Intervention du cardinal André Vingt-Trois lors d’une conférence-débat avec M. Manuel Valls, ministre de l’Intérieur en charge des cultes, sur le thème « Laïcité, quelle place pour les chrétiens dans le débat public ? »
Collège des Bernardins (Paris 5e) – Vendredi 4 octobre 2013
Dans le cadre du 130e anniversaire du journal La Croix.
Pour amorcer la réflexion qui nous est proposée, il m’a paru utile de préciser ce que je comprends quand j’entends parler ou quand je parle de laïcité. L’usage du mot ne recouvre pas nécessairement toujours la même réalité ni la même intention. Je voudrais donc faire un rapide inventaire de diverses significations possibles, qui délimitent le cadre dans lequel les chrétiens doivent chercher à exprimer leur place dans la société et trouver la manière de s’y exprimer.
Une première lecture évidente, dans une république laïque comme la nôtre, est celle qui concerne l’ordre public dont Monsieur le Ministre assure avec vigilance qu’il doit être respecté, le respect des autres religions, la paix civile. Un deuxième degré est celui d’une laïcité institutionnelle, comme celle qui a résulté chez nous de la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État. Cette loi vise à définir un fonctionnement des organismes d’Etat sans interférence d’aucune religion. Il faut bien être conscient que chez nous, ce courant de la laïcité politique a de profondes racines que l’on aurait tort d’oublier ou de ne percevoir ou d’identifier qu’à partir de 1905. Je n’ose pas remonter jusqu’à l’Évangile et citer « rendez à César.. » ou les positions de saint Paul à l’égard des autorités publiques. Je n’ose pas remonter jusqu’à Philippe Le Bel, mais on trouverait encore sous l’Ancien Régime de beaux exemples d’une laïcité politique. Que l’on cite le cas d’Henri IV ou de Louis XIV par la promulgation puis la révocation de l’Edit de Nantes ! Il s’agissait en l’occurrence d’une décision essentiellement politique qui trouvait une application et une mise en forme à travers une décision qui touchait à la religion.
Nous sommes donc invités à ne pas confondre la laïcité de l’Etat et la laïcité de la société, à moins, ce que j’espère qu’il n’arrive pas, que l’on ait une vision de l’État absorbant toute la réalité sociale et instrumentalisant la religion au service d’une politique. La laïcité, nous le savons, peut avoir deux faces, l’une ouverte et l’autre fermée selon que l’on voit la laïcité comme la condition nécessaire à la liberté de conscience et de religion, et la condition pour éduquer un véritable respect des religions, ou qu’on la voit comme la négation du fait religieux comme réalité sociale. La laïcité du silence sur le fait religieux est, à mon sens, le premier pas vers des fanatismes qui ne sont plus intégrés dans une lecture rationnelle de l’existence. Vincent Peillon dans son étude sur Ferdinand Buisson a montré comment tout un courant philosophique et politique, puisqu’il s’agissait de philosophes qui faisaient de la politique, ce qui montre que Vincent Peillon n’était pas le premier…, pour établir le projet d’une religion laïque. En partant du principe que le sentiment, ou le besoin religieux, était une réalité sociale et que la société ne pouvait pas faire l’économie d’une expression religieuse, il cherchait à établir une religion républicaine - dans le cas de Ferdinand Buisson : socialiste – sans communauté, sans dogme défini. Evidemment nous comprenons que dans cette perspective, il ne s’agit plus d’être neutre face à des religions, mais d’en substituer une à celles qui existent.
Cette approche d’une laïcité religieuse me semble concorder avec des expressions qui supposent une conception très idéaliste ou imaginaire de la liberté, selon laquelle être libre serait être protégé de toute influence. Est-on jamais protégé de toute influence ? L’école républicaine serait le sanctuaire de cette liberté sous vide, dont on nous fait miroiter le mirage, comme si l’école n’appliquait pas une volonté éducative donc une volonté d’influence. Faut-il comprendre qu’il faudrait soustraire l’enfant aux influences de sa famille pour en faire un enfant conforme à une vision étatique de l’homme ?
Une autre question qui surgit s’exprime à travers la volonté, manifeste ici ou là, d’éradiquer ou du moins d’occulter les références d’une tradition judéo-chrétienne pour développer une vision plus neutre et supposée plus universelle. On oublie simplement que cette vision universaliste de l’humanité est précisément un héritage direct du christianisme, et on risque surtout de rejeter les chrétiens vers des positions de minorités culturelles favorables à toutes les séductions nationalistes ou sectaires. Il me paraît plus intelligent de valoriser et de cultiver le dynamisme universaliste de la religion chrétienne qui ne peut qu’aider à briser les particularismes.
Vous aurez compris à travers cette typologie sommaire comment je perçois à la fois la place et l’intervention des religions dans la société, non pas comme une volonté de puissance pour dominer le pouvoir politique, mais comme une capacité de créer des espaces de liberté où s’exprime quelque chose qui définit par son existence même la relativité du pouvoir politique par rapport à la réalité sociale. Si nous n’acceptons pas que le pouvoir politique soit au service d’une société, si nous n’acceptons pas que l’État soit un élément du corps social, nous tombons dans la confusion habituelle entre l’État et la société, nous tombons dans la réduction des corps intermédiaires, nous tombons dans l’ignorance des particularités et paradoxalement cette ignorance des particularités contribue à constituer des particularismes qui risquent à certains moments, dans les cas où les précautions sont les moins fortes, de devenir des sectarismes ou des fanatismes.
Essayer d’ouvrir l’intelligence des jeunes à la réalité religieuse, non seulement de leur propre tradition mais des autres traditions avec lesquelles ils cohabitent, les aider à appliquer les capacités de l’intelligence à la connaissance et à l’analyse de ces traditions, c’est leur permettre d’aborder le champ du religieux, et donc le champ du social, en étant capables de reconnaître la différence, non pas comme une adversité mais comme une composition positive de la richesse de la société. C’est cette œuvre qui peut progresser par la vertu de l’enseignement et de l’école, c’est cette œuvre qui peut développer chez des jeunes l’esprit critique capable de ne pas se laisser instrumentaliser par n’importe quel message.
Voilà ce que je voulais dire en guise d’introduction et je vous remercie de votre attention.
+ André cardinal Vingt-Trois,
archevêque de Paris