Cinq victimes de la Commune bientôt béatifiées ?
L’Homme Nouveau – Hors-Série 42-43
Aujourd’hui la cause de béatification de cinq victimes de la Commune de Paris est arrivée à sa dernière étape. Point sur la situation avec le postulateur de celle du Père Henri Planchat, lui-même religieux de Saint Vincent-de-Paul.
Propos recueillis par Marie Piloquet.
Père Yvon Sabourin, combien y eut-il de victimes ecclésiastiques lors de la Commune ?
Père Yvon Sabourin : C’est un sujet peu connu aujourd’hui. Depuis des décennies, rien de substantiel n’a été publié, à part un livre sur le triste sort de l’archevêque de Paris, Mgr Darboy. En 2007, les Archives Nationales de France ont publié un Guide des sources de la Commune de Paris de 700 pages avec 5 000 références d’ouvrages consacrés à la Commune : sur ce nombre, à peine une dizaine parle des victimes ecclésiastiques, alors que les prêtres séculiers et les religieux qui furent tués à Paris, en mai 1871, lors de la Semaine sanglante, sont bel et bien au nombre de 22.
Citons d’abord ceux qui furent fusillés dans l’enceinte de la prison de la Roquette, le 24 mai : il s’agit de Mgr Georges Darboy, ainsi que de l’Abbé Deguerry, curé de la paroisse de La Madeleine, de l’Abbé Allard, aumônier des ambulances, et de deux Pères jésuites, Ducoudray et Clerc.
Les Pères dominicains du Collège d’Arcueil périrent le lendemain, à la Barrière d’Italie, lors d’un transfert du fort de Bicêtre vers une prison située avenue d’Italie : le supérieur, le Père Captier, et trois religieux de son ordre, les Pères Bourard, Delhorme, Cottrault (sans compter les huit collaborateurs laïcs).
Le 26 mai, un autre groupe de victimes fut conduit en cortège de la prison de la Roquette à la Villa Vincennes de la rue Haxo : dix ecclésiastiques furent massacrés sur les hauteurs de Belleville ; il y avait trois Jésuites (dont le père Olivaint, recteur de la maison des Jésuites de la rue de Sèvres), quatre membres de la Congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie, le Père Planchat des Frères de Saint-Vincent de Paul, un prêtre séculier et un séminariste.
Le 27 mai enfin, devant la Petite Roquette, furent fusillés le protonotaire apostolique et vicaire général de Paris, Mgr Surat, l’abbé Émile Bécourt et un prêtre des Missions Étrangères.
Y a-t-il eu rapidement une « cause des martyrs » ?
On peut difficilement parler de la « cause des martyrs de la Commune ». Durant de nombreuses années, on s’est exprimé en ces termes car on rassemblait sous ce vocable l’ensemble des 22 victimes ecclésiastiques, mais la question est plus complexe.
Après la Semaine sanglante de 1871, il y a eu trois causes pour les victimes appartenant aux congrégations religieuses : celle des jésuites, celle des dominicains et celle de la Congrégation des Frères de Saint-Vincent de Paul avec les Pères de Picpus. En 1923, la cause de Mgr Darboy et des prêtres diocésains a aussi été introduite. Avec les années, elles ont rencontré différents obstacles, en particulier les expulsions des congrégations religieuses au début du XXe siècle en France, puis les deux guerres mondiales…
Croyant faciliter l’avancement des causes, Pie XII émit en 1954 un décret spécial pour l’unification de toutes les causes de la Commune, religieux et diocésains. Mais ce fut une impasse : hormis le contexte antireligieux de la Commune qui leur est propre, les causes sont diverses et chacune a sa propre histoire. En 1969, l’archevêque de Paris préférant ne pas aller de l’avant avec la cause de Mgr Darboy, cette cause « globale » fut en quelque sorte abandonnée.
C’est en 2008 que nous, religieux de Saint-Vincent de Paul, avons souhaité reprendre notre cause avec l’aide du cardinal Vingt-Trois et par la suite avec Mgr Aupetit. La Congrégation pour les Causes des Saints nous demanda de consulter les autres congrégations religieuses. À la fin, seuls les Pères de Picpus voulurent reprendre la cause avec nous. Il n’y a donc aujourd’hui plus qu’une seule cause active, celle-là même qui fut introduite en 1896 avec les cinq Serviteurs de Dieu, « martyrs du 26 mai de la rue Haxo », notre Père Henri Planchat et les quatre Pères de Picpus, Ladislas Radigue, Polycarpe Tuffier, Marcellin Rouchouze et Frézal Tardieu.
Dans quelles circonstances ont-ils trouvé la mort ?
Dans ce qu’on a appelé le « massacre de la rue Haxo ». Le 26 mai 1871, en fin de journée, une cinquantaine de prisonniers, parmi lesquels des gendarmes de Paris, des religieux et quelques civils, furent sortis de la prison de la Roquette par un groupe de communards entraînés par un certain colonel Gois, qui les accompagnèrent en convoi en direction du cimetière du Père-Lachaise. Au son des tambours et des cris de la foule qui se pressait à l’arrière, le cortège fut mené dans les rues de Belleville, alors un faubourg de Paris. Ils s’arrêtèrent devant la mairie du 20e arrondissement où se trouvait Gabriel Ranvier, maire et membre du Conseil de la Commune. Après des pourparlers avec celui-ci et suivant les ordres reçus, le colonel conduisit le cortège rue Haxo à la Villa Vincennes où se trouvait le dernier retranchement des chefs de la Commune. Des discussions eurent lieu pendant vingt minutes entre les chefs et les émissaires du général Eudes qui était en poste avec ses hommes. Soudain, l’ordre fut donné de tirer. Ce fut le début du massacre – et la foule se mêla à l’horreur. Les victimes furent rouées de coups, frappées par les baïonnettes des militaires… On tira pendant plus d’une demi-heure.
Les corps des 50 victimes furent laissés sur place durant la nuit. Au matin, les gardes qui voulaient les faire disparaître trouvèrent sur place une espèce de fosse – une citerne désaffectée – dans laquelle ils les jetèrent après les avoir dépouillés de leurs biens.
Les corps ont-ils été retrouvés ?
Tous les corps des Serviteurs de Dieu ont leur sépulture. Le 29 mai, lundi de Pentecôte, le curé de Belleville, qui avait appris les détails de ce drame, fit retirer de la fosse les corps des ecclésiastiques et des gendarmes qui y avaient été jetés. Le corps du Père Planchat fut le dernier à être retiré. Depuis 1871, sa dépouille se trouve donc dans le Sanctuaire Notre-Dame de La Salette (à notre paroisse du même nom dans le 15e arrondissement de Paris).
En mai 2017, lors de l’exhumation, son corps a été retrouvé pratiquement intact et le médecin légiste nous montra les bras et la nuque brisés par une baïonnette et les trous des huit balles de fusil, dont la dernière qu’il reçut en plein front… ce qui venait confirmer la version des témoins du procès de 1896 qui avaient assisté au massacre.
Un siècle et demi plus tard, peut-on dire si c’était la bavure d’une foule en délire ou le fruit d’une volonté délibérée des communards ?
Ce massacre de la rue Haxo – que des historiens qualifient de « sang sur les mains de la Commune » – n’a jamais été contesté, même si plusieurs ont voulu défendre la seule culpabilité de la foule survoltée. De notre part, les recherches approfondies de la Positio – qui a passé avec brio la phase de l’approbation des six consulteurs historiques, en recevant à l’unanimité les votes « affirmatifs » le 22 octobre 2020 – ne laissent pas de doute sur les responsabilités directes de certains dirigeants de la Commune. Les décisions du Conseil, les ordres donnés par le procureur Raoul Rigault qui était animé par la haine et l’intransigeance contre le clergé, le choix des dix prêtres par le colonel Gois, le 26 mai, décidé à les conduire à la mort rue Haxo pour y être fusillés, l’attitude des chefs de la Commune et des commandants de la garde nationale, les meneurs de cette foule… Sur tous ces points, les documents, les preuves vérifiables proviennent des témoignages entendus au procès informatif, des actes du Conseil de la Commune, des Archives Nationales de France, des Archives du ministère de la Guerre, des Archives secrètes du Vatican et de plusieurs études récentes.
Nous ne disons pas que ce massacre est attribuable à « la Commune de Paris » en tant que telle. Ce fut, je crois, une erreur dans le passé que de vouloir faire un procès à la Commune de Paris. C’est pourquoi nous ne parlons pas des « martyrs de la Commune ». En son sein il y avait des divergences, dont un groupe de socialistes opposés à cette dictature de la violence envers les prêtres. Mais il est indéniable qu’un groupe influent de ses chefs a sciemment agi en haine de la foi et conduit les événements en vue de fusiller les ecclésiastiques dans un massacre d’une violence indescriptible.
Cependant, l’hostilité contre l’Église faisait partie de l’esprit de la Commune qui était clairement anticléricale et antireligieuse, et qui voulait construire une société nouvelle, rationaliste, sans aucune référence à Dieu, inspirée par les idéaux des divers mouvements communalistes : anarchistes d’Auguste Blanqui, hébertistes, jacobins, membres de l’Internationale de Karl Marx, socialistes, francs-maçons et autres militants… pour qui l’Église devait être mise à l’écart.
Le 2 avril, quatre jours avant l’arrestation du Père Planchat, la Commune manifesta officiellement son hostilité en signant le décret de la séparation de l’Église et de l’État, la suppression du budget des cultes, la confiscation des biens appartenant aux congrégations religieuses. Ce décret n’était pas en soi l’expression de la haine, mais ce qui vint par la suite le fut : les arrestations, les profanations, la transformation des églises en clubs… Les journaux anticléricaux alimentèrent cette hostilité en répandant des accusations et des calomnies sur les religieux et les religieuses. Durant leur séjour en prison, malgré les chapelles à disposition, on interdit formellement aux prêtres de dire leur messe…
Quant au fameux décret dit « des otages », il est difficile d’argumenter par ce biais : il a été élaboré après l’arrestation des ecclésiastiques. Ces derniers n’ont jamais été jugés comme « otages » selon les termes du décret qui demandait que l’on présentât les prisonniers à un juge dans les 48 heures… Plusieurs auteurs, dont certains ex-communards comme Gaston Da Costa (secrétaire du Procureur Raoul Rigault) et Maxime Vuillaume, parlent d’ailleurs de la « théorie des otages ». Pour l’Église, ils ont toujours été des « ecclésiastiques emprisonnés » comme le prouve la correspondance entre la nonciature de l’époque et le Vatican qui n’ont jamais employé le mot « otage ».
Pourraient-ils donc être considérés comme martyrs ?
En ce qui concerne nos cinq Serviteurs de Dieu pour lesquels est en cours un procès de béatification, plusieurs études approfondies ont été nécessaires pour établir à la fois l’acceptation du martyre et la mort violente donnée en haine de la foi. Le 26 mai 1871, nos Serviteurs de Dieu et quatre autres prêtres furent soigneusement choisis pour être conduits à la mort dans un long chemin de croix tellement semblable à celui du Christ. Le Père Planchat était le plus connu d’entre eux : dès le lendemain de sa mort, il a joui d’une réputation de martyr. Aujourd’hui, il a déjà fait plusieurs miracles et obtenu de nombreuses faveurs. Sa vie était déjà édifiante.
Après de brillantes études de Droit, il décida d’entrer au séminaire en vue de devenir prêtre. C’est au cours de ses études qu’il se joignit à une conférence de la Société de Saint-Vincent de Paul qui se dévouait au service des pauvres. Il fit connaissance avec les premiers Frères de Saint-Vincent de Paul fondés en 1845 par Jean-Léon Le Prevost. Ordonné en 1850, il fut le premier prêtre de notre Institut. Son ministère l’amena à Grenelle, à Arras, de nouveau à Paris dans les quartiers de Vaugirard et de Charonne. Il se sacrifia corps et âme, malgré sa santé parfois précaire, au service des pauvres, des familles ouvrières et de ceux qui s’étaient éloignés de l’Église. On le surnomma même le « chasseur d’âmes » pour son zèle à chercher les brebis perdues. Il édifia ses confrères par son esprit de foi, sa piété, son esprit de pénitence et de pauvreté. Au lendemain de sa mort, Le Figaro publia d’ailleurs un article sur « les otages fusillés » disant que c’était à cause de son œuvre auprès des ouvriers et des pauvres que le Père Planchat avait été fusillé… Ses dernières lettres témoignent de son abandon à Dieu : « J’ai trois fois besoin de prières pour me tenir prêt à recevoir le coup de grâce qui peut venir sans avis préalable ; pour me maintenir dans l’amitié de Dieu par le seul secours direct de sa grâce. Que la volonté de Dieu soit faite […]. Nous avons pu nous confesser. Pardon pour toutes mes méchancetés envers vous tous […]. Je ne suis pas triste, je prie pour vous tous ; priez aussi pour moi et pour tous les habitants de la prison. »
Qu’en est-il aujourd’hui de cette cause, 150 ans plus tard ?
Le souvenir de cette tragédie est resté vivace. La paroisse Notre-Dame-des-Otages est là, déjà, pour le rappeler : en 1889, un Père de la Compagnie de Jésus s’était mis à célébrer la messe, chaque lundi, sur le terrain où furent exécutés les otages (parmi lesquels trois Jésuites) dans un petit oratoire improvisé de 3 mètres sur 4 ; petit oratoire qui sera transformé en église dans les années 1930. Un monument commémoratif du centenaire du massacre a également été érigé rue Haxo, où l’on peut lire cette inscription : « Gardons le souvenir de ces drames, non pour perpétuer des haines, mais, à la suite de Jésus-Christ, pour œuvrer à la paix parmi les hommes. » Quant à la cause, elle avance. Après avoir reçu l’approbation unanime des Consulteurs historiques le 22 octobre 2020, nous attendons à présent l’approbation des Consulteurs théologiens. La reconnaissance du martyre et le décret de béatification d’Henri Planchat, de Ladislas Radigue et de ses trois compagnons, pourraient venir, si Dieu le veut, clôturer cette année jubilaire – nous osons y croire !
Propos recueillis par Marie Piloquet
Extrait du Hors-Série “La basilique de Montmartre, Au cœur du sacré”
Reproduit avec l’aimable autorisation de L’Homme Nouveau.
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