Conférence du cardinal André Vingt-Trois : « Être témoin du Christ aujourd’hui : mission impossible ? »
Mercredi 15 août 2018 - Parc de la maison d’accueil de Marigny à l’Île-Bouchard (37220)
– Lire aussi l’Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Messe de la Fête de l’Assomption à l’Île-Bouchard.
« Comment peut-on être chrétien au XXIe siècle ? ». Évidemment, si on se pose ce genre de question, c’est parce qu’on a derrière la tête que cela n’est pas possible. Mon travail, c’est d’essayer de vous convaincre que c’est possible !
Il y a une première condition, c’est d’accepter la réalité dans laquelle on se trouve. On peut toujours rêver d’un autre monde, d’autres personnes, d’autres conditions dans lesquelles il serait soi-disant possible d’annoncer l’Évangile, mais qui ne sont pas les nôtres. Le Seigneur nous met dans la situation qui est la nôtre, pas dans une autre. Et donc pour répondre à la question de savoir si on peut être chrétien dans notre siècle, il faut commencer par accepter d’être dans notre siècle. Et je dirais même plus, il faut aimer notre siècle. Quand vous lisez les Évangiles, d’un bout à l’autre, il n’y a jamais, de la part du Christ, une parole de condamnation ou de rejet à l’égard de ceux qui l’entourent. Cette attitude du Christ est résumée dans une phrase de l’Évangile de saint Jean : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a envoyé son Fils pour se réconcilier le monde, il n’est pas venu dans le monde pour le condamner mais pour le réconcilier avec Dieu » (Jn 3, 16-17).
Cette attitude fondamentale est, premièrement, d’accepter le temps et le monde dans lequel nous vivons, et, deuxièmement, d’aimer le temps et le monde dans lequel nous vivons.
Quand je dis cela, je me rends bien compte que, pour un certain nombre d’entre nous, à certains moments de leur vie, c’est difficile à entendre parce qu’ils sont toujours un peu habités par une sorte de nostalgie de l’âge d’or. Et comme chacun sait, l’âge d’or, c’est toujours derrière ! Jamais devant !
Donc l’âge d’or, c’était quoi ? C’était quoi l’âge d’or que vous avez connu pour les plus anciens d’entre vous ? C’était une période durant laquelle les gens n’avaient pas la vie très facile, on peut dire tout ce que l’on voudra… Je parlais, ces temps-ci, d’une période qui remonte à une soixantaine d’années, avec des amis. Dans le village de campagne dont nous parlions, il n’y avait qu’un seul téléphone pour le village. Des moyens de vie assez rudimentaires, tout cela a beaucoup changé. Mais on peut dire quand même, dans cette période-là, c’était l’âge d’or du christianisme parce qu’il y avait un soutien social et collectif aux habitudes chrétiennes. La messe du dimanche au village, c’était tout le monde, sauf quelques unités anti-chrétiennes déclarées, mais tous les autres y allaient. Mais on sait bien que dans ce mouvement collectif, dans ce soutien collectif aux mœurs chrétiennes, la part de décision personnelle était très faible. On vivait beaucoup sur l’entraînement de tous, quelquefois un peu aussi sur la crainte du jugement des autres. Et on y allait parce qu’il fallait y aller.
C’est vrai qu’aujourd’hui, ce consensus apparent a disparu de notre société, on n’est plus chrétien comme tout le monde, on est chrétien par choix. Le pape Benoît XVI, il y a quelques années, avait publié un livre d’entretien intitulé Lumière du monde [1]. Le journaliste qui l’interrogeait lui posait cette question, justement, et il disait : « nous sommes en train de passer d’un christianisme sociologique à un christianisme de choix » – il pensait surtout en l’occurrence à la Bavière dont il était originaire et qu’il avait connue dans sa jeunesse, mais c’était un peu la même chose en France. Le christianisme sociologique, cela veut dire un christianisme où il n’y a pas d’élément de décision personnelle très fort. Le christianisme de choix, au contraire, c’est un christianisme qui repose sur la liberté personnelle, sur le choix que nous sommes amenés à faire pour être chrétien.
On a pu imaginer, et c’est peut-être ce que beaucoup continuent de penser en parlant d’un âge d’or, qu’il y a eu une période où l’on naissait chrétien. On ne naît jamais chrétien, on le devient toujours par une décision qui s’exprime à travers le baptême. C’est cette décision qui est le fondement de la vie chrétienne. Cette étrangeté de l’expérience chrétienne, ce n’est, non seulement, plus l’expérience de tous mais c’est une expérience qui devient difficile à comprendre pour un certain nombre de nos contemporains. C’est donc dans ce siècle, dans cette réalité, que nous sommes appelés à reconnaître et à aimer, que nous devons nous poser la question de comment on peut devenir chrétien.
J’ai apporté avec moi la première exhortation apostolique du pape François de 2013 qui s’appelle La joie de l’Évangile qui traite de thèmes correspondant à ce que je vous dis. Il commençait cette exhortation de la façon suivante : « Le grand risque du monde d’aujourd’hui, avec son offre de consommation multiple et écrasante, est une tristesse individualiste qui vient du cœur bien installé et avare, de la recherche malade de plaisirs superficiels, de la conscience isolée. Quand la vie intérieure se ferme sur ses propres intérêts, il n’y a plus de place pour les autres, les pauvres n’entrent plus, on n’écoute plus la voix de Dieu, on ne jouit plus de la douce joie de son amour, l’enthousiasme de faire le bien ne palpite plus. Même les croyants courent ce risque, certain et permanent. Beaucoup y succombent et se transforment en personnes vexées, mécontentes, sans vie. Ce n’est pas le choix d’une vie digne et pleine, ce n’est pas le désir de Dieu pour nous, ce n’est pas la vie dans l’Esprit qui jaillit du cœur du Christ ressuscité. » (§ 1).
Voilà, c’est la réalité dans laquelle nous sommes invités à annoncer l’Évangile et cette réalité n’est pas facile à accepter, à reconnaître et encore moins facile à aimer. C’est comme ça que nous sommes invités à nous poser la question : comment susciter, fortifier et faire grandir, la décision d’être chrétien ? On part toujours d’un point de départ faible, comment peut-on grandir ? Comment peut-on développer le choix initial ?
Nous savons bien que la décision s’exprime à travers le sacrement du baptême, mais on sait bien que le sacrement du baptême est un moment qui doit s’étendre tout au long de la vie. Si on le laisse dépérir, il n’y a plus rien. Comment pouvons-nous affermir cette décision d’essayer de vivre en disciple du Christ et relever les défis de notre temps ? Quels sont les défis de notre temps ? On peut en énumérer un certain nombre.
Le primat de l’individu sur le collectif. On vit de plus en plus dans une société où chaque personne est isolée des autres, où les solidarités naturelles s’affaiblissent ou se dissolvent, et où on a le sentiment que l’on est finalement seul à faire face à toutes les difficultés de la vie.
Le primat de la possession des biens sur l’être des personnes. Combien de gens détruisent leur vie, ou la vie de leurs proches, simplement pour accroître une possession de biens, pour avoir plus ? Pour avoir plus d’argent, plus de propriété, plus de sécurité. Ils sacrifient, par cette soif de possession, toutes les richesses humaines qu’ils ont en eux et que leurs proches ont en eux.
Le primat de l’apparence sur la réalité. On est dans un monde médiatique qui fonctionne sur l’exhibition de la réalité. Nous ne nous en rendons même pas compte mais, pour un pourcentage important de choses, nous ne connaissons la réalité qu’à travers une représentation médiatisée. Et finalement, on entre dans une espèce de déni de la réalité. L’événement réel est moins important que l’image que l’on en donne. Et si l’image est fausse, cela n’a aucune importance : personne ne corrigera. Il y a un pouvoir d’imprimer une apparence qui transforme notre perception du monde, des autres, et qui aliène notre liberté.
Le primat de la puissance sur la pauvreté. Je sais bien que, dans notre société, il y a beaucoup de gens qui sont dans des situations difficiles, quelquefois de misère. Mais globalement, nous vivons dans une société opulente, une société puissante, tellement puissante qu’elle ne comprend pas qu’il puisse y avoir des accidents. Si on est tellement puissant, comment cela se fait-il que l’on n’empêche pas les accidents ? Comment cela se fait-il que l’on n’empêche pas la foudre de tomber ? Comment cela se fait-il que l’on n’empêche pas les inondations ? Nous sommes dans une logique de puissance, mais l’être humain n’est pas un superman, il n’est pas un héros surpuissant. Et à côté de nous, les deux tiers du monde vivent dans la pauvreté, voire dans la misère. C’est un défi de notre temps. Comment allons-nous répondre à ce défi ? Est-ce que nous allons continuer à faire semblant de croire, comme on le fait jusqu’à présent, que les pays développés du monde vont pouvoir protéger leurs biens à tout prix contre des millions et des millions d’hommes et de femmes qui n’ont rien à manger ? Vous voyez bien qu’on est dans le cinéma médiatique ! On vous fait des informations pour vous attendrir sur telle ou telle situation un peu critique, comme en ce moment avec l’Aquarius, mais en même temps, on vous donne à penser que tous les malheurs qui peuvent arriver viennent de ces pays d’où sortent ceux qui sont sur l’Aquarius ! Donc, on veut vous dire : « Vous n’êtes pas bien car vous ne les recevez pas », mais on vous dit en même temps : « Si vous les recevez, ils vont prendre votre gamelle ». Il faut savoir ce que l’on veut ! On a une sorte de cliché selon lequel nous avons – par prédestination ? – atteint un niveau de vie, de confort, de sécurité et que les autres n’y ont pas droit. Si les autres y ont droit, il va bien falloir qu’on le prenne quelque part : c’est ça notre siècle. Les petites crises migratoires que l’on a évoquées ne sont rien à côté de ce qui va se passer dans les cinquante années qui viennent.
Alors les chrétiens, là-dedans, que font-ils ? Ils continent à dire : « on est des frères universels, on est pour l’amour du prochain, etc. » mais ceux qui viennent d’ailleurs, ce sont des truands ? Ils vont remplacer le christianisme par des religions païennes : la théorie du remplacement. Si on peut remplacer le christianisme, c’est à la condition que le christianisme n’est pas capable de se tenir lui-même !
Tout cela met en question, non seulement le témoignage de chaque chrétien, mais le témoignage de l’Église tout entière, et chacun en porte sa part. Comment éclairer ce témoignage ? Je vais vous lire un passage de l’exhortation du Pape : « Nous évangélisons aussi quand nous cherchons à affronter les différents défis qui peuvent se présenter. » J’ai évoqué ces défis. « Parfois, ils se manifestent dans des attaques authentiques contre la liberté religieuse ou dans de nouvelles situations de persécutions des chrétiens qui, dans certains pays, ont atteint des niveaux alarmants de haine et de violence. Dans de nombreux endroits, il s’agit plutôt d’une indifférence relativiste diffuse, liée à la déception et à la crise des idéologies se présentant comme une réaction contre tout ce qui apparaît totalitaire. Cela ne porte pas préjudice seulement à l’Église, mais aussi à la vie sociale en général. Nous reconnaissons qu’une culture, où chacun veut être porteur de sa propre vérité subjective, rend difficile aux citoyens d’avoir l’envie de participer à un projet commun qui aille au-delà des intérêts et des désirs personnels. Dans la culture dominante, la première place est occupée par ce qui est extérieur, immédiat, visible, rapide, superficiel, provisoire. Le réel laisse la place à l’apparence. En de nombreux pays, la mondialisation a provoqué une détérioration accélérée des racines culturelles, avec l’invasion de tendances appartenant à d’autres cultures, économiquement développées mais éthiquement affaiblies. » (§§ 61 et 62).
Comment va-t-on relever ces défis ? Comment va-t-on réussir à porter témoignage à l’Évangile ? Je voudrais simplement relever quatre points.
Le premier point concerne la foi. Croire, c’est croire à ce que l’on ne voit pas. Si l’on est dans une culture complètement construite et façonnée par l’apparence, cela veut dire que ce qui n’apparaît pas n’existe pas. Être chrétien, ce n’est pas être membre d’un club, ou d’une association de bienfaisance, c’est croire à la personne de Jésus de Nazareth mort et ressuscité, que nous n’avons jamais vu, que nous ne verrons jamais, et auquel cependant nous croyons. Cela veut dire que dans la réalité de l’acte de foi, il n’y a pas simplement un processus interne que chacun pourrait élaborer : il y a un choix. Mais ce choix n’est pas seulement « mon choix », c’est d’abord le choix de Dieu. C’est Dieu qui nous choisit, ce n’est pas l’inverse. Ce n’est pas nous qui décidons quel Dieu on va servir. C’est Dieu qui nous choisit et nous voyons bien à travers toute la révélation biblique que cette élection par Dieu d’un peuple, le choix qu’il fait de ce peuple en Israël, puis la décision d’ouvrir l’Alliance à tous les hommes, donne le fondement de l’acte de foi. Le fondement de l’acte de foi, ce n’est pas : qu’est-ce que moi je crois, qu’est-ce que moi je pense, quelle est mon opinion. C’est, est-ce que Dieu choisit l’humanité ? Et dans cette humanité que Dieu choisit, est-ce qu’il me choisit, moi ? Est-ce qu’il m’invite ? Est-ce qu’il m’appelle ? Est-ce qu’il me rejoint ? Et moi, si je crois, c’est parce que j’essaie de répondre à ce choix de Dieu. C’est une décision qui est portée par Dieu. Ce n’est pas une décision qui est seulement une sorte de jeu personnel que l’on mènerait parce que l’on a envie d’être chrétien plutôt que de ne pas l’être. C’est lui qui nous choisit, c’est lui qui nous appelle et c’est lui qui nous donne le moyen de lui répondre. Si nous n’avons pas la conviction de cette réalité de la présence et de l’action de Dieu dans le monde en général, et dans notre vie en particulier, ce n’est pas la peine de se poser la question du témoignage chrétien au XXIe siècle. Il n’y a de témoignage chrétien que s’il y a des chrétiens qui croient en Dieu. Et nous voyons bien dans notre vie personnelle, chacun pour soi, dans ses débats intérieurs, dans les discussions qu’il développe à l’intérieur de lui-même, que cette décision de croire en Dieu, elle n’est pas une décision simple, ni acquise pour toujours. C’est une décision qui est toujours à renouveler. Et si on se pose la question de notre relation à notre environnement, il suffit de nous demander simplement à quel moment, à quelle occasion, et même avec des gens très proches, il nous arrive d’évoquer la personne de Dieu, de prononcer le mot Dieu, de prononcer le mot Jésus-Christ ? Nous prétendons être en communion avec une personne, témoigner de cette personne, sans jamais oser la nommer, sans jamais dire qu’elle existe, pour moi ! Ce n’est pas forcément pour les autres, mais si, déjà, je ne peux pas dire qu’elle existe pour moi, ce sera très difficile de comprendre qu’elle puisse exister pour les autres. Est-ce que vraiment je crois que Jésus est le fils de Dieu ? Est-ce que vraiment je crois qu’il est venu dans le monde, qu’il a envoyé son Esprit, qu’il rassemble son Église, pour annoncer le Salut de la part de Dieu.
Premier élément de cette tentative pour relever les défis de notre siècle : croire bien que l’on ne voit pas, croire à la personne du Christ bien que nous n’ayons jamais vu et que nous ne le verrons jamais. Croire qu’il est vivant dans son Église, par le don de son Esprit, et croire qu’il est présent dans notre vie par ce même Esprit et par sa Parole. Cela repose toute la question, pour chacun, de la réalité d’abord, et de la qualité ensuite, de notre vie de prière. On ne peut pas croire à quelqu’un à qui on ne parle jamais. On ne peut pas croire à quelqu’un à qui on ne s’adresse pas. On ne peut pas croire à quelqu’un que l’on n’écoute pas. Croire au Christ que l’on ne voit pas, cela veut dire passer du temps avec lui, même si c’est un temps bref. Cela veut dire se mettre dans la situation de l’entendre et de lui parler.
Le deuxième point concerne l’espérance. Jusqu’où va notre espérance ? Qu’est-ce que l’on attend de l’avenir, qu’espère-t-on de l’avenir ? Que voudrait-on de l’avenir ? L’Écriture nous dit de ne pas vivre comme ceux qui n’ont pas d’espérance (1 Th 4, 13). Cela veut dire ne pas vivre comme ceux qui pensent que tout s’arrête avec cette vie. Quelle est notre espérance de la vie éternelle ? Je crains qu’en visitant les cimetières, on se rende compte qu’elle ne va pas très loin notre espérance en la vie éternelle ! On a plus de dévotions pour les restes physiques que l’on en a pour la personne qui est en Dieu. Nous sommes comme des gens qui ne croient pas à autre chose, à un autre monde, et qui ne voient que ce monde. Si notre espérance se borne à ce monde, nous ne pouvons rien lui apporter car nous ne pouvons pas concurrencer les moyens de ce monde. Nous devrons accepter d’entrer dans la logique des arrangements, de la conquête du pouvoir, ou de l’enrichissement pour assurer notre avenir !
Maintenant que je vieillis, sérieusement, je commence à entrer dans la zone grise, je suis très étonné, très stupéfait, de voir comment des gens de mon âge voient augmenter leur inquiétude pour l’avenir, à mesure que leur avenir se rétrécit ! Quelqu’un qui a 20 ans ou 25 ans et qui s’inquiète de son avenir, je comprends : il a 50 ans devant lui, il faut qu’il se préoccupe de ce qui va se passer ! Mais quelqu’un qui a 5 ou 10 ans devant lui, qu’est-ce qui peut bien l’inquiéter ? « De quoi vous inquiétez-vous ? Regardez les oiseaux du ciel et les lys des champs. » (Mt 6, 26) De quoi nous inquiétons-nous ? C’est ça la question de notre espérance. Ou la question de notre manque d’espérance : nous nous inquiétons de ce que nous allons devenir. Ce que l’on va devenir, on le sait, on n’a pas besoin de s’en inquiéter. C’est biologiquement écrit, donc la question n’est pas là ! Comment s’appuie-t-on vraiment sur l’amour agissant de Dieu, sur la certitude qu’il n’abandonne pas ceux qu’il aime ? Et je crois que c’est un témoignage très fort dans notre monde.
Ce n’est pas toujours un témoignage personnel, individuel. Je pense à ces années passées, quand j’étais encore archevêque de Paris, où nous avons traversé les traumatismes des premiers attentats de masse en 2015. J’ai dit ce que je pensais, ce que j’espérais, ce que je croyais. Plusieurs personnalités m’ont dit : « vous savez, on a été impressionné par le fait que vous n’augmentiez pas la panique, mais, au contraire, que vous avez travaillé pour calmer l’inquiétude ». Quand le ministre m’a invité, toutes affaires cessantes, pour la protection des lieux, je lui ai dit : « Écoutez, vous faites ce que vous voulez, c’est votre responsabilité, moi je ne vous demande rien. Qu’est-ce que vous voulez que l’on vous demande ? Je sais qu’on ne peut pas empêcher les choses, et je ne vais pas vous faire un procès public parce qu’il manquera un agent de police au coin du parvis de la cathédrale. Ce n’est pas comme cela que cela se passe. » Et ça l’a beaucoup impressionné parce qu’il croyait que j’allais lui demander de bloquer toute la circulation, etc. Je crois que c’est dans ces moments-là qu’on a la possibilité de donner un témoignage.
Il y a eu l’assassinat du père Hamel, la réaction des gens qui étaient présents, qui ont vu, qui ont assisté, a été un témoignage très fort. Ils n’ont rien dit d’extraordinaire, ils n’ont rien fait d’extraordinaire, ils ont simplement réagi avec leur foi, avec leur espérance, et je crois que cela a marqué. Beaucoup de gens ont été impressionné par cette capacité de faire face. Ce n’est déjà pas si mal si on aide les gens à faire face, si on est capable de faire face nous-mêmes, et si on est capable de les aider à faire face. Cela veut dire que nous croyons qu’il y a une victoire quelque part, et que cette victoire n’est pas la victoire du mal. Si nous sommes convaincus de cela, on peut avoir des défaites, on peut avoir des blessures, on peut avoir des choses monstrueuses. Mais c’est un match dont on connaît le résultat : il n’y a pas d’incertitude. Il ne faut pas que nous nous conduisions comme des gens qui vivent dans l’incertitude. Nous savons où nous allons. Nous savons ce que nous devenons, et nous savons que nous pouvons avoir à souffrir sur le chemin, mais nous savons que nous ne pouvons pas être submergés. Ça, c’est un témoignage.
Le troisième point sur lequel je voudrais insister, c’est la question de la charité. Pas simplement de la charité de sentiment, mais de la charité concrète. Je voudrais prendre trois exemples. Le premier qui est tout à fait de circonstance, ici et aujourd’hui, est la charité dans les familles. Nous savons que la force de la fidélité familiale ne repose pas sur l’intensité des sentiments mais repose sur la vigueur de la charité. C’est l’amour de Dieu agissant en nous qui nous rend capables de nous aimer les uns les autres, et en particulier pour les époux de s’aimer les uns les autres, et pour les enfants et les parents de s’aimer les uns les autres. C’est un témoignage considérable dans une société qui ne connaît pas d’autre amour que l’affectivité individuelle. Charité dans la communauté chrétienne : chaque communauté chrétienne, chaque paroisse, est un petit microcosme de la société dans laquelle elle vit. C’est un espace réduit d’une ville, d’une société. Évidemment, la manière dont les membres de la communauté chrétienne vivent les uns avec les autres, la manière dont ils se traitent les uns les autres, la manière dont ils se regardent, la manière dont ils se viennent en aide les uns aux autres, devient un signe, non pas qu’ils sont meilleurs que les autres, ou qu’ils sont plus forts que les autres, mais un signe que la vie en société peut être d’une autre nature qu’une vie de concurrence, de suspicion et de violence. Enfin, le dernier point d’application sur la charité, c’est évidemment nos relations actives avec les pauvres, réels. Pas les pauvres de cinéma que nous fournissent les informations télévisés, mais les pauvres réels qui sont à côté de nous, qui ne sont pas forcément très télégéniques, qui n’ont pas forcément tous les badges corrects mais qui ont besoin de nous.
Donc sur ces trois points : l’amour familial vécu, l’amour communautaire vécu et l’amour du pauvre vécu, nous sommes appelés à donner un signe très fort pour notre société. Quand les gens souffrent de ce que leurs familles se disloquent, s’attaquent les uns les autres dans des conflits idéologiques, quand les pauvres sont abandonnés, voir que des hommes et des femmes qui retroussent leurs manches pour faire quelque chose, c’est un signe très important.
Et, en conclusion, le dernier signe, le témoignage que nous pouvons donner en ce monde, c’est le témoignage de la joie chrétienne. C’est très étrange de voir comment la société du spectacle organise la fête, mais elle ne produit pas la joie. Elle peut produire une excitation d’un moment, elle peut produire un enthousiasme d’un moment, mais cela ne dure pas. Parce que pour que la fête produise la joie, il faut qu’elle construise des relations. Et donc, il faut qu’elle s’appuie sur une reconnaissance mutuelle, un service mutuel. Si les chrétiens essaient de vivre de l’Évangile, ils peuvent donner autour d’eux un signe de la joie de croire.
+André cardinal Vingt-Trois,
archevêque émérite de Paris
[1] Benoît XVI, Lumière du monde : Le pape, l’Église et les signes des temps, Un entretien avec Peter Seewald, Éditions de Noyelles, 2010, page 211.