Homélie du cardinal Jean-Marie Lustiger – Messe à Saint-Joseph des Carmes pour le bicentenaire des martyrs de septembre 1792
Saint-Joseph des Carmes (6e) – Dimanche 13 septembre 1992
Ce dimanche 13 septembre aux Carmes, le cardinal Lustiger a élargi la prière des chrétiens à tous les martyrs morts pour la foi non seulement les 2 et 3 septembre 1792 à Paris mais dans toute la France pendant cette période cruelle et difficile. Ils sont morts en nous confiant le précieux trésor du pardon sans lequel il n’est pas de paix possible.
Martyrs : la joie du pardon
Dieu sait le nombre des victimes qu’a entraîné cette prodigieuse transformation de la France et, avec elle, de l’Europe, commencée il y a deux siècles et qui se poursuit sous nos yeux ! Il y en eut des milliers, des centaines de milliers. Des millions, si nous faisons mémoire, non seulement de la période révolutionnaire, mais aussi des guerres et des persécutions, qui ensanglantèrent notre Europe et continuent de la déchirer sous nos yeux.
Pourquoi donc choisir d’aviver le souvenir de quelques victimes exécutées il y a deux siècles, alors qu’en ce moment même, combien d’autres tombent en Bosnie ? Serait-ce par esprit partisan puisqu’il s’agit de prêtres, de religieuses, de croyants victimes de la persécution antireligieuse ? Comment pourrions-nous, en donnant un tel retentissement à ces anniversaires, prendre le risque de réveiller l’esprit de vengeance ? Car le rappel du sang appelle le sang ; trop souvent, le souvenir des victimes fait naître de nouveaux bourreaux, nous ne le savons que trop, peuples d’Europe qui ne voulons plus jamais nous considérer comme des ennemis héréditaires. Si nous vous invitons aujourd’hui à prêter attention à cette poignée d’hommes et de femmes et à entendre leur message, c’est qu’ils furent des martyrs.
Comme à une noce
Quelle différence me direz-vous ? Je vous réponds : un martyr, c’est un témoin. Mais les victimes ne témoignent-elles pas ? Non, car pour témoigner, il faut être libre. Les cadavres torturés ne sont pas des témoins, mais des preuves qui accusent leurs bourreaux. Les villes martyres, Dubrovnik, Sarajevo... les enfants martyrs de Somalie, sont les preuves de la peur ou de la bêtise, de la cruauté ou de la haine, de l’égoïsme ou de l’indifférence des autre êtres humains. Nous ne savons pas ce qu’ont été la vie et la mort de ces victimes innombrables qui tracent, depuis deux cents ans, de sanglants sillons dans la chair de la France et de l’Europe. Personne ne peut imaginer leur désespoir ou leur acceptation, leur sérénité ou leur résignation. Elle sont des victimes. Et cela suffit pour que leur sang répandu crie de la terre vers Dieu, comme le premier sang versé, le sang d’Abel. Dans cette chapelle, aujourd’hui, ce ne sont pas les premières victimes de la Révolution dont nous faisons mémoire. Au même moment, dans Paris, et plus tard dans toute la France, il y en eut bien d’autres. Dans cette chapelle d’où ils sortirent pour être exécutés, nous fêtons des témoins de la foi.
En quel sens ? Nous connaissons tous de ces êtres dont les convictions sont tellement fortes, obstinées, diront certains, qu’ils préfèrent mourir plutôt que d’y être infidèles. Des hommes et des femmes de cette trempe nous font mesurer la grandeur et la dignité de notre condition. Mais cela ne serait pas encore assez pour reconnaître qu’il sont des martyrs, des témoins de la foi. Le commissaire Violette, qui assista aux massacre des Carmes, a probablement entrevu l’ultime vérité. Il déclara que ces gens l’étonnaient car ils allaient à la mort comme vers une noce.
Comme vers une noce. Dans leur détresse, dans leur peur, non seulement ils surent faire preuve de dignité, mais ils manifestèrent une autre force, une force nouvelle qui les habitait. Ils n’étaient pas grisés par l’entraînement héroïque au sacrifice de soi, par le tragique aveuglement qui défie la mort. Les récits nous l’attestent : en dépit de tout, nous devons reconnaître, en eux, la joie.
Le pardon fort comme la mort
Quelle joie ? Celle dont vient de nous parler l’Évangile, la joie de Dieu, que les hommes sont invités à partager. La joie du pardon qui est résurrection et vie. Dieu, parfois, accorde cette joie à ses enfants massacrés à cause de Lui. La joie de ceux qui aiment Dieu et leurs frères les hommes plus que leur propre vie. Cette joie est plus puissante que la violence dont ils sont les victimes. Dans ce moment de leur mort, apparaît la puissance de l’amour qui habite leur vie. La puissance de l’amour ouvre les portes du pardon. Car si comme le dit le Cantique des Cantiques (8, 6), l’amour est fort comme la mort, le pardon l’est aussi.En proclamant que ces victimes-là sont des martyrs et donc des saints, l’Eglise nous invite à découvrir comment ils ont vécu leur mort. Dans cet instant ultime, apparaît en eux la force surhumaine qui peut transfigurer la condition des hommes et renverser la fatalité de la violence. Ils se sont avancés comme vers une noce. Non dans la révolte du blasphème, ni dans l’amertume de la haine. Ils ont voulu aller jusqu’au bout, conscients de leurs faiblesses et de leurs péchés, en priant pour leurs frères les hommes, pour ces frères aussi qui, méconnaissables, étaient devenus leurs bourreaux. Ainsi, en ces grands mouvements d’espérance blessée par la violence qui ont transformé notre pays et toute l’Europe, ces martyrs nous font voir le seul fondement possible de la paix. D’avance, au milieu de cette crise, ils ont ouvert pour nous le chemin messianique puisque le Christ nous dit qu’Il est, lui-même, le chemin, la vérité et la vie.
Ce qui échappe au pouvoir des politiques
Cette période fut pour les catholiques et pour bien d’autres croyants le début d’une longue et durable épreuve : persécutions violentes, déni de leurs droits civils. Ces martyrs des premières années n’ont pas apporté les recettes d’un compromis politique ou d’un arrangement. Ils ont apporté infiniment plus. Ils ont d’avance renoué le seul lien de toute société humaine, en partageant la miséricorde qu’ils ont reçue de Dieu.
Peu d’années plus tard, le sens politique de l’empereur Napoléon contribua à réconcilier le clergé et les catholiques dont les divisions coïncidaient avec les déchirements de la nation. Le Pape lui-même y consentit, fidèle à la mission du berger qui va chercher la brebis perdue, du père qui va au devant aussi bien de l’enfant prodigue que du frère aîné. À la fin du XIXe siècle, un autre pape voulut achever la réconciliation des Français en demandant au cardinal Lavigerie d’appeler en son nom les catholiques à se rallier à la République. Et pourtant, une nouvelle vague de mesures anticléricales marqua le début de ce siècle avant que les drames des grandes guerres n’invitent à les reléguer au second plan.
Au regard de ces décisions politiques qui déterminent la vie de l’Église et son rapport à la France, que pèse le sacrifice des martyrs ? Ne furent-ils pas d’inutiles victimes, les dupes de l’histoire dont les cyniques sont toujours prêts à se servir ? Mais les marchandages et les compromis ne peuvent tenir s’il ne sont pas scellés par ce qui échappe au pouvoir des politiques : l’amour fidèle de la vérité, le respect pour tout homme aimé de Dieu, la miséricorde qui nourrit le désintéressement. Grâce à ces martyrs, la mission à laquelle doit répondre l’Église au sein de notre nation apparaît en pleine clarté : partager ce qu’elle reçoit de Dieu, cette puissance d’amour et de pardon qui, je le répète, est le seul lien indestructible de la vie des hommes entre eux. Personne ne peut lui enlever le pouvoir de le faire alors même que le droit d’exister selon sa vocation lui est refusé.
Quelle sainteté, aujourd’hui cachée... ?
Il en va de même entre les nations. Au mois de décembre 1991, à Rome, au Synode des évêques d’Europe, nous avons entendu le témoignage des Églises qui sortaient de la persécution. Les croyants jusque là méprisés et pourchassés ont apporté à leurs nations, sans vouloir en tirer de profit politique, l’irremplaçable sel de la terre, la seule flamme que l’on ne peut cacher ni éteindre. Dans cette Europe, si des peuples anciennement ennemis se sont aujourd’hui réconciliés, ils ne le doivent pas seulement à la sagesse et au réalisme des politiques, mais à cette force secrète qui échappe aux politiques : l’amour de la vérité et de la liberté, le respect absolu des autres êtres humains, la puissance de pardon que Dieu répand dans le cœur de ses fidèles. Les hommes d’Etat qui réconcilièrent la France et l’Allemagne, la Pologne et l’Allemagne, et demain la nation polonaise et la nation russe, se fondent, le sachant ou non, sur l’amour capable de guérir toute les blessures.
Quelle sainteté, aujourd’hui cachée par l’ampleur du mal, inspirera bientôt la miséricorde, la compassion et la volonté de compromis nécessaires pour ramener la paix entre les nations de l’ancienne Yougoslavie ! Quelle force spirituelle faudra-t-il pour que cesse enfin l’inexpiable guerre qui déchire l’Irlande ! Ne pensons pas que l’Église en ce domaine politique agisse comme une puissance politique. Elle doit être le témoin fidèle de l’amour qui la fait vivre. Cet amour qui est nourri par la vérité est le vrai moteur de l’histoire. Voilà ce que nous rappellent ces martyrs. Leur offrande est comme le grain enfoui dans l’existence des peuples. Il porte une surabondante moisson pour notre pays, pour l’Europe et aussi, bien au-delà, pour notre commune responsabilité à l’égard du reste du monde. Mais où donc est cet amour, si nous n’en vivons pas ? Où donc est cet amour, si vous aussi vous ne commencez pas d’aimer.
Jean-Marie Cardinal Lustiger,
archevêque de Paris
Source : Paris Notre-Dame du 17 septembre 1992 in http://institutlustiger.fr