Interview du cardinal Jean-Marie Lustiger à propos de l’encylique “Deus caritas est” de Benoît XVI

La Croix – Jeudi 26 janvier 2006

Derrière la simplicité apparente du propos et le sujet familier pour les chrétiens, le cardinal Jean-Marie Lustiger, archevêque émérite de Paris, souligne l’exigence et l’audace de la première encyclique de Benoît XVI.

La première encyclique d’un pape a un poids certain : quel est-il ?

Cardinal Jean-Marie Lustiger : Ce qui est évident en la circonstance, c’est qu’au regard du successeur de Jean-Paul II, ce mystère de la charité, pour parler comme Péguy, est la première urgence de ce nouveau millénaire...

Que veut-il dire ?

Il a sous les yeux l’état de notre civilisation. D’un côté, ce que l’on désigne aujourd’hui par le mot « amour », c’est-à-dire, fondamentalement, le désir, le plus souvent réduit à la sexualité. De l’autre, la solidarité, qui se déploie notamment dans l’action humanitaire. Dans ces deux domaines, si l’on évacue le mystère de Dieu-amour et l’amour chrétien comme force de vie, alors la vie de chaque être humain et la vie des sociétés sont abandonnées à leur dérive, dont on perçoit mieux aujourd’hui les risques et les dangers.

Le passif semble lourd entre l’Église et cette question de l’amour humain...

Le lecteur pourra en effet être surpris de lire dans le texte le mot grec eros, d’où est dérivé le mot érotisme, ainsi que cet autre mot grec, agapè, qui signifie charité et qui en français, désigne un repas fraternel et joyeux. Le pape rappelle l’opposition radicale que l’on a voulu voir entre ces deux formes de l’amour : l’eros, amour possessif qui serait la face païenne de l’amour, et l’agapè, la charité, l’oubli de soi par amour de l’autre, forme spécifiquement chrétienne de l’amour. Cette thèse a été défendue à la suite d’Anders Nygren par un certain nombre d’auteurs qui ne sont pas nommés. L’encyclique surmonte cette opposition. Le pape expose avec précision qu’à l’intérieur du désir humain apparaît la nécessité de son propre dépassement en un amour désintéressé. C’est donc une vision unifiée et optimiste de la condition humaine toute orientée par l’amour dont l’aime son créateur. Et cette vision optimiste culmine dans l’amour où nous fait entrer le Christ, sauveur de l’homme.

Quelle peut être la portée de ce débat ?

Cette puissante méditation nous invite à comprendre sous le jour nouveau de la révélation biblique la dérive mortelle de notre civilisation... Elle bouscule les préjugés régnants et encourage les chrétiens a comprendre la nouveauté de l’expression – déjà employée par deux papes – de « civilisation de l’amour ».

Qui viserait la seconde partie, plus sociale ?

Le pape y trace avec une grande cohérence le chemin intérieur de l’Église au milieu des contraintes de la vie politique, économique et sociale. Il nous invite tous à un effort exigeant pour mesurer la nouveauté et l’originalité sociale de la mission d’aimer comme Dieu nous aime, mission confiée à l’Église. C’est donc en fonction de cette mission propre à l’Église du Christ qu’il situe la responsabilité politique, celle de la vie économique, etc. Ainsi, tout en encourageant la participation des chrétiens et de l’Église à des formes multiples de collaboration au sein de la société civile, il nous rappelle que, loin de nous faire oublier cette mission d’aimer comme le Christ, cette participation exige de notre part un surcroît d’amour. En traçant ce chemin, Benoît XVI ressaisit donc la critique, adressée depuis le XIXe siècle au christianisme, d’être le complice de l’injustice, sous couvert de la charité. Ce que le marxisme a désigné sous le mot d’aliénation.

Benoît XVI indique-t-il une voie nouvelle ?

En évoquant l’évolution de la civilisation au cœur du XXe siècle, il invite surtout les chrétiens à découvrir leur rôle propre et original et sa nécessité pour le bien de l’humanité. Il nous pousse de la sorte à ne pas être paralysés par l’opposition entre le service de l’homme, l’action sociale et l’annonce de l’Évangile. Dans les diocèses et dans les paroisses, nous devrions donc réfléchir au statut que le pape donne à cette action caritative dans la vie ordinaire des communautés chrétiennes, « au même titre que le service de la parole et des sacrements », pour reprendre ses mots.

Quel est, selon vous, le point fort de cette encyclique ?

Il faut prévenir le lecteur. Cette première encyclique de Benoît XVI est courte. Son style est simple en apparence, et le sujet familier à tous les chrétiens. Cependant, son audace et son ambition surprendront. Elle demande donc un vrai travail de réflexion et de prière. Mais l’effort le plus grand demandé par le pape est de comprendre l’unité des deux parties de son message, ainsi que le Christ lui-même le demande lorsqu’il dit que l’amour de Dieu « et » l’amour du prochain se résument en un seul commandement. Benoît XVI ressaisit ces deux réalités de l’intérieur, à la lumière du mystère de l’amour que nous révèle la parole de Dieu.

Recueilli par Jean-Marie Guénois.

Benoît XVI

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