en vivant ma vie, je n’ai pas perdu le principal ? Alors, notre jeune homme, qui meurt de faim à côté de ses porcs, se dit : je vais retourner chez mon père. Le retournement, c’est vraiment faire le chemin inverse, c’est le terme technique de la conversion. Il faut que je change ma manière de vivre, il faut que je vive autrement. Vivre autrement, c’est revenir vers son père. Évidemment, pour faire cette démarche, même si on ne peut pas mettre en doute sa sincérité quand il dit qu’il va venir comme un pauvre serviteur etc., il faut au fond du cœur la certitude quasi absolue, que son père ne va pas le rejeter. Malheureusement, on le voit quelquefois, des jeunes ne peuvent pas croire à l’amour de leur père ou de leur mère, ils ne reviendront pas. Lui, il y croit, il se met en route. Jésus nous présente la figure de la miséricorde à travers trois verbes qui définissent exactement la manière dont Dieu agit avec l’humanité. Comme il était encore loin, son père l’aperçut, fut saisi de pitié, courut se jeter à son cou et le couvrit de baisers (Lc 15,20). Les trois verbes, c’est voir, être ému, et s’approcher. On retrouve ces trois verbes dans beaucoup de paraboles à propos de la miséricorde. Dieu voit dans quel état nous sommes, il nous voit approcher de loin avec nos habits dégradés, notre mine délavée, notre ligne affinée par la faim, et il est saisi de pitié. Il se précipite pour nous serrer dans ses bras, et il organise la fête.
La miséricorde, c’est d’abord cette initiative de Dieu qui voit de tout temps les malheurs qui frappent l’humanité. Même si, pour une bonne part, ces malheurs sont dus à nos choix erronés, à nos erreurs, même si ces malheurs sont le fruit de nos refus, il est saisi de pitié devant le drame que traversent les hommes. Il s’approche dans la personne de Jésus. Dieu se fait proche des hommes dans la personne de Jésus pour venir à leur secours.
Pour terminer, je vous invite à méditer quelques instants sur les réactions du fils aîné. Il était vraiment le bon élément ! C’est celui qui n’était pas parti : il allait à la messe tous les dimanches, et il faisait tout ce qu’il fallait faire… Alors, personne n’y prêtait attention. On ne fait pas la fête parce que quelqu’un mène sa vie normalement. « Toi mon enfant, tu as toujours été avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi » (Lc 15,31). C’est celui qui ne croit pas qu’il a besoin de miséricorde. C’est celui qui croit avoir franchi la barrière et être juste. Quand je faisais le catéchisme à des enfants, je leur avais proposé de continuer la parabole, parce qu’on ne dit pas ce qu’il se passe après. Alors les enfants très imaginatifs ont dit : il ne peut pas accepter que son père soit miséricordieux à ce point, et à son tour il demande sa part d’héritage et il s’en va. Lui aussi prend ses distances. Il a fait tellement d’efforts pour que tout se passe bien qu’à un moment il n’en peut plus… Comme si être en communion avec son père, c’était une épreuve terrible surmontée à la force du poignet… D’autres enfants ont dit : finalement il s’est laissé convaincre et il est rentré dans la salle pour manger avec les autres. Ces enfants nous ont laissé le choix. Je leur ai dit : vous avez le choix : serons-nous de ceux qui ne peuvent pas accepter la miséricorde ? Serons-nous de ceux qui trouvent que la miséricorde, c’est trop facile et qui vont vouloir être justes sans être sauvés ?
Dans les trois mois qui viennent, vous pouvez méditer sur cette miséricorde de Dieu, et en profiter : « je me lèverai et j’irai vers mon père. Je lui dirai : père, j’ai péché contre le ciel et contre toi. Je ne mérite plus d’être appelé ton fils » (Lc 15,21) Dieu a voulu que cette démarche de conversion soit mise en forme, non pas simplement dans un rêve de conversion, mais dans une parole humaine qui s’échange dans le sacrement de la réconciliation.
Alors je vous souhaite que d’ici les JMJ, vous puissiez réfléchir à ce que vous avez fait de vos richesses, à ce que vous attendez de la maison du Père, et que vous puissiez vous décider pour revenir vers lui en demandant pardon.
+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.